15.
Les apprentissages
Jusqu'à la guerre, les souvenirs de Jacques Chirac
demeurent flous. Quelques images aux contours imprécis de
Clermont-Ferrand, de Neuilly, de Paris, enfin de Parmain, petit
village qui jouxte L'Isle-Adam, où les Chirac habitaient au début
des hostilités. Jacques Chirac a quitté ce village avant l'arrivée
des Allemands pour Sainte-Féréole, en Corrèze, où ses parents
avaient une maison de famille. Après quelques mois passés en
Corrèze, Jacques et sa mère ont rejoint leur père et mari au Rayol
(Var) où s'était replié Henry Potez, son patron. Le président parle
de ces quatre années passées au Rayol comme d'une période bénie de
grande liberté où il vit en rebelle avec les petits
« voyous » du coin, Darius Zunino en tête, donnant ainsi
crédit aux souvenirs de Henry Potez, enregistrés à Vincennes, qui,
on l'a vu, au service historique de Défense, parle du fils de son
principal collaborateur comme d'un « enragé ». Étienne
Gola, maire de la station varoise, avait même botté le cul au futur
hôte de l'Élysée : « Eh bien, il faut dire qu'il l'avait
cherché, le petit Jacques ! Il devait avoir alors un peu plus
de 10 ans. Et c'était pas le matheux, hein ! C'était plutôt un
à tout le temps faire des conneries ! » Jacques Chirac
avait entraîné sa bande de copains dans une opération destinée à
libérer de leurs clapiers des lapins qui s'égaillèrent dans la
propriété de Henry Potez. « Quand Jacques a eu lâché les
lapins, poursuit Gola qui, à l'époque, était régisseur de la
propriété, vous pensez comme j'étais content ! À mon arrivée,
tous les gamins se sont éparpillés. Mais pas lui. Il m'a fait face.
Il m'a défié du regard. Je lui ai dit : “Petit merdeux, tu as
vu ce que tu as fait ?” Il m'a répondu : “Oui, c'est
moi.” Il a pris sur lui la charge de la connerie. Vous voyez,
c'était déjà son côté chef 1 . »
Deux événements liés à la guerre ont profondément
marqué Jacques Chirac durant son séjour au Rayol : le
sabordage de la flotte française à Toulon et, plus tard, sa
rencontre avec le libérateur du Rayol.
Le fils Chirac et Darius Zunino couraient donc
pieds nus dans la montagne, tiraient au lance-pierres sur les
oiseaux, étaient toujours plus ou moins en délicatesse avec les
autorités qui se succédaient : françaises, italiennes puis
allemandes. « Un jour 2 , on était sur une montagne non loin du
Rayol. La vue portait assez loin. Tout à coup, on entend un fracas
épouvantable, on ne sait pas ce que c'est, on voit des lueurs… On
est rentrés, et c'est là qu'on a appris que la flotte française
s'était sabordée. Je me souviens que M. Potez et mon père
étaient très en colère, ils portaient des jugements épouvantables
sur la Marine qui aurait mieux fait de quitter Toulon pour rallier
l'Afrique du Nord et l'Angleterre, ce en quoi ils avaient
parfaitement raison. C'est là que je me rappelle mon père
disant : “De victoire en victoire, les Allemands vont vers
l'effondrement final !” »
La première rencontre de Jacques Chirac avec
l'Histoire a lieu autour du 20 août 1944 dans la villa Casa Rosa.
De là date sa future amitié avec le général Brosset qui commandait
la 1re Division française libre
(DFL) et à qui le général de Lattre avait assigné la mission la
plus rude dans le débarquement de Provence : « Saisir
l'ennemi à la gorge, fixer et maintenir sur place les forces
allemandes qui défendent, face à l'est, le camp retranché de
Toulon ». Voulant pouvoir disposer d'un port pour le 25
septembre, le commandement allié avait fixé le commencement des
opérations de l'armée B à la fin août.
La 1re DFL débarque le
16 août dans la rade de Cavalaire et campe dans une vigne entourée
d'un champ de mines. Le 17 au matin, le regroupement de la division
se poursuit autour de Gassin tandis que les véhicules sont
« déwaterproofés » et que Brosset part reconnaître la
future zone d'action de la division. Le général est convoqué à
Cogolin par de Lattre qui lui confirme sa mission et fixe le début
de l'offensive au 20 août. Dès le 19 au soir, la DFL entre au
contact avec l'ennemi dont les points d'appui sont protégés par de
larges champs de mines et des réseaux de barbelés. Les Allemands
réagissent vigoureusement par des tirs d'armes automatiques et
d'artillerie. L'assaut démarre le 20 août au petit jour, après une
violente préparation d'artillerie. Au soir du 20, le général de
Lattre déclare que « la place est dans la nasse ». Le 24,
le général Brosset, seul en Jeep, traverse la ville de Toulon, mais
la capitulation allemande n'intervient que le 28, après une
dernière intervention de l'aviation.
« Le général Diego Brosset était un homme
tout à fait remarquable, se remémore Jacques Chirac. Il fut l'un
des premiers à arriver au Rayol. Je m'en souviens fort bien, car il
est venu chez nous. Mon père l'accueillit aussitôt en compagnie de
deux ou trois officiers… Comme on m'avait expliqué que les
lieutenants arboraient deux galons, et comme il portait deux
étoiles, je l'ai salué en lui donnant du “Mon lieutenant”… J'ai des
lettres de lui – je ne sais plus où elles sont –, car il m'a
écrit jusqu'à sa mort dans un accident de voiture 3 . Il les signait “Ton lieutenant”.
Choqué par sa mort, j'ai décidé de lui rendre hommage à ma manière.
La Casa Rosa était reliée à la route nationale par un chemin de
terre. J'ai confectionné une pancarte en bois sur laquelle j'ai
écrit à l'encre de Chine : Avenue du
général Brosset, et je l'ai plantée sur le promontoire, à la
jonction de notre chemin et de la nationale. Les gens prirent
l'habitude de voir cette pancarte. Un jour, certains se sont
demandés d'où elle venait, et ils ont interrogé la mairie. Le
conseil municipal n'avait évidemment pris aucune délibération. Le
préfet et le sous-préfet furent tout aussi incapables de dire d'où
provenait cette appellation. Jusqu'au jour où le vieux maire de
l'époque, Étienne Gola, fut à son tour questionné : “C'est le
petit qui a fait cela…”, répondit-il sans barguigner. Il expliqua
qu'il n'y avait eu en effet aucune délibération et que c'était moi
qui avais, de mon propre chef, baptisé le chemin de terre “Avenue
du général Brosset”. Du coup, devenu Premier ministre, j'ai été
invité à inaugurer officiellement l'Avenue du général Brosset en
présence des enfants du général. Ce que j'ai fait 4 . »
Encore rebelle – à son âge et à cette époque, on
disait plutôt « galopin » –, le jeune Chirac (il a
alors 13 ans), revenu en région parisienne, ne veut pas s'encombrer
de chaussures et préfère les joies du lance-pierres à celles de la
plume sergent-major. Il détourne une partie du temps qu'il devrait
passer au lycée Carnot pour aller contempler des statues de Bouddha
au musée Guimet. C'est le temps de l'école buissonnière évoqué au
début du présent ouvrage. À partir de la première, cependant, son
comportement change du tout au tout. Il décide de suivre le cursus
normal du milieu où il évolue, c'est-à-dire de bosser dur et de
passer haut la main ses examens. Apparemment, rien ne le
distinguera plus de ses condisciples de lycée, puis de Sciences-Po,
puis de l'ENA. Pourtant, grâce à une intelligence hors normes, il
continuera, à l'abri des regards, à cultiver son jardin
secret.
Pendant quelques années, il flirtera même avec la
gauche. Malgré les chaussures aux pieds et le costume de l'étudiant
sérieux et appliqué, le rebelle n'est jamais loin. Il pleure à la
mort de Gandhi, s'initie à l'hindouisme, puis au bouddhisme, signe
l'appel de Stockholm, aspire à devenir capitaine au long cours
alors que son père veut qu'il entre à Polytechnique et décide de
l'inscrire à Math sup au lycée Louis le Grand. Durant l'été 1950,
son bac en poche, attendant d'intégrer cette classe de préparation
à Polytechnique, il se fait pilotin sur un vraquier de 5 000
tonnes.
« C'est l'époque où j'avais envie d'être
libre. Je m'étais dit : il faut naviguer, aller là où il y a
de l'espace…
– Ce besoin de liberté, c'était par rapport à
vos parents… ? »
Le président botte en touche sitôt qu'il est
question de ses géniteurs :
« Je vais vous montrer ma première feuille de
paie comme pilotin… Je m'étais dit : il faut faire quelque
chose, ne pas rester inerte, indéfiniment, après le bachot. Alors
je suis parti en douce pour Rouen…
– En douce ?
– Oui. Je n'ai pas avisé ma famille. Je n'ai
prévenu que le lendemain. Je ne peux pas dire que j'aie été
félicité… »
Le copain d'enfance évoqué au chapitre précédent,
Michel Basset, fils de la meilleure amie de sa mère, prétend
5 que ce départ aurait été
organisé d'un bout à l'autre par le père de Jacques Chirac, qui
était un ami du président de l'Union industrielle et
maritime.
Laissons la parole à l'intéressé.
« Je suis parti pour Rouen. J'ai fait les
démarches pour être inscrit maritime afin de pouvoir monter sur un
bateau. Je suis devenu inscrit maritime. Puis je suis allé au Havre
chercher de l'embauche, et là j'ai trouvé un bateau qui s'appelait
Le Capitaine Saint-Martin, qui
appartenait à l'Union industrielle et maritime, alors présidée par
un homme éminent nommé Henri Cangardel. J'ai appris plus tard que
mon père le connaissait très bien. Je me suis embarqué sur ce
bateau qui était un vraquier de 5 000 tonnes en partance pour
Alger où il transportait du charbon, puis se rendait ensuite à
Melilla pour charger la pire cochonnerie qu'on puisse imaginer au
monde : du minerai de fer. Je dis cochonnerie parce que ce
minerai présente beaucoup d'inconvénients. D'abord c'est lourd,
donc le point de sustentation du bateau est très bas et dès qu'il
prend de la gîte, il la garde indéfiniment. En second lieu, ça
génère une poudre rouge qui pénètre partout et qu'il est très
difficile d'enlever. Il faut au moins huit jours pour se nettoyer
complètement. Notamment les cils, les cheveux…
« Avant de monter à bord, je m'étais
dit : “Un marin, ça doit fumer la pipe.” Je me suis donc
acheté une pipe, et comme je n'avais pas d'argent, je me suis
acheté une pipe tout ce qu'il y a d'ordinaire et un paquet de “gros
cul” – ça s'appelait comme ça. Puis me voici monté sur mon bateau.
On faisait les trois huit, on pratiquait ce qu'on appelle la
“couchette chaude”, c'est-à-dire qu'on n'avait qu'une couchette
pour trois, sauf le bosco [capitaine],
naturellement, qui avait sa couchette à lui dans sa petite cabine.
Le bosco était un personnage
extraordinaire qui avait exercé pendant des années dans la marine
marchande et avait franchi je ne sais combien de fois le cap de
Bonne-Espérance. C'était un vrai marin. Il me voit arriver.
J'allume ma pipe. Évidemment, je n'avais pas vogué deux heures dans
le golfe de Gascogne, la pipe et le “gros cul” aidant, que j'ai eu
un sacré mal de mer. Il m'a dit de venir dans sa cabine ; il a
sorti de sous sa couchette trois boîtes de sardines à l'huile et
m'a dit : “Il y a deux choses à faire contre le mal de mer.
Primo, tu vas me jeter cette pipe ! Ça n'a aucun intérêt, ça
ne fera pas de toi un marin, mais ça fera de toi à coup sûr un
malade. Secundo, le seul moyen de lutter contre le mal de mer,
c'est les sardines à l'huile, parce que ça cale l'estomac…” J'ai
mangé ses sardines à l'huile et ça a été radical. J'ai toujours
fait ça depuis : c'est d'une efficacité parfaite.
« J'avais alors 17 ans. Autre point fort de
ce voyage, pendant les deux jours de déchargement à Alger, ce
merveilleux bosco me demanda :
“Est-ce que tu es puceau ?” J'ai répondu oui. “Écoute, il faut
soigner ça, je vais t'aider à régler ce problème.” Il m'a alors
emmené dans la Casbah…
« Ce bosco était
étonnant, il souffrait d'hémorroïdes et, de ce fait, n'était pas
toujours de bonne humeur. Il se campait sur la dunette et
commandait à la voix. Quand on arrivait au Havre, il clamait d'une
voix de stentor : “Hop là ! Holà ! Ça va aller” – et
on allait généralement taper contre le quai…
« Un jour, je vois une haute silhouette se
dessiner sur le quai et je me dis : “Voilà les emmerdements
qui commencent.” C'était mon père qui me dit : “Allez, assez
rigolé. On rentre !” Ç'a été rude, mais il n'y avait pas place
pour la discussion. Donc, retour sur Paris en ayant miraculeusement
évité le coup de pied aux fesses. [Long silence.]
– Vous avez toujours éprouvé ce besoin
d'espace ?
– Ah oui, j'aime bien l'espace !
– Votre passion pour l'art a donc été une
façon de voyager dans le temps et dans l'espace…
– C'est vrai… »
Sur le chemin du retour, Jacques Chirac informe
son père qu'il souhaiterait arrêter ses études et devenir capitaine
au long cours, mais il se plie à l'injonction paternelle de
préparer Math sup tout en traduisant Pouchkine, en dévorant des
livres consacrés à l'Asie, en visitant les musées, les antiquaires,
en s'emballant pour les idées de gauche, toutes attitudes qui
n'emballaient pas, elles, tant s'en faut, le directeur de la
société Potez.
« Au départ, quand j'étais jeune, j'étais
plutôt porté vers la gauche. J'étais même plutôt attiré par le
communisme. Contrairement à ce qui a été dit, je n'ai jamais adhéré
au parti communiste, mais je me rendais régulièrement aux réunions
qu'organisait la section communiste du VIe arrondissement, tout près de la place
Saint-Sulpice… J'étais là en observateur, je n'ai jamais adhéré. La
seule action militante que j'aie faite a consisté à vendre quelque
temps L'Humanité-Dimanche sur la place
Saint-Sulpice, juste devant l'église, là où je me suis illustré
ensuite à faire signer l'Appel de Stockholm. On nous faisait
crier : “Demandez, lisez L'Humanité-Dimanche, l'organe du Parti communiste
français !” Puis j'ai mal supporté les contraintes : on
nous serinait ce qu'il fallait penser sur tous les sujets, ça n'a
donc pas duré et j'ai pris mes distances… C'était à la fin du
lycée. Je m'étais laissé tenter par des idées
généreuses… »
Jacques Chirac n'entre pas à Polytechnique, mais à
Sciences-Po. Ses parents en sont finalement satisfaits, d'autant
plus qu'il fréquente une jeune fille bien sous tous rapports,
Bernadette Chodron de Courcel. Il devient l'ami de Michel Rocard
qui l'entraîne à des réunions du Centre d'études politiques et
sociales (dans la mouvance SFIO), créé par lui.
« J'étais alors très ami avec Rocard qui m'a
dit : “Viens donc au Parti socialiste.” Je n'y ai non plus
jamais adhéré. »
Dans une interview accordée en 1972 6 , il a précisé : « J'ai
flirté avec les socialistes… Je les trouvais trop conservateurs,
trop à droite. Je n'y suis resté que quelques mois, puis je suis
parti. Il n'y avait alors ni PSU, ni maoïstes, ni gauchistes. Alors
je suis allé voir pendant quelques mois ce qui se passait du côté
du PC, mais je n'ai jamais milité dans leurs rangs. »
À la fin de la première année de Sciences-Po, au
cours des grandes vacances de 1953, il fait un nouveau pied de nez
à ses parents : on l'a vu, ébloui par la belle Florence et sa
Cadillac convertible, il se fiance aux États-Unis, alors qu'il est
déjà engagé auprès de Bernadette, et, par courrier, fait part de la
bonne nouvelle à Paris.
Bernadette Chirac se souvient de l'été américain
de son fiancé : « Là-bas, il rencontre une jeune fille
“ravissante” – à ce qu'il dit, je n'en ai vu que des photos. Elle
l'appelait Honey child. Bref, le voici
qui écrit des États-Unis à ma belle-mère (j'ai gardé ses cartes
postales) : “Je suis fiancé !” Cette Américaine au volant
de magnifiques voitures décapotables lui avait tapé dans l'œil. Ma
belle-mère m'a téléphoné chez mes parents : “Mademoiselle,
vous ne voudriez pas venir prendre une tasse de thé avec moi, car
je suis très inquiète pour mon fils…” J'y suis allée. “C'est
épouvantable ! Il faut que vous m'aidiez : je ne veux pas
d'une belle-fille américaine qui roule en
décapotable !” »
La riposte des parents a été efficace :
« Ça a chauffé. Je me suis défiancé », conclut sobrement
le président, peu prolixe sur son aventure sentimentale
américaine.
L'échappée a été de courte durée. À son retour des
États-Unis, Jacques Chirac décide de se fiancer avec Bernadette
Chodron de Courcel et reprend avec brio ses études à Sciences-Po.
Il est sur les rails. Ce parcours classique ne mérite pas grande
attention, car il ne révèle rien sur le « mystère
Chirac ». En juin 1954, il est reçu 3e de sa promotion, avec mention « Bien »,
et peut continuer à envisager d'être haut fonctionnaire. Il part en
vacances en Scandinavie avec un ami et trouve sans doute à son goût
la Suède et les Suédoises. À son retour, aidé par sa fiancée et
protégé par sa mère, il prépare le concours d'entrée à l'ENA, le
passe, et, sans attendre de connaître les résultats, part seul aux
États-Unis où il va préparer un numéro spécial sur le port de La
Nouvelle-Orléans pour la revue L'Import-Export
français 7 . C'est le père de Jacques qui a trouvé ce
job pour le compte d'un périodique proche de Marcel Bloch, devenu
après la guerre Marcel Dassault. « J'ai été moi aussi
journaliste », me dit-il en me tendant des photocopies de ce
numéro où apparaît sa signature. En novembre, Marie-Louise
téléphone à son fils pour lui annoncer la bonne nouvelle : il
est reçu à l'écrit de l'ENA. Quelques semaines plus tard, il passe
le grand oral devant une dizaine de personnalités. Il a contracté
ce jour-là une bonne grippe. Louis Joxe lui pose la dernière
question.
« On se réfère beaucoup à la philosophie de
ce médecin de l'Antiquité…, vous voyez qui je veux dire, monsieur
Chirac ?
– Oui, monsieur le président, vous voulez
parler d'Hypocrite ? »
La salle s'est esclaffée mais Jacques Chirac n'en
a pas moins été admis à l'ENA. Sa carrière semble désormais toute
tracée 8 . Mais, avant d'entrer à l'École, il doit
encore faire son service militaire.
Jacques Chirac : « À l'époque, les
élèves de l'ENA étaient dispensés de faire leurs six mois de
classes. J'ai d'abord été affecté dans la Marine. Je reconnais que
j'ai le mal de mer, mais ce n'est pas la raison majeure pour
laquelle je ne voulais pas être incorporé dans la Marine. Je
voulais aller en Algérie, et pas me planquer. Question de
principe ! Dès réception de ma feuille de route, j'ai donc
décidé de tout faire pour changer d'affectation. Mais je ne
connaissais personne. Je ne sais plus par quel biais, j'ai pu quand
même obtenir un rendez-vous au ministère de la Défense avec le
capitaine de Saint-Victor : “Pourquoi veux-tu changer
d'affectation ? m'a-t-il demandé. – Je ne veux pas être
un planqué. Je veux partir en Algérie…” Il a très aimablement fait
le nécessaire. Du coup, quand ma convocation dans la Marine a été
annulée, j'ai été convoqué à l'école de Cavalerie de Saumur.
« J'ai donc dû y faire normalement mes six
mois d'instruction. J'avais pour chef de peloton un lieutenant qui
s'appelait de Villèle. J'étais sérieux et j'ai fait sérieusement
mon apprentissage. J'ai passé les examens. Le rang de sortie était
important, car il permettait de choisir son affectation en fonction
de son classement.
« Lors de l'annonce des résultats, le colonel
Rouvillois, commandant en second de Saumur, a dit : “Je ne
citerai pas le nom du premier, je passe au second…” Il arrive au
cinquantième, au soixantième, je ne me souviens plus au
juste : je n'avais toujours pas été cité… Puis le lieutenant
de Villèle a réuni le peloton et prononcé une phrase dont je
garderai toujours souvenir : “Nous avons nourri une vipère
dans notre sein…” La vipère, c'était moi. “Chirac a été déclassé,
il sera donc affecté comme maréchal des logis…
– Pourquoi ? – C'est comme ça. C'est la Sécurité
militaire…”
« J'étais quand même emmerdé. Je ne savais
pas d'où ça venait. Le colonel Rouvillois m'a gentiment accordé 24
ou 48 heures de permission pour me rendre à Paris et essayer de me
démerder.
« J'étais marié. Un oncle de ma femme,
Geoffroy de Courcel, était secrétaire général de l'Élysée,
Compagnon de la Libération : un homme tout à fait convenable.
Je lui demande rendez-vous, espérant qu'il pourra faire quelque
chose, ou à tout le moins m'expliquer de quoi il retourne. Je vais
le trouver et il me dit d'une voix très, très froide : “Il y a
sur vous un rapport de la Sécurité militaire…” C'est tout juste
s'il ne m'a pas dit : “Je regrette que vous ayez épousé ma
nièce…”, en tout cas il a dû le penser. Il a ajouté : “Je ne
peux rien faire pour vous. C'est comme ça.”
« Je suis ressorti. Je ne comprenais toujours
pas d'où ça venait. Je me suis alors tourné vers un de mes vieux
maîtres, le professeur Chardonnet, qui avait été mon maître à
Sciences-Po, un homme éminent. Il me dit qu'il allait se
renseigner.
– C'est parce que vous aviez signé l'appel de
Stockholm ?
– Chardonnet était un ami du général Kœnig,
ministre de la Défense. Il lui a exposé mon cas. Kœnig m'a convoqué
et m'a demandé ce que j'avais fait. Je le lui ai expliqué, ajoutant
que je n'avais tué personne. “Je vais te régler ton affaire”, m'a
dit Kœnig en présence de Chardonnet.
« Deux heures après, Saumur recevait des
instructions pour restituer son rang et ses prérogatives à l'EOR
Chirac. Je suis rentré à Saumur et, de fait, l'affaire était
réglée. »
Son dossier militaire corrige quelque peu
l'histoire telle que l'a racontée depuis toujours le
président : il n'a pas terminé major de sa promotion de
l'école d'EOR de Saumur, mais 8e sur
118. Il n'est pas indifférent de souligner qu'à chaque fois que je
lui ai signalé une certaine distorsion entre sa version et la
réalité, il l'a admise avec grande décontraction, assortie d'un
commentaire sur la faiblesse de sa mémoire. S'il n'est pas sorti
premier de Saumur, ses appréciations sont néanmoins fort bonnes. Il
est catalogué comme un « esprit ouvert, intelligent, instruit,
bien élevé, d'une présentation et d'une correction parfaites. Voit
juste sur le terrain, réagit vite. Commande avec précision. A
beaucoup travaillé et a facilement assimilé le cours technique.
Semble devoir être un bon chef de peloton ».
Promu sous-lieutenant au début novembre 1955, il
est affecté en Allemagne, à Lachen, comme « popotier ».
Ses fonctions comprenaient notamment l'annonce, dans le mess, du
menu de chaque repas, laquelle se terminait par la formule
rituelle : « À nos femmes, à nos chevaux et à ceux qui
les montent ! Par saint Georges, vive la Cavalerie 9 ! »
Alors que son escadron doit partir pour l'Algérie,
il est affecté à Berlin pour y servir d'interprète
anglais-français-russe. Il est effondré. Avec un incroyable culot,
il va bousculer la machine bureaucratique des armées et même
risquer d'être porté déserteur : mais il tient à aller en
Algérie. Il estime simplement que, pour lui qui s'apprête à servir
la France, sa place est là-bas, non dans les bureaux. Il y a encore
de l'anticonformisme dans cette décision. Toujours est-il qu'il est
le seul de sa promotion à choisir une telle voie.
Jacques Chirac explique a
posteriori les raisons d'un tel choix : « J'aurais
très bien pu me dispenser d'aller servir en Algérie, du fait que
j'étais à l'ENA. Je suis parti comme volontaire. Je ne me suis même
pas posé la question de la légitimité de la guerre d'Algérie. Enfin
si, je me la suis posée, mais je n'ai pas éprouvé pour autant la
moindre hésitation : je suis parti dans les djebels… Puisque
la France avait décidé – à tort ou à raison – que l'Algérie devait
rester française, eh bien, j'apporterais ma contribution :
c'était un choix fondamental… » Faire son service dans un
ministère en pleine guerre d'Algérie, comme on le lui proposait,
aurait été « le comble de l'abomination ».
Cinq jours après que l'Assemblée nationale accorde
les « pouvoirs spéciaux » à Guy Mollet pour conserver
l'Algérie à la France, et avant de franchir la Méditerranée,
Jacques Chirac se marie en coup de vent, à Paris, en la basilique
Sainte-Clotilde…
Il intègre le 6e
régiment des chasseurs d'Afrique le 1er avril 1956 et arrive à Oran le 13. Ses
quatorze mois passés en Algérie constituent assurément un des
éléments constitutifs de sa personnalité. Il a aimé commander,
évoluer au milieu de ses hommes, partager leurs peurs, affronter
l'ennemi, protéger la population autochtone… Il a été chef comme
jamais.
Vingt-deux ans plus tard, il déclarera à
Paris Match : « Pour moi, et
contrairement à ce que l'on a pu penser, ce fut un moment de très
grande liberté, probablement un des seuls moments où j'ai eu le
sentiment d'avoir une influence réelle sur le cours des
choses […]. Parce qu'il y allait de la vie d'hommes que
j'avais sous mes ordres […], c'est le seul moment où j'ai eu
vraiment le sentiment de commander. »
Précisons néanmoins que Jacques Chirac a prononcé
ces mots longtemps avant d'accéder à la présidence. Aujourd'hui,
chef des armées, il accepte non sans plaisir de reparler de cette
période et de son engagement Algérie Française.
« Je ne connaissais pas l'Algérie ;
j'étais “Algérie française” et le restais spontanément… Néanmoins,
j'ai beaucoup crapahuté, et quelque chose me frappait, me
froissait. Je me disais : “Ces gens, on leur fout le pied au
cul sans beaucoup de discernement.” Ça n'allait pas beaucoup plus
loin, cela ne remettait pas en cause mes convictions. Mais je
n'étais pas tout à fait à l'aise à la vue des traitements qu'on
faisait subir à ces Algériens… C'était un sentiment diffus… Je n'en
tirais pas de conséquences. »
Le président reviendra sur le sujet en évoquant sa
visite triomphale en Algérie, au début mars 2003, quand il restitua
au président Bouteflika le sceau que le Dey avait remis au maréchal
de Bourmont, le 5 juillet 1830, lors de la prise d'Alger :
« Bouteflika est un personnage complexe, mais je l'aime bien.
Il déteste cette période coloniale, mais ne me le dit pas trop, car
il est poli. C'est un sujet que nous avons en général esquivé.
C'est lui qui m'a cité un livre écrit en arabe par un ancien chef
de la wilaya de l'Oranie, qui me consacrait quelques pages :
“Il y avait dans la wilaya une unité qui était commandée par un
dénommé Chirac, et je tiens à faire l'éloge de cet officier
français… parce qu'il a toujours été d'une totale correction avec
les gens de la wilaya. Il n'y a jamais eu un problème.”
« C'est vrai, commente le président. J'avais
un nerf de bœuf, et au moindre manquement de mes hommes –
j'entends : quand l'un d'eux voulait forcer la porte des
maisons quand ce n'était pas nécessaire, mettre la mains aux fesses
des filles, enfin, vous voyez le genre… – je m'en
servais. »
Jacques Chirac raconte que, lors de sa visite
officielle en Algérie, Bouteflika organisa une grande réception
réunissant beaucoup de gens qui avaient combattu la France. Il lui
présenta une femme qui avait fait sauter un café français à Alger,
puis l'ancien chef de wilaya qui lui avait consacré quelques
pages : « Tous deux sont montés sur scène et me sont
tombés dans les bras. Cela ne m'a pas choqué, et je les ai
embrassés de bon cœur. »
Les Archives militaires ont gardé trace du
principal fait d'armes du sous-lieutenant Chirac. Le 4 mai 1957, il
a en effet été cité à l'ordre de la division par le général de
division Pédron, commandant le Corps d'armée d'Oran, pour le motif
suivant : « Jeune chef de peloton qui, depuis huit mois,
a participé à toutes les opérations de son escadron. Le
12 janvier 1957, à El Krarba (Beni Ouarsous), alors qu'un
élément ami venait d'être pris à partie par une bande rebelle, a
entraîné son peloton, malgré un feu de l'adversaire, et a mené
l'assaut à la tête de ses hommes. Son action a permis l'évacuation
de blessés et la récupération d'armes et de matériels. »
Cette citation lui a valu l'attribution de la
croix de la Valeur militaire avec étoile d'argent.
Son chef d'escadron l'a catalogué « officier
de premier ordre […], apte à commander un peloton en toutes
circonstances, aussi bien blindé (Patton) qu'à pied […]. A
fait preuve en opérations des plus belles qualités
guerrières […]. À suivre et à pousser. » Et Jacques
Chirac a donc poursuivi sa progression comme officier de
réserve : lieutenant fin 1957, capitaine fin 1966, chef
d'escadron début octobre 1974, lieutenant-colonel début octobre
1983, colonel début octobre 1992, radié des cadres de réserve le 12
mai 1993.
« La seule carrière que j'aie réellement
envisagée de faire en dehors de la politique, c'est la carrière
militaire. » Rentré en France, il donne en effet sa démission
de l'ENA pour rempiler, mais cette démission est refusée par le
directeur et il se soumet. Mais il gardera toujours au cœur la
nostalgie de son épopée guerrière.
Il va s'ennuyer ferme pendant deux ans, le temps
de terminer l'ENA. Il n'y est pas très aimé, car il ne se mêle
guère aux autres, émet des jugements tranchés, plaît beaucoup trop
aux filles. Malgré un parcours apparemment linéaire, l'apprenti
haut fonctionnaire, infatigable bosseur, capable d'assimiler les
dossiers à une vitesse vertigineuse, frôle toujours la « ligne
jaune ». Un exemple parmi d'autres : devenu maître de
conférences à Sciences-Po en même temps qu'il suit les cours de
l'ENA, il demande à un élève de commenter cette phrase :
« Guy Mollet est un mouvement alternatif du mollet droit et du
mollet gauche qui permet de dire que le socialisme est en
marche. » Cela fait scandale. « Je me suis fait
engueuler. Ils ont failli me virer alors que j'avais dit ça
gentiment », se souvient le président dans un grand éclat de
rire.
Bernard Stasi dit de lui qu'il est « à la
fois polar et à part ». Non seulement il travaille beaucoup,
mais il continue parallèlement à faire son « école
buissonnière ». Personne, hormis sa femme, n'est au courant de
ses passions asiatiques et autres…
En juin 1959, il est reçu 16e de la promotion Vauban. Il repart en Algérie,
cette fois avec femme et enfant, en « renfort
administratif ». Il aurait pu s'en dispenser, ayant déjà fait
là-bas son service militaire, mais il n'y a pas songé une seconde.
Pour lui, servir la France, c'est alors servir en Algérie.
Il se retrouve directeur de cabinet du directeur
général de l'Agriculture. Est déchiré par le mouvement des
Barricades, le 24 janvier 1960. C'est la débandade au Gouvernement
général : la plupart des directeurs optent pour le général
Challe. Chirac hésite avant de signer une pétition de soutien au
général de Gaulle lancée par ses copains de la promotion
Vauban : « Nous avons décidé à l'unanimité d'être loyaux
envers le général de Gaulle, y compris moi qui étais l'un des plus
“Algérie française”. »
Et de me raconter de façon un peu filandreuse
comment, à partir de là, il a essayé de comprendre le « père
de Gaulle », indépendamment de ce que le Général avait réussi
pendant la guerre. « Il a eu le culot de dire :
premièrement, que l'Algérie n'était pas française, qu'il fallait en
tirer les conséquences et lui accorder l'indépendance ; et
deuxièmement, que c'était l'intérêt de la France, car la France ne
pouvait se permettre de traîner un tel boulet. Que c'était à la
fois contraire au génie de la France et tout à fait contraire aux
intérêts de la France… Je me suis dit à ce moment-là : “ce
type”, si je peux me permettre, il a un vrai sens de la France. Il
a à l'évidence compris que l'intérêt de la France était qu'on rende
son indépendance à l'Algérie, moralement, politiquement,
matériellement et financièrement. C'est comme ça que je suis devenu
gaulliste. Le personnage était porteur d' une certaine idée de la
France, de ses intérêts et de sa vocation. »
Jacques Chirac entre à la Cour des comptes en
1960, tout en continuant à enseigner comme maître de conférences à
Sciences-Po. Il mène également une mission totalement en adéquation
avec sa passion pour l'art et avec son cursus « école
buissonnière » : il travaille avec le professeur André
Chastel à lancer ce qui deviendra une des grandes œuvres d'André
Malraux, l'Inventaire général 10 .
Il intègre le Secrétariat général du gouvernement
comme chargé de mission, puis, rapidement, entre au cabinet de
Georges Pompidou à Matignon à l'occasion de la formation de son
deuxième gouvernement. « Conformément aux habitudes des
membres des cabinets, tous se sont rués pour s'arroger les bureaux
dégueulasses, exigus, mal foutus, mais situés tout près du Premier
ministre, c'est-à-dire à l'Hôtel Matignon même, alors que moi je me
suis dit qu'il valait mieux être éloigné de l'autorité : on
risque moins… Et voilà comment on m'a assigné le bureau de Bujard
11 , l'homme qui m'avait
recruté quelques mois plus tôt. Je me suis installé dans ce superbe
bureau. J'y étais comme un prince. »
François-Xavier Ortoli, directeur de cabinet du
Premier ministre, présente Jacques Chirac à Georges Pompidou.
L'actuel président se souvient : « J'entre quand on me
dit d'entrer. Je vois Pompidou qui était en train de signer du
courrier. Je me tiens devant son bureau. Il ne disait rien, mais
continuait à signer. J'étais un peu anxieux. Jeune fonctionnaire,
je ne savais trop ce qu'il convenait de faire ou de dire. Au bout
d'un moment qui m'a paru très long, Ortoli a dit : “Monsieur
le Premier ministre, je voulais simplement vous présenter Chirac
qui va entrer à votre cabinet et qui vient de la Cour des comptes.”
Pompidou ne dit toujours rien, me regarde à peine. Je ne dis rien
non plus, et Ortoli, ne sachant plus très bien quoi ajouter ni que
faire, lance : “Il est très bon !” Pompidou a alors
relevé la tête : “J'espère bien, parce que je pense que s'il
n'était pas bon, vous ne l'auriez pas fait venir !” Puis
Pompidou s'est replongé dans ses parapheurs. Ortoli m'a fait signe
et nous sommes ressortis. Tel fut mon premier contact avec
Pompidou… »
Les biographies et articles consacrés à Jacques
Chirac mettent tous l'accent sur sa boulimie de travail quand il
s'attelle aux dossiers qui lui ont été attribués :
construction, travaux publics, transports. On le surnomme
« Bulldozer ». Il s'intéresse particulièrement au
transport aérien et renoue avec Marcel Dassault qui va jouer un
rôle déterminant dans sa carrière 12 . Chirac ambitionne de devenir directeur
général à l'Aviation civile, poste que lui promet Georges Pompidou
au milieu des années 60, malgré son jeune âge. Mais le Premier
ministre, qui a remarqué ce jeune serviteur fidèle et compétent,
nourrit de plus hautes ambitions pour lui.
Le président raconte : « Un jour, il me
convoque et me dit : “Chirac, je vais vous donner une
circonscription, vous allez être candidat…” La vérité est que je
suis tombé du ciel dans la mesure où ça n'était pas du tout mon
ambition, je n'y avais jamais songé. C'est Pompidou qui m'a
instillé d'un coup cette idée. Contrairement à ce qu'on a beaucoup
écrit, Pierre Juillet n'a été pour rien dans cette décision du
Premier ministre.
« Je lui dis : “Très bien.” Je ne sais
trop ce qui s'est passé à ce moment-là, mais notre conversation a
été interrompue et il m'a dit de revenir lui en parler. Quelque
temps plus tard, la conversation a été reprise : “Chirac, vous
allez vous présenter dans la région parisienne…” J'ai encore cette
conversation dans l'oreille. Je lui réponds : “Ça, monsieur le
Premier ministre, c'est hors de question. Je veux bien me
présenter, mais si je me présente quelque part, ce sera chez moi,
en Corrèze, et nulle part ailleurs !” Connaissant bien sa
carte électorale, il m'objecte : “En Corrèze, ce n'est pas
possible. Il y a trois circonscriptions : Brive, c'est
Charbonnel ; Tulle, c'est imprenable ; et la troisième,
Ussel, est communiste. Il est donc hors de question que vous vous
présentiez en Corrèze. – Écoutez, monsieur le Premier
ministre, je suis d'un naturel obéissant, mais je me présenterai en
Corrèze ou je ne me présenterai pas. Et je prendrai Ussel…” Je ne
concevais pas de me présenter ailleurs que là où j'avais une
attache avec la terre et avec les hommes. C'est quelque chose de
charnel. Pompidou n'était pas content… »
Jacques Chirac avait déjà un pied en
Corrèze : le maire de Sainte-Féréole l'avait fait élire à son
conseil municipal. À partir de juin 1966, il va donc se rendre
là-bas toutes les semaines, sillonner les routes de la
circonscription, mettre les maires dans sa poche, se familiariser
avec les problèmes, écouter, promettre beaucoup, et, de retour à
Paris, harceler l'administration grâce à sa position à Matignon. Il
séduit les édiles de cette terre radicale-socialiste. Charles
Spinasse, maire d'Égletons, ancien ministre de l'Économie du Front
populaire, que louait son grand-père dans les colonnes de
La Dépêche, le prend sous son aile et
dit de lui : « Il est socialiste, ça ne fait pas de
doute. Il aurait certainement appartenu au Front
populaire ! » – ce à quoi Chirac répond :
« Avec des hommes comme Spinasse, certainement 13 . » Grâce à Marcel Dassault, il
a un journal, L'Essor du Limousin, à sa
disposition, et, de surcroît, le soutien total de Georges Pompidou,
ce qui n'est pas rien. Le Premier ministre a même accepté de venir
en Corrèze pour soutenir et vanter son jeune poulain :
« À mon cabinet […], on n'a encore jamais
réussi à trouver quelqu'un qui lui résiste, et la preuve en est
que, malgré un emploi du temps extrêmement chargé, je me trouve
ici, n'ayant pu résister moi non plus. J'espère quand même qu'il ne
me poussera pas trop vite hors du gouvernement, mais, avec une
telle activité, une telle puissance de travail, une telle capacité
de réalisation, on peut tout craindre ! »
Le chef de l'État poursuit la narration des débuts
de sa carrière politique.
« J'ai eu un coup de chance formidable.
J'avais contre moi Robert Mitterrand, un homme sympathique avec qui
j'ai gardé par la suite des relations très cordiales. Il y avait un
accord de désistement entre les socialistes et les communistes,
signé par François Mitterrand, aux termes duquel celui qui était en
tête bénéficiait du désistement du second. Arrive en tête un
dénommé Var, communiste ; en second c'était moi, et en
troisième position Robert Mitterrand. »
La mémoire du président vient encore de lui jouer
un tour. Un raté intéressant, car non seulement il se trompe sur le
nom du candidat communiste, qui ne s'appelait pas Var, mais Emon,
mais surtout parce que celui-ci n'arrive pas en tête du premier
tour, mais en second. Chirac le devance !
À la veille du deuxième tour, Robert Mitterrand
fait une déclaration signifiant que les accords signés par son
frère ne s'appliquent pas à lui : « Je suis le frère de
François Mitterrand, je constitue une exception, et le candidat
communiste sera donc obligé de se désister en ma faveur, bien que
je sois arrivé derrière lui. » Son frère, lui, riposte que
c'est impossible.
« Il a été obligé, le malheureux, de se
désister en faveur du communiste ! Si ce dernier s'était
désisté en faveur de Robert Mitterrand, je n'aurais pas été élu. Si
j'ai été élu, c'est parce que j'étais opposé à un communiste. Sans
compter que Robert Mitterrand n'a pas fait la moindre déclaration
pour faire voter en faveur de ce dernier.
« Nous avions mené une campagne difficile.
Robert Mitterrand était fait pour être candidat en Corrèze comme
moi pour être cardinal. Ingénieur, c'était un bourgeois citadin,
très intelligent, mais les vaches, il ne connaissait pas très bien,
les foirails non plus. La façon dont on tope pour acheter un veau,
c'était pas sa tasse de thé… Dans les réunions, je me montrais
insolent à son égard, je suis bien obligé de le reconnaître, je
l'ai regretté après coup. Je m'adressais à la salle en patois. Le
malheureux… [Gros rires.] C'était d'ailleurs ridicule, car je cause
très mal le patois, mais enfin, ça faisait bon effet… J'ai gardé
ensuite de très amicales relations avec lui, bien qu'il ait été mon
adversaire… »
Le 12 mars 1967, Jacques Chirac est élu député de
Corrèze et change de stature. Le général de Gaulle, qui l'a
remarqué, le reçoit pendant une heure, une dizaine de jours après
son élection. Jacques Foccart, très proche collaborateur du
Général, qui à la fois s'occupe de l'Afrique et a la haute main sur
le SAC (Service d'Action civique), noyau dur des activistes
gaullistes, lui a également trouvé un profil intéressant. Il l'a
même inscrit sur la liste des prochains membres du gouvernement,
et, en face de son nom, Pompidou a écrit : « Je crois que
si l'on prend un élément jeune, c'est celui-ci qu'il faut prendre
14 . »
« Quand j'ai été élu, poursuit l'actuel
président, on n'avait à la Chambre qu'une voix de majorité. J'ai
toujours dit que c'était la mienne, naturellement !
L'inscription au groupe UDR était donc capitale. J'ai reçu un coup
de téléphone m'enjoignant de venir m'inscrire. J'arrive à
l'Assemblée nationale. J'étais attendu avec impatience, comme tous
les élus. Ce sont Marc Jacquet et René Tomasini, qui dirigeaient le
groupe, qui m'ont reçu. “Bravo, Chirac, très bien…” Puis Tomasini
me demande ce que je veux comme commission. Moi qui n'étais pas du
tout familier des milieux politiques, je réponds finement :
“La Commission des finances.” Ils poussent un coup de gueule
épouvantable : “Qu'est-ce que c'est que cette
prétention ? La Commission des finances, on y accède au bout
de dix ans ! Tu te rends compte : moi, par exemple… –
Alors, va te faire foutre ! – Bon, si tu le prends comme
ça…” Je m'étais mis à le tutoyer, moi aussi. “Si tu le prends comme
ça, va te faire foutre, toi aussi : mets-moi où tu veux, je
m'en contrefous…” Et je suis parti en claquant la porte.
« Je me suis retrouvé dans je ne sais plus
quelle commission : en fait, je n'ai pas eu le temps d'en
profiter… »
Le 7 mai, Chirac arrive à l'hôtel Matignon et
croise Pompidou qui en sort. Le Premier ministre interpelle le tout
nouveau député de Corrèze : « Chirac, je viens de voir le
Général et nous avons décidé de vous confier un
strapontin… »
Le président : « J'étais un peu sidéré.
Je le remercie. Il précise : “…secrétaire d'État à l'Emploi.”
Ça n'existait pas. C'était la première fois qu'un secrétariat
d'État à l'Emploi voyait le jour. J'étais le dernier sur la liste
protocolaire. Pompidou ajoute : “Je vais vous dire deux
choses. La première : ne vous prenez pas pour un ministre. La
deuxième : sachez que l'emploi sera un problème majeur dans
notre pays, parce que jamais les Français ne toléreront qu'on
franchisse la barre des 300 000 chômeurs”. Il faut que vous
sachiez qu'à l'époque, m'explique aujourd'hui l'hôte de l'Élysée,
il y avait eu une violente campagne, les communistes prétendant
qu'on avait, dans le cadre de la préparation du Plan, prévu qu'il y
aurait 400 000 chômeurs, alors qu'on en comptait alors un peu
moins de 300 000… »
Le président se souvient de la réaction de son
beau-père à l'annonce de sa nomination au gouvernement :
« Jacques, qu'est-ce que c'est que cette instabilité ?
Vous étiez à la Cour des comptes, vous avez été candidat à la
députation. Vous avez été élu. Après ça, voici que vous
démissionnez… »
« Mon pauvre beau-père, ça le
dépassait ! Brave homme, au demeurant… Nommé secrétaire d'État
à l'Emploi, cela ne m'a pas empêché de faire des choses sérieuses
dans ma circonscription. Je m'y suis déployé. J'y suis allé toutes
les semaines. Le vendredi soir, je prenais le train qui me
conduisait à 4 heures 30 du matin à Ussel, et je rentrais le lundi
matin. Je n'ai pas passé une semaine sans me rendre les samedi et
dimanche dans ma circonscription. C'est une question d'honnêteté,
quand on a été élu, mais c'est aussi le seul moyen de connaître la
France. Le seul moyen, c'est d'avoir un vrai contact avec les gens.
Et ce contact ne consiste pas seulement à aller s'y baguenauder de
temps à autre, il faut le cultiver en permanence, sur le moyen et
le long terme… »
Je lis au président un passage de sa plume dans
La Lueur de l'espérance :
« Homme politique par vocation ? Je doute. Il m'arrive
souvent de penser que ma vie serait plus heureuse dans un champ
d'action mieux délimité qui me laisserait, la tâche finie, un temps
vraiment libre, sans obligations diffuses ni soucis
permanents. »
« Bien sûr, réagit-il, ce sont là des choses
qu'on dit spontanément sans trop les penser…
– À partir du moment où avez été élu député,
la passion de la politique ne vous a plus lâché ?
– Absolument.
– Mais vous regardiez vers où et jusqu'où
vouliez-vous aller ? Quelle était au juste votre
ambition ? À partir de quand avez-vous visé la
présidence ? »
Il réfléchit longuement, va pour me répondre, puis
se ravise :
« C'est bien difficile de répondre à cette
question… »
Nouveau silence.
Un autre jour que je lui redemande à partir de
quel moment il a nourri les plus hautes ambitions, il me répond à
côté :
« J'ai toujours beaucoup travaillé…
– Cela fait longtemps que vous travaillez
sept jours sur sept…
– C'est sûr. Grosso
modo douze heures par jour.
– Donc, à partir de quand ?…
– Difficile à dire. (Très longue hésitation.)
Je vais vous étonner : je n'ai jamais visé une telle
promotion, mais j'ai probablement fait tout ce qu'il fallait faire
pour qu'elle ait lieu. Je ne me suis jamais dit : Je vais être
Premier ministre, ou ministre de ceci ou de cela. Je n'ai jamais
demandé quoi que ce soit. »
La connaissance de l'action qu'il a menée pendant
douze mois rue de Tilsitt, où il a décidé d'installer les bureaux
de son secrétariat à l'Emploi, est essentielle pour comprendre son
« tropisme de gauche ». Surtout pour comprendre que son
programme présidentiel de 1995 visant à réduire la « fracture
sociale » n'était pas un attrape-nigauds conçu par des
conseillers en communication, mais recouvrait des idées qu'il avait
déjà mises en pratique en 1967-68, puis, ainsi que nous le verrons,
en 1974-76, quand il aura été pour la première fois nommé à
Matignon.
Chirac est le premier à procéder à ce qu'on
appellera plus tard le « traitement social du chômage ».
Il institue ce qu'il désignera lui-même comme le « meilleur
système de protection de tous les pays capitalistes et
socialistes ». Il crée en effet la garantie de ressources pour
tous les travailleurs sans emploi et généralise le régime des aides
complémentaires. L'UNEDIC est invitée à relever le taux des
allocations de 35 à 40 % du salaire de référence pendant les
trois premiers mois de chômage. Il crée également l'Agence
nationale pour l'emploi (ANPE), et fixe un taux minimum pour
l'indemnité de licenciement. Il élabore cet important train de
réformes dans un rapport étroit avec les leaders syndicaux.
Survient Mai 1968. Historiens et journalistes
reconnaissent tous – ce qui est rare, concernant Jacques Chirac –
qu'il a joué un rôle décisif dans la sortie de la crise sociale en
tenant lieu de « mécanicien » à Pompidou dans la
négociation et la conclusion des accords de Grenelle.
« Vous avez joué un rôle très important en
Mai 1968… »
Comme à son habitude, le président conteste la
prééminence de son rôle et minimise son action en affirmant que
tout cela était dû « au hasard ».
« En tant que secrétaire d'État à l'Emploi,
j'avais noué des relations amicales avec les syndicats…
– Vous aviez reçu pour instruction de nouer
ces liens avec les syndicats ?
– Absolument. Mais je n'avais pas eu besoin
de me forcer. Il y avait Georges Séguy à la CGT ; il y avait
mon ami André Bergeron, avec qui j'étais très lié, à FO ; et
Eugène Descamps à la CFDT. Surtout, il y avait au CNPF un homme
important, François Ceyrac, un ami intime de ma famille. Il était
en charge des questions économiques au CNPF et exerçait déjà une
forte influence dans ces milieux. Un jour d'avril 1968, il vient me
voir rue de Tilsitt : “Écoute, me dit-il, je veux que tu sois
le premier prévenu, je dois m'absenter pour aller me faire opérer…”
Et je l'entends encore me dire : “Il ne peut rien se passer
sur le plan social jusqu'à la rentrée, je vais donc partir pour
trois semaines…” Peu après, c'était le 13 mai, la grève
générale !…
« Le rôle modeste que j'ai eu fut un rôle de
lien entre Pompidou et les dirigeants syndicaux que je vous ai
cités…
– Vous avez oublié Henri Krasucki…
– En effet, c'était un homme très affable.
Avec lui nous avions des rendez-vous spéciaux…
– Vous usiez avec lui du pseudonyme de
“Walter”…
– Je m'étais beaucoup investi dans les
relations syndicales… Krasucki me donnait des rendez-vous dans des
endroits pas possibles : square d'Anvers, du côté de Pigalle…
Je rendais compte à Pompidou de ce que je faisais et il m'avait
recommandé de bien veiller à ne pas me faire prendre en
otage : “Je ne doute pas que vous arriveriez à vous en sortir,
mais, pour le gouvernement, ce serait quelque chose
d'épouvantable ; donc, faites en sorte que ça ne tourne pas
comme cela, je vous fais confiance…” Le coup suivant, j'avais
rendez-vous du côté de Pigalle et j'y suis parti armé d'un
revolver. Au moins, s'il se passait quelque chose d'inopportun,
serais-je à même de me défendre. Inutile de vous dire que je n'ai
pas eu à m'en servir… J'ai emporté mon revolver à deux ou trois
reprises… Tout cela a aujourd'hui un air un peu ridicule,
naturellement. »
Le président s'était montré plus loquace autrefois
face à Philippe Alexandre avec qui il était en très bons termes, le
journaliste lui ayant été envoyé par Marcel Dassault pour
travailler à L'Essor du Limousin,
c'est-à-dire pour l'aider, lui, Chirac, à remporter les élections
de 1967. Dans L'Élysée en péril
15 , Philippe Alexandre
raconte.
« Il glisse son revolver dans sa poche. Il
convoque l'officier de police chargé de sa protection et un membre
de son cabinet. Il leur dit : “J'ai un rendez-vous dans le
quartier le plus mal fréquenté. Je n'ai pas confiance. Vous allez
m'accompagner.”
« La Peugeot noire arrive au coin de la rue
indiquée. Chirac montre une maison grise devant laquelle deux
costauds font les cent pas. Il dit à ses anges gardiens :
“C'est ici. Au troisième étage. Si, dans trois quarts d'heure, vous
ne m'avez pas vu revenir, montez. Avec vos armes.” Il hésite une
dernière fois : “Dans trois quarts d'heure.
Compris ?”
« Il descend, franchit à pied les cent
derniers mètres. La crosse du revolver lui griffe la poitrine. Il
s'approche des deux gorilles et prononce à mi-voix son nom de
code ; on lui répond : “Très bien. Suivez-nous.”
« Derrière ses guides, Chirac monte
l'escalier plein d'odeur de friture et de bruits de radio. Au
troisième étage, une porte s'ouvre. Le secrétaire d'État se
retrouve dans une petite chambre : un lit, une table ; un
soutien-gorge traîne sur une chaise, mais il n'y a pas de
femme ; seulement trois hommes, dont deux dirigeants connus de
la CGT. Jacques Chirac s'assied sur la chaise qu'on lui tend. Les
battements de son cœur retrouvent leur rythme habituel.
« Au bout de la rue, dans une Peugeot, un
officier de police en civil regarde sa montre. Fin de
l'intermède : la grande négociation entre le gouvernement et
les ouvriers a pratiquement commencé. »
Je reprends :
« Vous aviez noué une relation assez forte
avec Krasucki.
– Oui.
– Il avait un point commun avec vous :
celui de jouer les analphabètes alors qu'il était très cultivé et,
de surcroît, un grand mélomane…
– Il m'avait confié un jour être amateur de
grande musique et je lui ai répondu qu'en dehors de La Marseillaise, moi, je n'y connaissais
rien.
– Vous avez continué à vous dissimuler.
– En l'occurrence, non. C'est vrai que je
n'aime pas la musique classique. J'aime assez la musique chinoise,
la musique asiatique, j'en écoute même dans mon bureau ; en
revanche, pour ce qui est de la classique, je n'ai pas l'oreille à
cela… »
Je reviens sur son rôle « important »
dans les négociations qui ont abouti à la signature des accords de
Grenelle, cérémonie où on le voit assis aux côtés de Georges
Pompidou.
« Je me souviens d'un moment particulier,
quand on a conclu, vers 4 heures du matin. Le problème était de
savoir si on mettait le SMIC 16 à trois francs ou non. On était prêts à
céder à 2,80 francs, ou quelque chose comme ça. Je quittais
discrètement la salle pour avoir des entretiens confidentiels avec
Séguy ou Krasucki. Je sors et on se met d'accord – avec Séguy, je
crois – sur un chiffre légèrement inférieur à trois francs. Je
rentre discrètement, lui d'un côté, moi de l'autre. Pompidou
propose le chiffre. Le représentant de FO prend alors la parole et
dit : “On est tous d'accord pour trois francs !” Stupeur
de tout un chacun. Séguy déclare qu'il ne peut faire autrement que
de s'aligner. C'est comme ça qu'on a fait le SMIC à trois
francs. »
Il est sept heures du matin, ce 27 mai 1968.
L'accord prévoit notamment une augmentation du SMIC de 35 %,
une hausse moyenne des salaires de 10 %. Jacques Chirac est
alors persuadé que la France va se remettre au travail, mais les
grèves dures continuent. Beaucoup de ministères sont vides, c'est
la débandade dans les allées du pouvoir. Le 29 mai, le général
de Gaulle disparaît à l'étranger sans prévenir. Pompidou se
retrouve seul – enfin, pas tout à fait : Chirac fait partie du
dernier carré de fidèles.
« J'étais tout à fait serein. Je me disais
que tout cela finirait par passer. J'ai trouvé que les ministres,
au cours de cette période, ne furent pas brillants : au mieux
ils se volatilisaient, au pire ils commençaient à prendre des
contacts ailleurs. Fouchet, ministre de l'Intérieur, avait disparu.
On avait été obligé d'installer son directeur de cabinet à
Matignon. Même Olivier Guichard, on ne l'a pas beaucoup vu… Il en
allait de même avec les cabinets. J'avais un chef de cabinet, un
camarade de promotion, avec qui j'étais très lié : il m'a
écrit pour me dire qu'il serait fidèle et loyal, tout en me
prévenant que, sitôt la crise terminée, il me remettrait sa
démission. Ils étaient tous complètement paumés. J'apprends par
Michèle Cotta, qui était très bien avec tout le monde, que
Mitterrand recevait et tenait table ouverte : “Tu ne sais pas
qui j'ai vu faire la queue chez Mitterrand ? Olivier Stirn et
le sous-préfet Érignac [deux membres du cabinet de Jacques Chirac].
Tu me croiras si tu veux, ils ont attendu sept heures et finalement
n'ont pas été reçus.” Telle était l'ambiance à cette époque
17 . Au sein de mon cabinet,
seuls Jean-Paul Parayre 18 et Annie Lhéritier se sont bien comportés.
Annie Lhéritier me disait : “Laissez faire, tout cela ne
présente aucun intérêt, ça va se calmer…”
« Du coup, je suis revenu m'installer à
Matignon. On n'était pas nombreux, autour de Pompidou, ça ne se
bousculait pas ! Il y avait Pierre Juillet, naturellement,
Michel Jobert, Marie-France Garaud, Édouard Balladur…
– Est-ce à ce moment que se sont noués vos
liens d'affection avec Georges Pompidou ? Vous faisiez partie
de son cercle rapproché après avoir joué un rôle important à
Grenelle…
– Pompidou n'était pas homme à s'épancher
auprès de ses collaborateurs. Je lui ai toujours été parfaitement
loyal, et je n'attendais de lui ni remerciements ni considération
particulière. »
Le Premier ministre n'a pas admis que le général
de Gaulle ne l'ait pas prévenu de son départ pour l'étranger, et
l'image qu'il avait de lui s'en est soudain trouvée écornée.
L'homme du 18 juin a-t-il joué un coup de poker ? a-t-il
simplement paniqué ? Toujours est-il que les relations entre
les deux hommes se sont alors brutalement détériorées. Pompidou
donne sa démission. De Gaulle la refuse, mais est obligé de lui
concéder la dissolution de l'Assemblée nationale. Le 31 mai,
Pompidou remanie son gouvernement. Chirac est nommé secrétaire
d'État au Budget. Les gaullistes triomphent aux élections
législatives. En guise de remerciement, de Gaulle congédie son
Premier ministre. « Quelque chose en moi était ébranlé. Nos
rapports étaient donc des rapports de fonction et de circonstance,
et non pas des rapports privilégiés entre un grand homme et
quelqu'un qui lui était dévoué », écrira à ce propos Georges
Pompidou 19 . Chirac, désorienté, est prêt à quitter le
gouvernement, mais Pompidou l'en dissuade et lui demande au
contraire de s'accrocher à son poste de secrétaire d'État au Budget
à la fois pour continuer sa formation et pour l'informer, lui, son
protecteur, des mouvements de l'économie française.
Maurice Couve de Murville, qui succède à Pompidou,
propose d'autres postes au jeune Jacques Chirac qui les décline
l'un après l'autre. Celui-ci devient à la fois le porte-parole et
l'intermédiaire de l'ancien Premier ministre auprès du
nouveau.
« Couve, très content d'être à Matignon, ne
tenait pas à aggraver les choses avec Pompidou et a trouvé très
bien mon rôle de go-between… Il m'a
donc complètement associé à la formation du gouvernement, non pas
pour mes compétences, mais parce que ça lui évitait de négocier
quoi que ce soit avec Pompidou… Ce dont je me souviens fort bien,
c'est que Couve n'aimait pas du tout Edgar Faure… Après en avoir
naturellement parlé avec Pompidou, j'avais dit au Premier
ministre : “Il faudrait mettre Edgar à l'Éducation nationale.
– Ça n'est pas possible, il va faire n'importe quoi”, m'avait
répondu Couve. Et je m'entends encore lui répondre – de ça je suis
sûr, pour le coup : “Monsieur le Premier ministre, vous avez
tort (et c'est là où on voit à quel point on peut être naïf). Ou
bien il va réussir, et ce sera la réussite du gouvernement ;
ou bien il va échouer, et ce sera son échec à lui…” C'est
l'argument qui l'a convaincu de nommer Edgar à l'Éducation… Eh
bien, ç'a été exactement l'inverse, parce qu'il était plus malin
que nous, le père Edgar ! Il a été nommé, il a pris comme
directeur de cabinet le futur mari de Michèle Alliot-Marie, un
garçon très gentil avec qui j'étais ami, et en tant que secrétaire
d'État au Budget j'ai été en relation permanente avec cet Alliot
qui me demandait sans cesse quelque chose de la part d'Edgar pour
lui faciliter la vie sur le plan financier. Et je passais mon temps
à régler les problèmes de l'Éducation nationale pour faire plaisir
à Edgar, à la demande d'Alliot… »
Alors que Chirac a un pied dans le gouvernement
Couve et l'autre chez Pompidou, lequel s'est mis en réserve de la
République, voici qu'éclate l'affaire Markovic. Autour du meurtre
de Stefan Markovic, ancien garde du corps et confident d'Alain
Delon, une sordide machination visant l'ancien Premier ministre est
déclenchée. Des photos pornographiques truquées visant Mme Pompidou
circulent dans Paris. Un homme qu'on retrouvera aux côtés de
Charles Pasqua quelques années plus tard figure parmi ceux qui sont
à la manœuvre : alors agent du SDECE (future DGSE),
Jean-Charles Marchiani agit pour le compte de gaullistes de gauche
qui ne veulent à aucun prix de Pompidou comme successeur du Général
à l'Élysée. L'affaire blessera d'autant plus le couple Pompidou que
ni Couve de Murville ni de Gaulle ne sont intervenus pour stopper
immédiatement cette machination. Jacques Chirac, lui, s'engage
complètement dans la défense de son patron. « Celui qui fut le
plus fidèle, le plus ardent, qui m'aida vraiment, c'est Jacques
Chirac », confirmera plus tard Georges Pompidou 20 .
Comme à son habitude, et malgré le témoignage de
l'intéressé lui-même, Jacques Chirac ne souhaite pas reconnaître
qu'il joua un rôle important – le plus important – dans la défense
de Pompidou.
« Je me souviens fort bien de cette affaire.
J'étais resté secrétaire d'État au Budget à la demande de Pompidou
et avec le plein accord de Couve qui connaissait parfaitement mes
liens avec lui. Je servais de trait d'union entre Couve et
Pompidou. Ce secrétariat d'État me conférait pratiquement le rang
de ministre. Je restais toute la journée rue de Rivoli, et le soir,
vers 19 heures, j'allais avenue de Latour-Maubourg où je retrouvais
Pierre Juillet, Marie-France Garaud et deux ou trois autres
personnes. Là, on faisait pla-pla, pla-pla…
– Vous faites alors partie de la garde
rapprochée de Pompidou ?
– Oui, oui… Un jour, j'arrive et je vois
Juillet qui tire une tronche pas possible. Je lui demande ce qu'il
y a : “Il y a un problème, une histoire épouvantable : le
Premier ministre va être traumatisé par cette affaire. Il faut le
lui annoncer.” Je lui réponds : “C'est à vous de faire ça,
vous êtes le plus proche ; à vous de le lui dire. – J'ai
une autre idée. J'ai été prévenu par Jean-Luc Javal 21 . C'est lui qu'on va envoyer le
prévenir…” J'insiste et répète que ce serait plutôt à lui de faire
la démarche. En vain.
« Javal est donc allé prévenir Pompidou. Il
lui a tout déballé : qu'il y avait des photos de
Mme Pompidou, etc. Ça s'est très mal passé. Pompidou, là, n'a
pas été bien, et c'est même la seule chose que je lui aie jamais
reprochée. Il en a terriblement voulu à Javal. Il ne le lui a pas
pardonné. Il a fait un transfert contre Javal. Ce n'était pas
convenable. Du coup, on a eu beaucoup de mal, Juillet et moi, à lui
retrouver une situation. »
Jacques Chirac connaît-il aujourd'hui les noms de
ceux qui fomentèrent ce complot contre Georges
Pompidou ?
« Pompidou a toujours été convaincu que Couve
y avait joué un rôle. Moi, je n'en ai aucune preuve. René Capitant
22 aussi. Contre celui-ci, il
pouvait au moins retenir une chose : c'est de ne pas l'avoir
prévenu.
– Le général de Gaulle non plus n'a rien
dit…
– Le général de Gaulle n'a rien dit non plus.
Par cette affaire assez extraordinaire, montée de toutes pièces, il
s'agissait de tuer politiquement Pompidou.
– On dit que Pompidou avait dans son
portefeuille un petit feuillet plié en quatre où étaient inscrits
les noms de ceux qu'il tenait pour responsables de l'affaire…
– Absolument.
– Vous n'avez jamais su quels étaient ces
noms ?
– Non ! Vous savez, Pompidou était un
homme charmant, mais il ménageait une séparation extrêmement nette
entre ses collaborateurs, qui étaient là pour servir, et ses amis.
Il n'y avait aucun lien entre les deux mondes. Moi, j'étais invité
de temps à autre au cinéma, et c'est là que j'ai rencontré
certaines personnes comptant parmi ses amis…
– Quelles actions avez-vous entreprises pour
défendre Pompidou dans l'affaire Markovic ? Je ne connais que
l'engueulade 23 que vous avez passée à Joël Le Theule,
alors secrétaire d'État à l'Information, qui avait laissé passer
une information sur les ondes nationales à propos de cette
affaire…
– Mais je n'ai rien fait !
– Pourtant, Pompidou considérait que vous
étiez celui qui l'avait le mieux défendu !
– Je n'ai rien fait de plus que dire que tout
cela était ignoble…
– Vous avez téléphoné, vous avez…
– Probablement ai-je fait part de mon
indignation contre une opération dont j'étais convaincu que c'était
un coup monté, que ça ne reposait sur rien… C'est
tout. »
Cette machination renforce la résolution de
Pompidou de se positionner comme successeur du général de Gaulle.
Le 17 janvier 1969, dans un hôtel de Rome, il lâche devant quelques
journalistes : « Ce n'est, je crois, un mystère pour
personne que je serai candidat à une élection à la présidence de la
République quand il y en aura une. » La rupture de Pompidou
avec le général de Gaulle et le gaullisme historique est
consommée.
Le 27 avril 1969, de Gaulle perd le référendum sur
la décentralisation et la réforme du Sénat. Quelques heures après
les résultats, il résilie ses fonctions. Quarante-huit heures plus
tard, Pompidou annonce sa candidature. Jacques Chirac fait partie
de sa garde rapprochée pour sa campagne : il en est nommé le
trésorier, en charge des recettes. Parmi ce noyau dur, on retrouve
Michel Jobert, Édouard Balladur et bien sûr Marie-France Garaud et
Pierre Juillet.
Jacques Chirac se rappelle la réception du premier
sondage donnant Alain Poher largement en tête et « Pompidou
dans le 36e dessous ».
« Juillet faisait une gueule affreuse. “On
n'a pas un bon sondage”, me dit-il. Je lui réponds : “Il ne
faut jamais croire les sondages. – Le Premier ministre l'a vu
et n'a vraiment pas le moral. On va l'inviter à dîner,
Marie-France, vous et moi, au petit bistrot d'en face. – Je
voudrais bien, mais je suis déjà pris à dîner. – Annulez votre
dîner !…” J'ai dû téléphoner à ma femme pour lui annoncer que
je ne venais pas. Puis on va au café d'en face – le Napoléon – où il n'y avait pratiquement personne.
Le patron se précipite au-devant de nous. Juillet dit : “Où
est-ce qu'on se met ?” J'indique un endroit bien calme, dans
un coin. Pompidou, avec son air matois : “Non, on va se mettre
en terrasse. Il est temps de se faire connaître !” »
(Gros rire.)
Le président enchaîne sur une autre anecdote qui
se déroule durant la campagne :
« J'arrive au siège. Comme toujours il y
avait là quinze journalistes. J'y entre. Comme c'était au deuxième,
j'avais l'habitude de grimper les escaliers en courant. Au premier,
je vois un monsieur qui attend, assis. Je monte. Je reste environ
trois quarts d'heure, une heure, puis redescends, toujours en
courant, à l'instant où sort le monsieur que j'avais remarqué au
premier étage. Tous les journalistes se précipitent sur lui qui
leur lance : “Je n'ai pas de commentaire à faire…” Il tourne
le coin de la rue et s'en va. Je demande aux journalistes :
“Qui est ce zèbre ? – Tixier-Vignancour ? Il vient
d'avoir un rendez-vous avec M. Pompidou. – Je veux bien que ce
soit M. Tixier-Vignancour, mais ce que je peux vous dire, c'est
qu'il n'a pas vu M. Pompidou, parce qu'il n'est pas entré dans son
bureau. Il est resté assis pendant une heure sur le palier du
premier étage ! »
Le président continue d'égrener quelques souvenirs
de campagne :
« J'essayais de récupérer de l'argent, ce qui
était ardu car, à l'époque, on ne se précipitait pas pour nous en
donner. Pompidou demandait : “Comment ça se
passe ?” ; on répondait : “Aucun problème !” En
réalité, on n'avait pas un rond. Juillet puis moi, nous avons
hypothéqué notre maison pour en tirer un peu d'argent… Après, c'est
venu plus facilement… »
Et de rapporter la proposition faite par le roi
d'Arabie de donner des valises de billets pour la campagne ;
du refus de Pompidou (« Jamais un sou de
l'étranger ! ») ; puis de la conviction du nouveau
chef de l'État, à la suite du voyage officiel de Fayçal à Paris,
que les valises avaient bel et bien été acceptées. « Je suis
content d'avoir contribué matériellement à votre succès », lui
dit à cette occasion le monarque. Pompidou en fut ulcéré, mais,
après quelque hésitation, refusa d'ouvrir une enquête. « Il
s'est vraisemblablement trouvé quelqu'un pour prendre les
valises », conclut Jacques Chirac.
Pierre Juillet et Marie-France Garaud passent
généralement pour avoir dans une large mesure
« fabriqué » l'actuel président. Ce sont eux aussi qui, à
coups de petites phrases acerbes, ont, après l'avoir quitté, forgé
l'image de quelqu'un d'influençable, changeant d'avis à chaque
changement de conseiller.
« Cela fait très longtemps que je suis accusé
de changer d'avis. Ça ne m'a jamais beaucoup affecté. Il serait un
peu facile de rétorquer, ce que j'ai fait à maintes reprises :
“Seuls les imbéciles ne changent pas”, mais j'observe que quand on
vous accole une étiquette, on a beaucoup de mal à s'en défaire,
c'est comme ça. Il m'est très probablement arrivé de changer
d'avis. Les gens qui me connaissent bien, avec qui je travaille,
mes collaborateurs ne m'ont néanmoins jamais accusé d'être une
girouette. Pourtant, l'image s'est installée et il est difficile de
s'en débarrasser… »
J'évoque les rôles de Pierre Juillet et
Marie-France Garaud à ses côtés.
« Deux personnages très différents l'un de
l'autre, mais qui s'étaient associés pour soutenir Pompidou et qui
ont eu tôt fait de constater que, dans l'entourage de Pompidou, il
y en avait un – moi – qui s'imposait plus ou moins. Tout
naturellement, ils ont donc fait en sorte que j'entre dans leur
équipe. J'étais en quelque façon le troisième, avec Pierre Juillet,
intelligent et cultivé, très gaulliste, très pompidolien, très
français, ne plaisantant à aucun titre, et Marie-France Garaud,
fine mouche, intelligente elle aussi mais, entre nous, un peu
garce. Probablement se sont-ils un peu servis de moi. Nous avons
constitué un groupe au service de Pompidou et des idées qu'il
représentait, étant entendu, je le répète, que j'étais le numéro 3.
Puis, les choses ont évolué. Il était dans la nature des choses que
je reprenne mon indépendance, notamment au regard d'un problème
essentiel sur lequel nous avons divergé rapidement : le
problème européen. Ils étaient l'un comme l'autre anti-européens,
alors que moi, j'étais pour une certaine idée de l'Europe. Petit à
petit, on s'est donc perdus de vue. Ç'était terminé et ils m'en ont
voulu…
– Ils se sont beaucoup répandus sur vous…
Surtout Marie-France Garaud qui a martelé que vous étiez un homme
sans convictions, une girouette. Cette image n'a cessé de vous
coller à la peau…
– On est tous plus ou moins influençables.
Encore une fois, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas
d'avis. Quand l'influence tient à la compétence, il est tout à fait
normal de se laisser influencer par elle. Ce qui est fâcheux, c'est
de changer d'avis sans motif. Je n'ai jamais eu le sentiment de
changer d'avis sans avoir une bonne raison de le
faire… »
Le 15 juin 1969, Georges Pompidou est élu
président de la République avec 58,21 % des voix. Il nomme le
gaulliste Jacques Chaban-Delmas à Matignon. Estimant qu'il n'a pas
encore terminé sa formation, tout en le considérant déjà comme son
futur dauphin, le président maintient Jacques Chirac au secrétariat
d'État au Budget sous la coupe de Valéry Giscard d'Estaing,
ministre des Finances. Une tutelle que Chirac accepte volontiers,
tant il est alors fasciné par le brio et l'intelligence de Giscard.
Dès lors, VGE et Chirac (celui-ci cornaqué par Pierre Juillet et
Marie-France Garaud, tous deux conseillers influents de Pompidou à
l'Élysée), constituent une faction anti-Chaban, promoteur du
concept de « nouvelle société », vilipendé par la plupart
des « barons » gaullistes.
Jacques Chirac commence à être connu. L'ORTF
brosse son premier portrait le 26 juin 1970 dans l'émission
Panorama. En janvier 1971, il devient
ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des Relations
avec le Parlement. Il est fait « Samouraï de Corrèze »
dans un bel article que lui consacre Georges Suffert dans
L'Express. Il est dès lors intronisé
« baron 24 » du gaullisme pompidolien. Si René
Tomasini devient le patron nominal de l'UDR, le parti gaulliste,
c'est Jacques Chirac qui en est le véritable animateur, qui définit
la ligne et prépare les déclarations 25 . Tandis que Chaban s'affaire à Matignon à
défendre sa Nouvelle Société, Chirac, devenu proche de Jacques
Foccart et donc des éléments du SAC, s'active contre lui.
Fin août, il se prépare à affronter en tête à tête
Georges Marchais, secrétaire général du PCF, dans le cadre de
l'émission À armes égales. Il participe
à cette fin à la confection d'un petit film violemment
anticommuniste et a choisi, pour tenir le rôle de l'ouvrier, un
membre familier du SAC. « De la folie ! » s'insurge
Foccart quand il apprend le nom de l'« ouvrier », bien
connu dans vingt-quatre départements ! Il en prévient Chirac
et lui trouve in extremis un remplaçant
en la personne d'un autre membre du SAC, de chez Citroën, anonyme
celui-ci 26 . Le nouveau ministre des Relations avec le
Parlement fait pâle figure face à la rouerie de bonimenteur du
secrétaire général du PCF…
La position de Chirac dans la machine
gaullo-pompidolienne est telle que c'est lui qui est également
chargé de s'occuper des scandales qui secouent l'UDR, notamment
l'affaire de la Garantie foncière 27 . Il est plus à la manœuvre au parti qu'à
son ministère. Les relations avec les députés et sénateurs ne sont
manifestement pas son domaine de prédilection. « On admet
généralement que j'ai été le plus mauvais ministre de la
Ve République », dit-il de
lui-même.
Quand Chaban est congédié de Matignon et remplacé
par Pierre Messmer, à la grande satisfaction de Chirac et de ses
amis, celui-ci demande à Pompidou de changer de maroquin et obtient
le ministère de l'Agriculture. Il va y donner toute sa
mesure.
« L'Agriculture, ça m'a passionné. D'abord je
comprenais ce que disaient les gens, je sentais ces choses-là,
j'étais persuadé que la France était un pays qui pouvait avoir une
grande ambition agricole. Qu'il fallait produire plus pour nourrir
davantage de gens, et qu'il y avait donc là la possibilité d'un
grand dessein. J'ai été un homme heureux au ministère de
l'Agriculture. C'est même le moment le plus heureux de ma carrière.
J'ai fait quelques réformes qui n'étaient pas inutiles pour
moderniser l'agriculture, atout essentiel de la France.
« On oublie toujours de rappeler à ce sujet
des choses simples. Aujourd'hui, on dénombre au moins 800 millions
de personnes de par le monde qui crèvent de faim, et nous serons
d'ici cinquante ans 3 milliards de plus. On a pratiquement épuisé
toutes les ressources de la production agricole et le plus grand
défi du monde moderne est par conséquent de savoir comment on
nourrira alors les gens. Nous sommes actuellement la deuxième
puissance agricole du monde et la première en termes d'exportations
pour les produits agricoles transformés, donc créateurs d'emplois.
La politique agricole est un enjeu essentiel pour nous comme pour
le reste du monde, car ce qui menace, c'est la famine. C'est là un
grand débat que l'on traite avec beaucoup de légèreté depuis que
Tony Blair a déclaré que l'agriculture en soi n'était pas
intéressante.
« Je me suis épanoui dans ce métier, parce
que j'avais l'impression de soutenir une cause juste. »
Après les élections législatives de mars 1973, et
en dépit des pressions de Pierre Juillet, ce n'est pas Jacques
Chirac qui est nommé à Matignon, mais Pierre Messmer qui y est
maintenu. Chirac, lui, reste à l'Agriculture.
Il a beau être surchargé à un poste, il a toujours
du temps de reste et de l'énergie disponible pour s'occuper
d'autres choses. Après avoir mené une guerre sourde contre Chaban à
l'intérieur de l'UDR, il appuie le projet de quinquennat réclamé
par Pompidou, qui fait hurler les gaullistes historiques, à
commencer par Michel Debré. À la mi-décembre 1973, la couverture du
Point : « Messmer doit
partir », exacerbe davantage encore les tensions au sein du
parti gaulliste. Chirac est persuadé qu'il s'agit là encore d'un
coup de Chaban. Ces batailles ont lieu sur fond de quasi-agonie de
Georges Pompidou. Le 1er mars 1974, ce
dernier procède à un ultime remaniement ministériel dont le signe
le plus apparent est l'installation de Jacques Chirac place
Beauvau.
« Lorsqu'il a annoncé ma nomination à
l'Intérieur, Pompidou a eu une phrase qui a tinté à mes
oreilles : “Ainsi vous aurez achevé un parcours suffisant pour
connaître tout le gouvernement.” Ce n'était pas le genre d'homme à
dire ce genre de chose sans arrière-pensées. Je me suis dit que
j'étais un fer au feu, qui pourrait éventuellement servir en
fonction des circonstances », confiera à Franz-Olivier
Giesbert 28 le Premier ministre de Valéry Giscard
d'Estaing.
1 Voir L'Express du 11 mai 1995.
2 Le 22 novembre 1942.
3 Il est mort en Haute-Saône, le 20
novembre 1944, après avoir participé brillamment à la bataille des
Vosges. Diego Brosset avait rallié le général de Gaulle le
27 juin 1940.
4 Le 15 août 1974.
7 À partir de son enquête, il rédige
également une thèse de géographie économique sur « Le port de
La Nouvelle-Orléans », dans laquelle il insiste beaucoup sur
les risques d'inondations. Le Monde des
11-12 septembre 2005 a pu ainsi écrire en une :
« L'étudiant Chirac avait prévu l'inondation de La
Nouvelle-Orléans »…
10 Voir première partie, chapitre
4.
11 Jacques-Henri Bujard, inspecteur
général de l'Économie nationale, était alors conseiller pour les
Affaires économiques auprès du Secrétaire général du
gouvernement.
12 Voir deuxième partie, chapitre
16.
13 Après la mort de Charles Spinasse,
Jacques Chirac lui a rendu hommage dans Lemouzi, revue régionaliste du Limousin :
« Profondément démocrate comme Léon Blum, attaché à un
socialisme qui doit permettre le libre épanouissement de
l'individu, comme le concevait Jaurès, Charles Spinasse est tout le
contraire d'un démagogue. Comme le gouvernement auquel il
appartint, il s'est constamment donné pour règle de n'utiliser que
les moyens constitutionnels, d'inciter au travail commun et non au
triomphe de telle catégorie sociale sur telle autre. »
14 Jacques Foccart, Tous les soirs avec de Gaulle. Journal de l'Élysée,
tome I, Fayard/Jeune Afrique, 1997.
15 Philippe Alexandre, L'Élysée en péril (2-30 mai 1968), Fayard,
1971.
16 À l'époque le SMIG.
18 Qui deviendra plus tard le
président de Peugeot SA.
19 Georges Pompidou, Pour rétablir une vérité, Flammarion, 1982.
21 Ex-chargé de mission de Georges
Pompidou à Matignon, décédé en novembre 2006.
22 Gaulliste de gauche, alors garde
des Sceaux.
23 Thierry Desjardins, dans
Un inconnu nommé Chirac, La Table
ronde, 1986, raconte que ce dernier fit arrêter sa voiture pour
téléphoner d'un bistrot à Joël Le Theule et lui signifier que
« si ça ne s'arrête pas tout de suite, il va y avoir des pédés
qui vont le regretter ». Sans me donner le verbatim de ce coup de fil, Joël Le Theule m'en
parla quelques années plus tard.
25 Idem,
p. 626.
27 Idem,
tome IV, p. 244 et tome V, p. 403.