18.
« Je savais que Pompidou
n'aurait pas soutenu Chaban-Delmas »
n'aurait pas soutenu Chaban-Delmas »
L'étiquette de « traître » lui colle à
la peau depuis 1974. Pour n'avoir pas soutenu Jacques
Chaban-Delmas, candidat de l'UDR à la succession de Georges
Pompidou à l'Élysée, et avoir fait élire Valéry Giscard d'Estaing
qui, en d'autres temps, avait osé opposer un « oui,
mais » au général de Gaulle et était pour cette raison haï des
gaullistes historiques. Pourtant, ce qui était naturellement perçu
comme une félonie par la majorité des gaullistes n'était, pour
Jacques Chirac, que l'expression de sa fidélité à celui qu'il
considérait comme son « père spirituel » et dont il se
sentait l'héritier.
« Je savais que Pompidou n'aurait pas soutenu
la candidature de Jacques Chaban-Delmas. À tort ou à raison, je
pensais que Chaban n'avait jamais été loyal envers lui. J'étais
certain que le maire de Bordeaux était trop léger et que Pompidou,
qui avait beaucoup d'estime pour les qualités intellectuelles de
Valéry Giscard d'Estaing, l'aurait choisi. C'est pour cela que j'ai
pris position pour Giscard », explique aujourd'hui le
président de la République.
Au vu des liens qui l'unissaient à Georges
Pompidou, ces mots ne sonnent pas comme ceux d'un usurpateur.
Au soir du 2 avril 1974, Jacques Chirac se trouve
à Matignon aux côtés de Pierre Messmer et s'apprête à passer une
troisième nuit de veille, quand il apprend de Balladur la triste
nouvelle : « C'est fini. » Le ministre de
l'Intérieur ne peut réprimer ses larmes et il en sera ainsi pendant
plusieurs jours. Il sanglotera à la messe donnée à
Saint-Louis-en-l'Île, puis aux obsèques officielles célébrées à
Notre-Dame.
Pour comprendre la suite, ces quelques semaines où
Jacques Chirac va sceller son destin en empruntant la route qui le
conduira vingt ans plus tard à l'Élysée, probablement faut-il
admettre que son attitude et ses réactions n'ont pas le cynisme
pour principal moteur, mais une profonde douleur, celle d'un fils
qui vient de perdre le père qu'il aimait. « Pour être éploré
ainsi, il ne pouvait pas ne pas l'aimer beaucoup », écrira
plus tard Michel Jobert, alors ministre des Affaires étrangères. Ou
retenons encore ce commentaire de Pierre Viansson-Ponté,
journaliste au Monde, qui n'éprouvait
aucune tendresse pour lui mais qui, intrigué par sa cravate noire,
portée pendant une année durant pour marquer le deuil de Pompidou,
note : « C'est presque avec surprise qu'on vous découvre
sentimental à votre manière, capable de gratitude désintéressée, en
un mot humain 1 . » Ou cette remarque de Pierre
Messmer, aux côtés de Jacques Chirac quand il apprit la
nouvelle : « Il a été profondément affecté par cette
mort. Il perdait un parrain, et ce n'était pas seulement un deuil,
mais une vraie douleur 2 . » Chirac pleure et n'a pas eu besoin
des encouragements de Pierre Juillet et de Marie-France Garaud pour
se sentir d'emblée l'héritier du disparu, et, à ce titre, le
gardien scrupuleux de son legs politique, même si le président
Pompidou n'a pas laissé à proprement parler de testament politique
avant de rendre le dernier soupir.
Héritier, mais pas forcément successeur. Tous les
témoignages s'accordent à faire alors de Jacques Chirac le ministre
préféré, le « chouchou », le « bulldozer », le
fidèle d'entre les fidèles, celui que Pompidou aurait volontiers
nommé Premier ministre s'il n'avait été si jeune 3 . « C'était le chouchou de
Pompidou qui voit en lui un poulain, un dauphin 4 . » L'intéressé sait que sa
nomination à l'Intérieur revêt une grande signification : il
est là pour veiller au bon déroulement de la succession. Dans ces
conditions, peu lui chaut les affirmations de Jacques Foccart à
qui, le 26 février 1974, soit à peine plus d'un mois avant sa mort,
Pompidou aurait confié avoir demandé à Chaban de se tenir prêt pour
la présidentielle : « Le mieux placé d'entre vous pour me
succéder, s'il m'arrive quelque chose brutalement, c'est Chaban
5 », rapporte-t-il.
Chirac nourrit pour sa part des certitudes d'une tout autre
nature.
L'analyse des journées qui ont suivi le décès de
Pompidou doivent intégrer des notions peu usuelles en politique,
comme le chagrin, la fidélité, l'amour. Des sentiments qui
provoquent des réactions primaires, brutes,
« nécessaires », qui peuvent être ensuite – mais
seulement ensuite – intégrées à des stratégies plus sophistiquées
de conquête du pouvoir. Ce qu'en d'autres termes Chirac essaiera
d'expliquer plus tard : « C'est un concours de
circonstances, en somme accidentel, qui m'a obligé à prendre une
initiative fort discutée de mes amis mais que je tenais pour
nécessaire. 6 » Une nécessité qui s'est d'autant
plus imposée à lui qu'en bon soldat de Pompidou, il avait épousé
toutes ses colères, vraies ou supposées, amplifiées et répercutées
par Pierre Juillet et Marie-France Garaud, contre Jacques
Chaban-Delmas, remercié et contraint de quitter Matignon.
La toile de fond (chiraquienne) déroulée, le film
des événements qui vont conduire Jacques Chirac à Matignon peut
être lancé. Dans les heures qui suivent la mort de Georges
Pompidou, Pierre Juillet et Marie-France Garaud font ouvrir le
coffre du président défunt à l'Élysée par les services
secrets ; ils n'y trouvent pas de testament politique. Pierre
Juillet prétend que Pompidou lui aurait dit peu de temps avant sa
mort : « Il faut continuer ce qui a été fait depuis
1958. » L'infirmière qui veillait le moribond dément que
Juillet l'ait approché. Le trio Juillet-Garaud-Chirac le fera
néanmoins parler en lui faisant dire qu'il avait choisi Messmer
pour lui succéder.
Le mercredi 3 avril 1974, Jacques Foccart déjeune
chez Chaban avec Michel Debré et Olivier Guichard. Poussé par le
conseiller aux Affaires africaines, Chaban décide de se présenter
et d'annoncer sa candidature avant même les obsèques. Foccart va
annoncer la nouvelle au Premier ministre. « Je vais soutenir
Chaban », promet Messmer. Mais, quelques minutes après le
départ de Foccart, Chirac débarque à son tour à Matignon. Avec
l'allant qu'on lui connaît, il brosse un tableau apocalyptique des
conséquences, pour les gaullistes et pour la France, de la
candidature Chaban dont il affirme – sondages (truqués ?) à
l'appui – qu'elle n'a aucune chance d'aboutir et va faire le lit de
François Mitterrand. Messmer, emporté par la tornade Chirac, décide
de maintenir sa propre candidature.
Le jeudi 4 avril, après la messe célébrée à
Saint-Louis-en-l'Île, Chirac déjeune avec VGE en compagnie de
Michel Poniatowski, Pierre Juillet et Marie-France Garaud. Chirac
affirme que Chaban finira par se retirer en faveur de
Messmer : « Si Messmer est candidat, je vous en donne ma
parole, je ne serai pas candidat », promet de son côté
Giscard.
À 16 heures 09, une dépêche de l'AFP annonce que
Jacques Chaban-Delmas est candidat. L'oraison funèbre à l'Assemblée
nationale n'est pas encore terminée et les obsèques à Notre-Dame
n'auront lieu que le lendemain. Chirac est littéralement scandalisé
par cette annonce précipitée. « Ce n'est pas
convenable », dit-il. Dans sa bouche, c'est la pire des
condamnations 7 . Il va dès lors user de tous les moyens
pour « tuer » Chaban.
À 17 heures 30, tous les barons du gaullisme se
retrouvent chez le Premier ministre. Jacques Chirac interpelle
Chaban : « Si vous êtes candidat, Giscard se présentera
aussi et vous disparaîtrez dans la trappe. Vous n'arriverez pas à
suivre. Vous verrez, à la fin des courses : vous ferez
15 %, Giscard 30 %, et François Mitterrand 45 %
8 . »
Samedi 6 avril, un hommage solennel est rendu à
Georges Pompidou à Notre-Dame, en présence de cinquante chefs
d'État et de gouvernement, dont Richard Nixon et Nicolas
Podgorny.
Dimanche 7 avril, l'atmosphère au Comité central
de l'UDR est tendue. Jacques Chirac et Hector Roland 9 lancent officiellement leur offensive
anti-Chaban : « Nous allons au casse-pipe !… Nous
serons ridiculisés !… » scande Chirac devant des
« barons » médusés.
Lundi 8 avril, Giscard annonce sa propre
candidature à Chamalières, le jour même où François Mitterrand est
proclamé candidat unique de la gauche.
Mardi 9 avril, Pierre Messmer lance un appel au
rassemblement et se propose comme candidat unique de la droite.
Chaban et Giscard refusent de se désister.
Jeudi 11 avril, Jacques Foccart se rend place
Beauvau pour rappeler au ministre de l'Intérieur les propos
qu'aurait tenus Pompidou le 26 février précédent. « Vous
m'étonnez beaucoup », se contente de commenter un Jacques
Chirac quelque peu ébranlé par la démarche de ce
« baron » gaulliste qu'il respecte.
Vendredi 12 avril, les sondages basculent et
donnent raison à Chirac. Chaban, qui jusque-là obtenait environ
30 % des intentions de vote, devançant Giscard, passe à
présent derrière lui. Le ministre de l'Intérieur se rend au
domicile du maire de Bordeaux : « Vous êtes en train de
naufrager le mouvement gaulliste. Jamais je ne vous
soutiendrai ! » Plus tard, il écrira :
« D'autres contre-indications rendaient sa candidature des
plus aléatoire… Jacques Chaban-Delmas avait pour lui une très belle
apparence, j'en conviens, mais il était le seul à croire que les
Français avaient gardé un souvenir ébloui d'une “Nouvelle Société”
qu'aurait inventée naguère son gouvernement et dont il était
convaincu que le leitmotiv suffirait à faire affluer les suffrages.
J'étais, à l'inverse, certain d'avance que sa campagne serait un
échec – ce qu'elle fut 10 . »
Samedi 13 avril, Jacques Chirac rencontre en tête
à tête Valéry Giscard d'Estaing. Il lui fait part de son soutien et
des raisons qui le motivent. Giscard est étonné que Chirac n'ait
pas du tout l'air enthousiaste quand il lui propose Matignon en cas
de succès. Jacques Chirac conteste pour sa part cette version des
faits : « Jamais Giscard ne m'a proposé d'être Premier
ministre. Il n'a jamais évoqué la perspective de Matignon avec moi,
et je dirai que c'est tout à son honneur. »
À 19 heures 28, le Manifeste de soutien à VGE,
lancé par Chirac, qui a réuni quarante-trois signataires (quatre
membres du gouvernement, trente-neuf députés UDR), est rendu
public. Chaban n'a désormais plus aucune chance de se
redresser.
À compter de ce jour, beaucoup, dans les rangs
gaullistes, refuseront de serrer la main au « traître »,
et le traîneront dans la boue.
Mardi 16 avril : devant quatre cents élus et
responsables de l'UDR, le ministre de l'Intérieur continue, dans un
brouhaha indescriptible, malgré sifflets et injures, à clamer que
la candidature Chaban est suicidaire pour le parti gaulliste.
« J'ai dû aller expliquer salle Colbert
11 pourquoi j'avais choisi
Giscard au lieu de Chaban… Cela n'a pas été facile, et j'en suis
sorti avec une extinction de voix. J'étais très minoritaire par
rapport à l'ensemble du groupe. Je m'étais dit : c'est
probablement dans l'intérêt de la France, et c'est ce que Pompidou
aurait voulu », se souvient aujourd'hui le président de la
République.
Mercredi 17 avril : dans son Journal
12 , Foccart relate en ces
termes le déroulement de la réunion du Bureau exécutif :
« Tout le monde prend la parole pour dire que c'est
inadmissible, qu'il faut soutenir Chaban et qu'on ne le fait pas,
et pour désapprouver tout ce qui a été fait par Chirac. Ce dernier
a pris une position intransigeante dans le bureau du groupe ;
c'est un “fanatique” lancé dans une opération anti-Chaban… »
Il est décidé de « faire une démarche solennelle auprès de
Messmer pour le mettre en demeure d'expliquer à son ministre de
l'Intérieur qu'il doit cesser de mener des intrigues contre le
candidat UDR ».
Mais, dorénavant, les jeux sont faits. Chaban est
coulé. L'élection départagera François Mitterrand et Valéry Giscard
d'Estaing.
Le 19 mai, Valéry Giscard d'Estaing est élu
président de la République avec 50,81 % des voix. Le
lendemain, il propose Matignon à Chirac qui, à la surprise du
nouveau président, réserve sa réponse, invoquant la lourdeur de la
responsabilité et les divisions de l'UDR. Il hésite parce qu'il
estime que le plus important pour lui est de recoller les morceaux
du parti gaulliste. Et c'est Pierre Juillet qui, semble-t-il, le
convainc d'accepter Matignon, faute de quoi l'UDR risquerait de
sombrer corps et biens.
Chirac va donc à Matignon, mais d'abord et avant
tout pour sauver l'UDR et en prendre évidemment la direction.
Le 27 mai, le voici installé rue de Varenne.
Basées sur un profond malentendu, les relations entre le nouveau
président et son jeune Premier ministre vont rapidement se
dégrader. Jacques Chirac se souvient :
« J'avais dit à Poniatowski que le président
devrait donner un coup de chapeau aux gaullistes. Giscard accepte
l'idée. Il me dit qu'il va inviter à déjeuner l'ensemble des
députés et sénateurs gaullistes. Je m'en réjouis. Je lui recommande
de leur parler au cœur, de dire qu'il compte sur eux. Ce n'est pas
la peine de leur raconter des histoires. Il faut leur dire :
“Ensemble nous allons gagner, ensemble nous allons assurer les
intérêts de la France…”
« J'arrive au déjeuner et patatra ! Il
était déjà installé, il n'y avait pas de couvert en face de lui. Il
se faisait servir en premier, moi en dernier, et il n'y avait
personne devant lui ! Le repas se termine, Giscard se lève et
fait durant trois quarts d'heure un cours de droit constitutionnel.
Je me suis dit : “C'est le désastre !” Les gaullistes se
sont levés, fous furieux. À partir de là, fini : c'était
irrécupérable.
« Giscard a été maladroit. Il ne m'a pas fait
confiance, essentiellement à cause de Ponia qui passait son temps à
lui expliquer que j'étais le dernier des derniers, que j'allais le
trahir. J'étais la bête noire non de Giscard, mais de Ponia qui
détestait les gaullistes. Dès le départ, il a tout fait pour me
fâcher avec Giscard. Il n'a jamais supporté de ne pas être lui-même
nommé Premier ministre. Il faut aussi reconnaître que, pour ce qui
est du comportement, j'étais radicalement différent de
Giscard… »
Tout est déjà en place pour que les chemins de
l'un et de l'autre divergent à grands pas.
1 Lettre ouverte
aux hommes politiques, Albin Michel, 1976.
2 Le Jeune
Loup, de Patrick Rotman, film diffusé sur France 2 les 23 et
24 octobre 2006.
3 Jean Cau, dans Paris Match.
8 Ibid.
9 Député de l'Allier, maire de
Moulins, surnommé « Spartacus », c'était un personnage
haut en couleur.
11 Une des salles de réunion des
« groupes » à l'Assemblée.