4.
Jacques Chirac et André Malraux
L'évocation du rapport intime de Jacques Chirac à
l'art et à la culture, déclenchée par les questions posées sur les
origines lointaines du musée des Arts premiers, ne s'est pas
arrêtée là. Deux nouveaux noms vont surgir de la mémoire du
président : ceux de Jean Chastel, professeur d'histoire de
l'Art au Collège de France, et d'André Malraux. Ils rappellent
d'abord un point que tous ses biographes ont omis, à savoir que la
première mission du jeune auditeur de la Cour des comptes le
propulsa dans le domaine de la culture. Malgré son jeune âge,
Jacques Chirac n'y joua pas les utilités. Il fut en effet une des
chevilles ouvrières d'une grande décision d'André Malraux prise le
24 janvier 1963 : la création de l'Inventaire général des
monuments et des richesses artistiques de la France. Une réforme
qui visait à créer une « conscience artistique » locale,
de telle sorte que la culture devînt accessible au plus grand
nombre.
« J'ai travaillé comme rapporteur de la
Commission culturelle du IVe Plan
qui était présidée par le professeur Jean Chastel, spécialiste de
la Renaissance italienne, mais aussi pape du xvii e. Tout ce que
j'ai appris sur les xvii e et xviii
e siècles me vient de lui. Ce grand
monsieur n'avait qu'un défaut : une radinerie qui surpassait
celle de Giscard ! Il n'avait jamais un sou sur lui et vous
laissait toujours payer…
« J'étais le grognard de Chastel. J'ai eu des
relations agréables avec lui. Je les ai prolongées par des rapports
avec un de ses intimes, Carlos Giulio Argan, un professeur
communiste, spécialiste du Quattrocento, qui était par ailleurs
maire de Rome. Quand ce dernier est mort, on lui a fait de
grandioses funérailles, à la mi-novembre 1992. J'y suis allé et les
autorités m'ont placé au premier rang. C'était quasiment moi qui
portais le deuil. J'étais le premier derrière le fourgon mortuaire…
J'ai été ovationné par les communistes. Il n'y avait d'ailleurs là
que des communistes au milieu d'une forêt de drapeaux rouges.
Beaucoup de photos furent prises… »
Vérification faite, il y a bien, dans le Rapport
général de la commission de l'équipement culturel et du patrimoine
artistique du IVe Plan, publié en
1961, deux chapitres qui ont été rédigés par Jacques Chirac :
« On ne peut désormais dissocier l'objectif du sauvetage des
monuments menacés de celui de leur incorporation dans la vie
nationale et internationale » ; plus loin, il est
question de « mise à disposition [des œuvres] du plus large
public possible ».
Après avoir trouvé trace du travail du jeune
auditeur de la Cour des comptes dans les archives du ministère de
la Culture, il me restait, au cours de mon entretien suivant, à
solliciter la mémoire du chef de l'État sur son rôle exact dans
cette grande réforme que fut l'Inventaire. Une fois de plus j'ai
été confronté à un Chirac montrant du désintérêt pour son propre
passé et dévalorisant tout ce qu'il a fait :
« Ça ne présente pas d'intérêt particulier.
Cette idée – probablement de Chastel – m'avait séduit. Je ne l'ai
pas trouvée à moi tout seul. Mais peut-être l'ai-je inventée, après
tout ? C'était un gros travail. Je me suis lancé là-dedans. Et
j'ai été nommé par je ne sais qui à la Commission de l'inventaire.
Probablement évoqué par des gens très intelligents, très cultivés,
ce concept d'inventaire restait une idée générale, car, comme
toujours, il n'y avait pas d'esprit de suite sur le plan
administratif. Le premier acte militant pour que cela ne reste pas
une idée en l'air, c'est sans doute moi qui l'ai posé… »
C'est à cette époque que Jacques Chirac fait la
connaissance d'André Malraux, ministre de la Culture. Il a continué
à le rencontrer alors que lui-même était au cabinet de Georges
Pompidou, puis comme secrétaire d'État. Impossible d'obtenir de
plus amples précisions tant le président paraît fâché avec les
dates : « Je déjeunais avec lui tous les quinze jours,
chez Lasserre. Nous avions des disputes épouvantables sur l'art
asiatique. Je lui disais qu'il n'y connaissait rien. Le patron de
Lasserre 1 pourrait vous parler de ces disputes, de nos
éclats de voix. Quand ça criait trop fort, il venait vers moi et me
disait : “Doucement, doucement, vous êtes le plus jeune…”
J'avais une immense admiration pour Malraux, mais je le considérais
comme un fumiste sur l'art asiatique ! “Comment pouvez-vous
dire que vous aimez l'art asiatique alors que vous n'avez pas
hésité à arracher les têtes de Banteay Srei et à voler des
statuettes ?” lui lançais-je. Ces remarques le plongeaient
dans une fureur noire, mais ne mettaient pas fin pour autant à nos
déjeuners. Je crois qu'il aimait bien, en définitive, que je lui
tienne tête. Son Musée imaginaire ne
vaut pas tripette… Il s'y connaissait mieux en art africain…
C'était un homme extrêmement intelligent, un esprit très
rapide… » Dans ces points de suspension, il faut entendre
autant de critiques off (« parce
que ça ne sert à rien de cracher sur les tombes »). Ces vives
réserves ne semblent cependant pas avoir entamé l'admiration de
Chirac pour Malraux : « C'était le seul personnage qui,
assis à la droite du général de Gaulle pendant les conseils des
ministres, s'endormait avec élégance sans que le Général lui dise
rien…
– Pourquoi de Gaulle était-il si fasciné par
lui ?
– Parce que c'était le fou du roi. Il
l'amusait. Les fous du roi étaient des gens très intelligents, en
général très cultivés, ayant beaucoup d'esprit. On a conservé d'eux
l'image de gens ridicules, qui multipliaient des pitreries ;
ce n'est pas du tout cela… C'étaient des gens drôles, qui
délassaient le monarque. Malraux est bien l'incarnation, au sens
noble, du fou du roi. De Gaulle était content, il l'écoutait.
Malraux le distrayait. Il était intelligent, on le disait très
cultivé. Il racontait plein de choses passionnantes. Il avait
réussi à se promouvoir colonel en 1944, ce qui suppose un certain
sens des opportunités… »
Dans ces confidences de Jacques Chirac, jamais
n'est apparu le fait que l'auteur des Conquérants l'avait lui aussi fasciné, ni qu'il
avait lu tous ses livres, lesquels garnissaient sa bibliothèque.
C'est Bernadette Chirac, sa mémoire de secours, qui me l'a
révélé : « Dès le début de notre rencontre, il me parlait
tout le temps de Malraux qu'il admirait beaucoup. Il me parlait
énormément de la guerre d'Espagne… Si bien que je lui ai offert
Les Voix du silence, que je lui ai
dédicacé le 27 février 1954 : À Jacques
Chirac… car le silence est d'or. Bernadette… Quand, le soir,
je le voyais secoué de tics, je savais qu'il avait déjeuné avec
Malraux… »
Le président a quelques livres dédicacés par
l'écrivain lui-même. Ainsi, sur la page de garde de La Métamorphose des Dieux, peut-on lire :
« L'artiste n'est pas le transcripteur du monde, il en est le
rival. » Quant aux Antimémoires,
ils n'ont eu droit qu'à un sobre « Pour Jean [sic] Chirac, en amical souvenir. » De même le
président garde-t-il précieusement les cartes de vœux adressées par
Malraux.
Avec l'âge, il est resté fidèle à son héros de
jeunesse, même si, sous l'influence de Mme Claude Pompidou, il
a pris quelque distance avec certains pans de son œuvre et de son
action. À la mort de l'écrivain, il avait signé, dans Le Quotidien de Paris 2 , un article intitulé « Un “maître à
vivre” », commençant par : « C'est un incomparable
témoin de notre temps qui vient d'accéder à l'au-delà de la vie,
laissant une impérissable “cicatrice sur la face de la
Terre”. » Puis cet article retient pour thème la
« méditation sur la mort » que Malraux n'a jamais
interrompue : « C'est l'obsédante pensée qui traverse
toute sa vie. La mort, il l'a regardée en face sans
broncher. »
J'ai eu la curiosité de lire le long discours qu'a
prononcé le président de la République, le 23 novembre 1996, pour
le transfert des cendres d'André Malraux au Panthéon. J'ai d'emblée
été frappé par le souffle qui parcourt ce texte et j'ai beau savoir
que Jacques Chirac, comme ses prédécesseurs, emploie des
« nègres » pour rédiger ses discours, j'ai pensé que
celui-ci avait néanmoins dû faire l'objet de toutes ses attentions.
Il m'a semblé qu'au-delà de la passion pour les arts asiatiques et
africains qu'il partageait avec lui, et malgré les réserves que lui
inspirait le personnage, il en avait brossé un portrait auquel il
avait mêlé quelques bribes de lui-même, de ses angoisses et de ses
interrogations. En voici quelques extraits :
« Vous êtes l'homme de l'inquiétude, de la
recherche, de la quête, celui qui trace son propre chemin […]. Dans
vos conversations avec les poètes et les peintres cubistes, vos
amis, vous étiez déjà celui qui interroge âprement notre condition
[…]. Votre rapport à l'art, qui est sans doute la pierre angulaire
de votre vie, n'est qu'une longue interrogation. Votre première
femme, Clara, vous montre, à 20 ans, dans les musées de Florence,
courant vers le beau, comme, écrit-elle, “si vous étiez en danger”,
avide de voir, de comparer, d'imaginer, de trouver votre monde […].
Cette richesse, cette quête font de vous l'homme de l'aventure, de
l'ouverture au monde, et donc de la tolérance et du respect de
l'autre. Votre intimité avec toutes les cultures, votre façon si
neuve de faire dialoguer entre eux les arts du monde, par-delà les
frontières et les époques, vous consacre citoyen de l'Intemporel,
un Intemporel qui est nécessairement fraternel.
« Vous avez eu très tôt l'intuition que c'est
la comparaison, la confrontation des œuvres, statue Maya, fétiche
du Dahomey, masque nô ou buste grec, qui permet de les comprendre,
de les ressentir, de les transformer […]. Quand on aborde les arts
de partout avec cette liberté intérieure, cette compréhension
intime et cette infinie curiosité […], il ne peut y avoir que
reconnaissance pour les peuples, et des peuples qui les ont créés
[…]. “Le fétiche, avez-vous écrit, ne balbutie pas la langue des
formes humaines, il parle la sienne.” Dans cette approche il y a du
respect, de l'humilité, à mille lieues de l'ignorance et de
l'arrogance qui ont voilé si souvent le regard de l'Occident. […]
Vous êtes, André Malraux, en prise directe sur le monde. Vous allez
être de ceux qui prennent en charge l'injustice du monde.
« Personne n'a, avec plus d'éloquence,
défendu l'idéal de justice et chanté la fraternité. En Indochine,
au cours d'un séjour qui est d'abord forcé, vous découvrez les
différences de traitement selon que l'on est indigène ou européen,
un droit qui n'est pas égal pour tous, parfois l'humiliation,
parfois la violence, tout simplement les mille visages de la bêtise
ordinaire.
« […] Vous allez prendre les armes de
l'Espoir aux côtés des Républicains espagnols. C'est le temps de
l'escadrille España, dont vous êtes l'âme. C'est le temps des
quelques Bréguet, Potez et Douglas que vous avez pu rassembler,
parfois si mal équipés qu'il faut larguer les bombes à la main.
C'est la destruction, à Medellin, de la colonne franquiste, ce qui
contribue à défendre Madrid pour un temps. L'attaque de Teruel, le
secours porté aux réfugiés de Malaga. C'est le courage physique et
c'est la fraternité comme réponse aux vertiges de l'absurde.
« […] Nul solitaire, André Malraux, n'a
chanté mieux que vous ce qui unit les hommes au point de donner à
leur vie, même fugitivement, sens et direction. […] Ce qui vous
habite, c'est la recherche de l'efficacité qui marque votre
relation avec le communisme, dont vous appréciez l'organisation et
la discipline face au nazisme. Mais c'est surtout le sens de la
responsabilité. “Quand on a écrit ce que j'ai écrit et qu'il y a le
fascisme quelque part, on se bat contre le fascisme”, direz-vous à
Roger Stéphane en 1945 […].
« André Malraux, vous êtes […] aussi un homme
passionné par la France telle que, pour vous, l'incarne le général
de Gaulle. […] Vous avez dit : “L'aventure n'existe plus qu'au
niveau des gouvernements.” Plus tard, vous interrogez avec
force : “D'où peut-on le mieux arrêter la guerre
d'Algérie ? De l'Hôtel Matignon ou des Deux Magots ?” Et
vous dites encore, ministre d'État chargé des Affaires
culturelles : “Dans un univers qui est à mes yeux, comme vous
le savez, un univers passablement absurde, il y a quelque chose qui
n'est pas absurde, c'est ce que l'on peut faire pour les autres.” Y
a-t-il plus belle définition de l'action politique ?
« Dans ce ministère qui existe pour la
première fois, […] vous rendrez aux Français la conscience de leur
patrimoine en lançant l'inventaire des richesses artistiques de la
France, en restaurant des monuments essentiels, en changeant la
couleur de Paris […]. Mais, surtout, parce que vous aimez partager
et que vous rejetez une conception “aristocratique” du savoir, vous
inventez les Maisons de la culture, qui sont un acte de foi dans la
démocratie culturelle. La culture comme prolongement du rêve de
Jules Ferry. La culture comme nouveau droit, pour chaque enfant,
pour chaque citoyen. La culture contre la mort… Cette idée, si
forte, de “donner à chacun les clés du trésor”, est plus moderne
aujourd'hui que jamais, et doit inspirer nos actes […]. La France,
avez-vous dit, “n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour
tous, lorsqu'elle n'est pas repliée sur elle-même”. »
Afin de vérifier mon intuition sur l'inspiration
toute personnelle de ce discours, je me suis mis à le paraphraser
en remplaçant dans certains passages le nom de Malraux par celui de
mon interlocuteur :
« Si j'écrivais “Le rapport à l'art de
Jacques Chirac, qui est sans doute la pierre angulaire de sa vie,
n'est qu'une longue interrogation. Dès son adolescence, il court
vers le beau, comme s'il était en danger, avide de voir, de
comparer, d'imaginer, de trouver son monde…”, est-ce que cela vous
semblerait éloigné de la réalité ?
– Cela me paraîtrait flatteur, mais pas
éloigné, en effet… Quand je suis arrivé à Paris, j'avais 13-14 ans…
À l'époque voyaient le jour les premiers livres d'art moderne
accessibles sur le plan financier. J'étais fasciné par les
librairies et c'est ainsi que j'ai connu Pierre
Seghers… »
Je reprends ma paraphrase de son discours sur
Malraux sans lui avouer encore ma supercherie. Je vois qu'il
acquiesce à la plupart des passages que j'ai choisis. Puis lui
confesse mon stratagème en soulignant que j'ai l'intime conviction
que le discours qu'il prononça lors de la panthéonisation de
Malraux fut dans une large mesure, même s'il n'en était pas
conscient, une projection de ce qu'il est… En somme, qu'en parlant
de Malraux il parlait beaucoup de lui.
Le président hésite. Je reprends la lecture de la
première phrase : « Le rapport à l'art de Jacques Chirac,
qui est sans doute la pierre angulaire de sa vie, n'est qu'une
longue interrogation. Dès son adolescence, il court vers le beau
comme s'il était en danger… »
« Pour ce qui est de la longue interrogation,
c'est évident. Mais je crois que c'est là une caractéristique de
tout un chacun…
– Certes, mais commencer par le rapport à
l'art n'est pas caractéristique de tout le monde !
– Sans doute… C'est peut-être une des raisons
pour lesquelles j'ai essayé de me protéger longtemps du regard des
autres. J'étais soucieux de ne pas mélanger les genres… Les
journalistes qui parlaient de moi disaient souvent : “C'est un
analphabète…” »
Ce n'est pas sa passion pour l'art que Jacques
Chirac a protégée, mais ce qu'elle recouvrait et que je m'en vais
découvrir au fil de nos entretiens et de mon enquête.
« Vous avez entretenu cette impression et
vous n'avez rien fait pour corriger l'appréciation des
observateurs…
– Je n'ai rien fait pour la changer parce que
je me disais : Au moins, on me fout la paix, j'ai mon domaine
personnel et ce n'est pas la peine que les journalistes, pour des
raisons politiques, viennent mettre leurs grands pieds dans mon
jardin privé… C'est vrai que je n'ai rien fait pour confirmer ou
infirmer… Je me souviendrai toujours de ce voyage en Chine où
m'accompagna, entre autres, une journaliste connue. L'avion
décolle. Les Guides bleus venaient de publier leur dernier volume
consacré à la Chine et le directeur de la collection m'en avait
envoyé un exemplaire. À bord, je prends donc ce Guide bleu et
entreprends de lire la partie “Histoire”, que je trouve d'ailleurs
bien faite… Huit jours après sort un article de cette journaliste
bien connue : “Ce Chirac, quel fumiste ! Il a parlé de la
Chine, eh bien moi, je peux vous le dire, parce que j'en ai été
témoin, il avait appris dans le Guide bleu tout ce qu'il a pu
débiter : c'est tout ce qu'il savait sur la Chine…” Je me suis
dit : voilà la meilleure ! [Et de rire à gorge déployée…]
Je n'ai pas démenti, je n'ai rien dit. C'est vrai que je n'ai
jamais cherché à démentir quoi que ce soit… Au reste, ça ne m'a
fait aucune peine. [Et de continuer à ponctuer ses propos de grands
éclats de rire, comme s'il était ravi, a
posteriori, d'avoir joué un bon tour à ces journalistes
qu'il prend lui aussi, en retour, pour des analphabètes…]
– Cela vous laissait une certaine marge de
manœuvre… ?
– J'étais au fond très content que cette
journaliste m'ait traité de “fumiste” [Rire].
– Vous étiez content parce que ce qui vous
importe, au fond de vous-même, c'est le fait que personne ne pourra
vous confisquer l'émotion que vous ressentez devant la Kudara
Kannon ?
– [Nouveaux rires.] Ah ça, c'est sûr…
Personne ne viendra troubler cette émotion-là…
– J'ai rencontré des gens qui m'ont décrit
comme vous pouviez paraître en dehors du monde quand vous
contempliez certaines œuvres, au musée Guimet ou ailleurs…Vous
pouvez laisser tout le monde en rade, comme si vous éprouviez un
véritable choc esthétique…
– Il y a du vrai, il y a du vrai…
– Je voudrais revenir à votre discours sur
Malraux. Vous en souvenez-vous, vous rappelez-vous y avoir
particulièrement travaillé ?
– Je ne m'en souviens pas. Ce que je peux
vous dire, en revanche, c'est que j'y ai sans doute
particulièrement travaillé, parce que c'était Malraux. Je portais
sur lui, je vous l'ai dit, un jugement quelque peu hétérodoxe,
parce qu'il y avait dans sa vie des choses qui m'avaient
profondément choqué. J'avais de l'admiration pour le clown
extraordinaire qu'il était, mais aller couper des têtes à Banteay
Srei et les ramener, ce n'était pas pardonnable…
– Même si vous pensiez que c'était, lui, un
fumiste, sa démarche, consistant à tirer entre les arts un fil
invisible, vous intéressait ?
– Bien entendu… Ce que je peux vous dire,
c'est que j'ai dû beaucoup travailler ce discours, parce que
c'était Malraux, parce que je ne voulais pas être injuste, mais
aussi parce que c'était l'occasion de faire passer quelque
chose…
– … qui vous intéressait au plus profond de
vous-même ?
– Absolument. Ça, c'est tout à fait exact. La
seule nuance que j'apporterais, c'est que je ne suis pas un
admirateur inconditionnel de Malraux…
– C'est pour cette raison que je parle de
projection personnelle dans votre discours. Pourtant, même en
tenant compte de vos réserves sur le personnage, je crois que le
côté aventurier, chez lui, vous plaisait ?
– Sans doute.
– Je vais plus loin : son engagement
dans la guerre d'Espagne a manifestement été un épisode qui vous a
intéressé ?
– Sans aucun doute. Avec cette manière qu'il
avait de… Je vous ai raconté cette histoire : “J'étais sur le
Guadalquivir…” ?
– Non.
– C'est une merveilleuse histoire… J'étais à
l'époque au cabinet de Pompidou. On était à la veille d'élections,
il y avait alors de grandes réunions publiques. Un jour, une de ces
réunions devait être présidée par Malraux pour soutenir les
candidats de la majorité d'alors, et je me suis retrouvé dans ses
bagages… C'était à Saint-Denis. Il y avait là de quatre à cinq
mille personnes. Juste avant notre arrivée, la gendarmerie nous
appelle : le préfet nous fait dire que les communistes sont
venus à deux trains entiers – de Marseille, je crois –, ont
chassé les autres et occupé la salle. Il fallait décider de ce
qu'on faisait. Malraux a dit : “On y va !” On débarque
donc à la réunion. On se fait huer, huer comme jamais par une foule
de quatre à cinq mille communistes déchaînés. Vous savez, j'ai
l'habitude des salles de ce type : il vient un moment où il se
passe quelque chose d'insolite. La salle est tout à fait dissipée,
mais, d'un coup, on ne sait trop pourquoi, s'abat sur elle un
silence intégral. Je l'ai souvent remarqué et les gens qui ont
l'habitude des meetings vous le confirmeront… On était convenu
d'emblée que personne ne parlerait en dehors de Malraux ; il
était monté à la tribune et attendait que ça se passe, car il ne
pouvait naturellement pas se faire entendre. Soudain s'est passé ce
phénomène extraordinaire dont j'ai parlé, cette fraction de seconde
pendant laquelle il a régné un grand silence. Malraux, génial
interprète, a saisi l'instant, et, d'une voix tonnante, a lancé
dans le micro : “Je vous vois bien… J'étais sur le
Guadalquivir, je vous ai attendus et je ne vous ai pas vus venir…”
[Chirac a pris les intonations de Malraux.] Consternation des
communistes : pourquoi, on n'a pas été sur le
Guadalquivir ? Dans la foulée, Malraux a prononcé son
discours, il a été ensuite un peu chahuté, mais le message est
passé, c'était génial ! “J'étais sur le Guadalquivir, je vous
ai attendus et je ne vous ai pas vus…” Stupeur ! Chirac en rit
encore et ajoute : “C'était d'un grand, très grand
artiste !”
– Les phrases que, dans le discours sur
Malraux, vous prononcez sur la fraternité, la lutte contre le
nazisme, on sent bien que ce sont largement les vôtres. Même si
vous avez lutté ensuite contre les communistes, on sent bien que
vous respectez leur lutte contre le nazisme et le fascisme…
– Sans aucun doute. J'ai d'ailleurs eu
beaucoup d'amis parmi les communistes, des gens comme le colonel
Rol-Tanguy. Je continue à entretenir des relations avec sa femme,
je lui téléphone une fois par semaine… J'entretiens également des
relations suivies avec Robert Chambeiron, le compagnon de Jean
Moulin. Je suis très lié avec lui aussi. Voilà des gens qui peuvent
vous parler de moi… »
Chirac oublie de rappeler ici une mesure qu'il fit
prendre au pas de charge après le transfert des cendres d'André
Malraux au Panthéon : accorder le titre d'anciens combattants
aux survivants français des Brigades internationales. Mesure
hautement symbolique, prise par un président classé à droite à
l'égard de Français généralement engagés à l'extrême gauche. Mesure
traduisant aussi l'amitié qu'il avait nouée de longue date avec le
colonel Rol-Tanguy, au parcours ancré très à gauche, puisque
successivement syndicaliste communiste, commissaire politique de la
14e brigade (la Marseillaise),
créateur des FTP dans la Résistance, puis chef des FFI
d'Île-de-France…
L'éloge funèbre prononcé le 12 septembre 2002 aux
Invalides en l'honneur du colonel Henri Rol-Tanguy m'avait échappé.
Jacques Chirac y exprimait son profond attachement à cet
« homme de charisme et de rayonnement […], ce meneur d'hommes
qui aimait les êtres autant que les idées ». Il y disait
l'avoir rencontré souvent : « À maintes reprises, nous
avons évoqué ces pages tragiques et glorieuses de notre histoire
dont il fut un grand témoin. J'avais pour cet homme d'exception une
profonde admiration. »
Cécile Rol-Tanguy 3 confirme cette amitié à première vue
surprenante : « Mon mari avait beaucoup de sympathie pour
l'homme, qui est chaleureux et amical. Jacques Chirac a été marqué
par la période de la Résistance. Nous l'avons connu quand il était
encore maire de Paris. Mon mari avait protesté auprès de lui sur la
manière dont on parlait des FFI. Ses remarques l'ont probablement
fait réfléchir. À partir de là, il s'est montré très amical, très
détendu avec nous. Il était intéressé par l'histoire de la
Résistance et de la guerre d'Espagne, et par le parcours de mon
mari, brigadiste à 29 ans, pour qui cet engagement était quelque
chose de très fort…
« Quand Jacques Chirac m'a téléphoné pour
m'inviter au dîner offert à l'Élysée en l'honneur du roi et de la
reine d'Espagne, le 27 mars 2006, j'ai dû prendre une chaise et m'y
laisser tomber tellement j'étais émue. Son appel m'a bouleversée…
Et quand je l'ai entendu, à l'Élysée, devant le roi Juan Carlos,
parler de mon mari comme d'“un de ces grands héros de la lutte pour
la démocratie 4 ”, cela m'a semblé peut-être un peu trop
fort et, en même temps, j'ai été très touchée… »
Cécile Rol-Tanguy évoque ensuite en quelques mots
les idéaux défendus par son mari et par elle, fille d'un
« coco mort à Auschwitz » qui avait lui aussi une
« haute idée de ce qu'il fallait faire ». La veuve du
grand résistant – c'est lui qui assura en 1945 la direction de
l'insurrection parisienne – précise que Chirac, « homme très
fidèle en amitié », avec une très grande gentillesse lui
téléphone régulièrement, tout comme il téléphonait à son mari
jusqu'à sa mort. « Dans les heures qui ont suivi les débuts de
sa maladie, il a pris de ses nouvelles et n'a pas cessé jusqu'à la
fin. »
Robert Chambeiron 5 n'a pas davantage de réticences à parler de
la nature de ses liens avec le président de la République :
« Jacques Chirac est très fidèle à la Résistance, cette page
si importante de notre histoire. Je l'ai rencontré en 1994 quand il
était encore maire de Paris. Il nous avait demandé, au colonel
Rol-Tanguy et à moi, de participer à un petit cercle pour préparer
les cérémonies du cinquantième anniversaire de la Libération de
Paris. Nos relations se sont poursuivies depuis lors, le président
sachant parfaitement qui je suis et quelles sont mes options. Je
retiens de lui des gestes significatifs à l'égard de la Résistance.
J'ai beaucoup apprécié que, lors du dernier défilé du 14 Juillet,
il ait eu l'idée d'associer le Chant des
partisans à La Marseillaise. Je
lui ai téléphoné pour lui dire que c'était sensationnel, que ça
avait une gueule extraordinaire. Jacques Chirac est très
antifasciste. Il aime à entendre parler de la guerre d'Espagne, du
rôle de Pierre Cot, de Jean Moulin… C'est un passé qu'il apprécie
particulièrement et qu'il connaît bien. Je le vois assez souvent.
Nous avons des discussions sur la Résistance. Par exemple, sur la
signification du 18 juin 1940 par rapport au 27 mai 1943, date de
la première réunion du Conseil national de la Résistance. Il n'est
absolument pas léger sur ces sujets. Je me souviens d'un jour où il
m'a demandé s'il pouvait prendre des notes… Il n'est absolument pas
gêné de se retrouver avec des gens qui ne partagent pas ses idées,
je dirais même : au contraire. C'était l'esprit de la
Résistance de réunir ainsi des gens très différents… »
1 Aujourd'hui décédé.
2 Daté du 24 novembre 1976.
3 Entretien avec l'auteur le 25
juillet 2006.
4 La phrase exacte est :
« Et je tiens à saluer aujourd'hui Mme Rol-Tanguy, l'épouse du
colonel Rol-Tanguy, compagnon de la Libération, qui fut l'un de ces
grands héros de la lutte pour la démocratie… »
5 Entretien avec l'auteur le 25
juillet 2006.