4.
Jacques Chirac et André Malraux
L'évocation du rapport intime de Jacques Chirac à l'art et à la culture, déclenchée par les questions posées sur les origines lointaines du musée des Arts premiers, ne s'est pas arrêtée là. Deux nouveaux noms vont surgir de la mémoire du président : ceux de Jean Chastel, professeur d'histoire de l'Art au Collège de France, et d'André Malraux. Ils rappellent d'abord un point que tous ses biographes ont omis, à savoir que la première mission du jeune auditeur de la Cour des comptes le propulsa dans le domaine de la culture. Malgré son jeune âge, Jacques Chirac n'y joua pas les utilités. Il fut en effet une des chevilles ouvrières d'une grande décision d'André Malraux prise le 24 janvier 1963 : la création de l'Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Une réforme qui visait à créer une « conscience artistique » locale, de telle sorte que la culture devînt accessible au plus grand nombre.
« J'ai travaillé comme rapporteur de la Commission culturelle du IVe Plan qui était présidée par le professeur Jean Chastel, spécialiste de la Renaissance italienne, mais aussi pape du xvii e. Tout ce que j'ai appris sur les xvii e et xviii e siècles me vient de lui. Ce grand monsieur n'avait qu'un défaut : une radinerie qui surpassait celle de Giscard ! Il n'avait jamais un sou sur lui et vous laissait toujours payer…
« J'étais le grognard de Chastel. J'ai eu des relations agréables avec lui. Je les ai prolongées par des rapports avec un de ses intimes, Carlos Giulio Argan, un professeur communiste, spécialiste du Quattrocento, qui était par ailleurs maire de Rome. Quand ce dernier est mort, on lui a fait de grandioses funérailles, à la mi-novembre 1992. J'y suis allé et les autorités m'ont placé au premier rang. C'était quasiment moi qui portais le deuil. J'étais le premier derrière le fourgon mortuaire… J'ai été ovationné par les communistes. Il n'y avait d'ailleurs là que des communistes au milieu d'une forêt de drapeaux rouges. Beaucoup de photos furent prises… »
Vérification faite, il y a bien, dans le Rapport général de la commission de l'équipement culturel et du patrimoine artistique du IVe Plan, publié en 1961, deux chapitres qui ont été rédigés par Jacques Chirac : « On ne peut désormais dissocier l'objectif du sauvetage des monuments menacés de celui de leur incorporation dans la vie nationale et internationale » ; plus loin, il est question de « mise à disposition [des œuvres] du plus large public possible ».
Après avoir trouvé trace du travail du jeune auditeur de la Cour des comptes dans les archives du ministère de la Culture, il me restait, au cours de mon entretien suivant, à solliciter la mémoire du chef de l'État sur son rôle exact dans cette grande réforme que fut l'Inventaire. Une fois de plus j'ai été confronté à un Chirac montrant du désintérêt pour son propre passé et dévalorisant tout ce qu'il a fait :
« Ça ne présente pas d'intérêt particulier. Cette idée – probablement de Chastel – m'avait séduit. Je ne l'ai pas trouvée à moi tout seul. Mais peut-être l'ai-je inventée, après tout ? C'était un gros travail. Je me suis lancé là-dedans. Et j'ai été nommé par je ne sais qui à la Commission de l'inventaire. Probablement évoqué par des gens très intelligents, très cultivés, ce concept d'inventaire restait une idée générale, car, comme toujours, il n'y avait pas d'esprit de suite sur le plan administratif. Le premier acte militant pour que cela ne reste pas une idée en l'air, c'est sans doute moi qui l'ai posé… »

C'est à cette époque que Jacques Chirac fait la connaissance d'André Malraux, ministre de la Culture. Il a continué à le rencontrer alors que lui-même était au cabinet de Georges Pompidou, puis comme secrétaire d'État. Impossible d'obtenir de plus amples précisions tant le président paraît fâché avec les dates : « Je déjeunais avec lui tous les quinze jours, chez Lasserre. Nous avions des disputes épouvantables sur l'art asiatique. Je lui disais qu'il n'y connaissait rien. Le patron de Lasserre 1 pourrait vous parler de ces disputes, de nos éclats de voix. Quand ça criait trop fort, il venait vers moi et me disait : “Doucement, doucement, vous êtes le plus jeune…” J'avais une immense admiration pour Malraux, mais je le considérais comme un fumiste sur l'art asiatique ! “Comment pouvez-vous dire que vous aimez l'art asiatique alors que vous n'avez pas hésité à arracher les têtes de Banteay Srei et à voler des statuettes ?” lui lançais-je. Ces remarques le plongeaient dans une fureur noire, mais ne mettaient pas fin pour autant à nos déjeuners. Je crois qu'il aimait bien, en définitive, que je lui tienne tête. Son Musée imaginaire ne vaut pas tripette… Il s'y connaissait mieux en art africain… C'était un homme extrêmement intelligent, un esprit très rapide… » Dans ces points de suspension, il faut entendre autant de critiques off (« parce que ça ne sert à rien de cracher sur les tombes »). Ces vives réserves ne semblent cependant pas avoir entamé l'admiration de Chirac pour Malraux : « C'était le seul personnage qui, assis à la droite du général de Gaulle pendant les conseils des ministres, s'endormait avec élégance sans que le Général lui dise rien…
– Pourquoi de Gaulle était-il si fasciné par lui ?
– Parce que c'était le fou du roi. Il l'amusait. Les fous du roi étaient des gens très intelligents, en général très cultivés, ayant beaucoup d'esprit. On a conservé d'eux l'image de gens ridicules, qui multipliaient des pitreries ; ce n'est pas du tout cela… C'étaient des gens drôles, qui délassaient le monarque. Malraux est bien l'incarnation, au sens noble, du fou du roi. De Gaulle était content, il l'écoutait. Malraux le distrayait. Il était intelligent, on le disait très cultivé. Il racontait plein de choses passionnantes. Il avait réussi à se promouvoir colonel en 1944, ce qui suppose un certain sens des opportunités… »
Dans ces confidences de Jacques Chirac, jamais n'est apparu le fait que l'auteur des Conquérants l'avait lui aussi fasciné, ni qu'il avait lu tous ses livres, lesquels garnissaient sa bibliothèque. C'est Bernadette Chirac, sa mémoire de secours, qui me l'a révélé : « Dès le début de notre rencontre, il me parlait tout le temps de Malraux qu'il admirait beaucoup. Il me parlait énormément de la guerre d'Espagne… Si bien que je lui ai offert Les Voix du silence, que je lui ai dédicacé le 27 février 1954 : À Jacques Chirac… car le silence est d'or. Bernadette… Quand, le soir, je le voyais secoué de tics, je savais qu'il avait déjeuné avec Malraux… »
Le président a quelques livres dédicacés par l'écrivain lui-même. Ainsi, sur la page de garde de La Métamorphose des Dieux, peut-on lire : « L'artiste n'est pas le transcripteur du monde, il en est le rival. » Quant aux Antimémoires, ils n'ont eu droit qu'à un sobre « Pour Jean [sic] Chirac, en amical souvenir. » De même le président garde-t-il précieusement les cartes de vœux adressées par Malraux.
Avec l'âge, il est resté fidèle à son héros de jeunesse, même si, sous l'influence de Mme Claude Pompidou, il a pris quelque distance avec certains pans de son œuvre et de son action. À la mort de l'écrivain, il avait signé, dans Le Quotidien de Paris 2 , un article intitulé « Un “maître à vivre” », commençant par : « C'est un incomparable témoin de notre temps qui vient d'accéder à l'au-delà de la vie, laissant une impérissable “cicatrice sur la face de la Terre”. » Puis cet article retient pour thème la « méditation sur la mort » que Malraux n'a jamais interrompue : « C'est l'obsédante pensée qui traverse toute sa vie. La mort, il l'a regardée en face sans broncher. »
J'ai eu la curiosité de lire le long discours qu'a prononcé le président de la République, le 23 novembre 1996, pour le transfert des cendres d'André Malraux au Panthéon. J'ai d'emblée été frappé par le souffle qui parcourt ce texte et j'ai beau savoir que Jacques Chirac, comme ses prédécesseurs, emploie des « nègres » pour rédiger ses discours, j'ai pensé que celui-ci avait néanmoins dû faire l'objet de toutes ses attentions. Il m'a semblé qu'au-delà de la passion pour les arts asiatiques et africains qu'il partageait avec lui, et malgré les réserves que lui inspirait le personnage, il en avait brossé un portrait auquel il avait mêlé quelques bribes de lui-même, de ses angoisses et de ses interrogations. En voici quelques extraits :
« Vous êtes l'homme de l'inquiétude, de la recherche, de la quête, celui qui trace son propre chemin […]. Dans vos conversations avec les poètes et les peintres cubistes, vos amis, vous étiez déjà celui qui interroge âprement notre condition […]. Votre rapport à l'art, qui est sans doute la pierre angulaire de votre vie, n'est qu'une longue interrogation. Votre première femme, Clara, vous montre, à 20 ans, dans les musées de Florence, courant vers le beau, comme, écrit-elle, “si vous étiez en danger”, avide de voir, de comparer, d'imaginer, de trouver votre monde […]. Cette richesse, cette quête font de vous l'homme de l'aventure, de l'ouverture au monde, et donc de la tolérance et du respect de l'autre. Votre intimité avec toutes les cultures, votre façon si neuve de faire dialoguer entre eux les arts du monde, par-delà les frontières et les époques, vous consacre citoyen de l'Intemporel, un Intemporel qui est nécessairement fraternel.
« Vous avez eu très tôt l'intuition que c'est la comparaison, la confrontation des œuvres, statue Maya, fétiche du Dahomey, masque nô ou buste grec, qui permet de les comprendre, de les ressentir, de les transformer […]. Quand on aborde les arts de partout avec cette liberté intérieure, cette compréhension intime et cette infinie curiosité […], il ne peut y avoir que reconnaissance pour les peuples, et des peuples qui les ont créés […]. “Le fétiche, avez-vous écrit, ne balbutie pas la langue des formes humaines, il parle la sienne.” Dans cette approche il y a du respect, de l'humilité, à mille lieues de l'ignorance et de l'arrogance qui ont voilé si souvent le regard de l'Occident. […] Vous êtes, André Malraux, en prise directe sur le monde. Vous allez être de ceux qui prennent en charge l'injustice du monde.
« Personne n'a, avec plus d'éloquence, défendu l'idéal de justice et chanté la fraternité. En Indochine, au cours d'un séjour qui est d'abord forcé, vous découvrez les différences de traitement selon que l'on est indigène ou européen, un droit qui n'est pas égal pour tous, parfois l'humiliation, parfois la violence, tout simplement les mille visages de la bêtise ordinaire.
« […] Vous allez prendre les armes de l'Espoir aux côtés des Républicains espagnols. C'est le temps de l'escadrille España, dont vous êtes l'âme. C'est le temps des quelques Bréguet, Potez et Douglas que vous avez pu rassembler, parfois si mal équipés qu'il faut larguer les bombes à la main. C'est la destruction, à Medellin, de la colonne franquiste, ce qui contribue à défendre Madrid pour un temps. L'attaque de Teruel, le secours porté aux réfugiés de Malaga. C'est le courage physique et c'est la fraternité comme réponse aux vertiges de l'absurde.
« […] Nul solitaire, André Malraux, n'a chanté mieux que vous ce qui unit les hommes au point de donner à leur vie, même fugitivement, sens et direction. […] Ce qui vous habite, c'est la recherche de l'efficacité qui marque votre relation avec le communisme, dont vous appréciez l'organisation et la discipline face au nazisme. Mais c'est surtout le sens de la responsabilité. “Quand on a écrit ce que j'ai écrit et qu'il y a le fascisme quelque part, on se bat contre le fascisme”, direz-vous à Roger Stéphane en 1945 […].
« André Malraux, vous êtes […] aussi un homme passionné par la France telle que, pour vous, l'incarne le général de Gaulle. […] Vous avez dit : “L'aventure n'existe plus qu'au niveau des gouvernements.” Plus tard, vous interrogez avec force : “D'où peut-on le mieux arrêter la guerre d'Algérie ? De l'Hôtel Matignon ou des Deux Magots ?” Et vous dites encore, ministre d'État chargé des Affaires culturelles : “Dans un univers qui est à mes yeux, comme vous le savez, un univers passablement absurde, il y a quelque chose qui n'est pas absurde, c'est ce que l'on peut faire pour les autres.” Y a-t-il plus belle définition de l'action politique ?
« Dans ce ministère qui existe pour la première fois, […] vous rendrez aux Français la conscience de leur patrimoine en lançant l'inventaire des richesses artistiques de la France, en restaurant des monuments essentiels, en changeant la couleur de Paris […]. Mais, surtout, parce que vous aimez partager et que vous rejetez une conception “aristocratique” du savoir, vous inventez les Maisons de la culture, qui sont un acte de foi dans la démocratie culturelle. La culture comme prolongement du rêve de Jules Ferry. La culture comme nouveau droit, pour chaque enfant, pour chaque citoyen. La culture contre la mort… Cette idée, si forte, de “donner à chacun les clés du trésor”, est plus moderne aujourd'hui que jamais, et doit inspirer nos actes […]. La France, avez-vous dit, “n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour tous, lorsqu'elle n'est pas repliée sur elle-même”. »
Afin de vérifier mon intuition sur l'inspiration toute personnelle de ce discours, je me suis mis à le paraphraser en remplaçant dans certains passages le nom de Malraux par celui de mon interlocuteur :
« Si j'écrivais “Le rapport à l'art de Jacques Chirac, qui est sans doute la pierre angulaire de sa vie, n'est qu'une longue interrogation. Dès son adolescence, il court vers le beau, comme s'il était en danger, avide de voir, de comparer, d'imaginer, de trouver son monde…”, est-ce que cela vous semblerait éloigné de la réalité ?
– Cela me paraîtrait flatteur, mais pas éloigné, en effet… Quand je suis arrivé à Paris, j'avais 13-14 ans… À l'époque voyaient le jour les premiers livres d'art moderne accessibles sur le plan financier. J'étais fasciné par les librairies et c'est ainsi que j'ai connu Pierre Seghers… »
Je reprends ma paraphrase de son discours sur Malraux sans lui avouer encore ma supercherie. Je vois qu'il acquiesce à la plupart des passages que j'ai choisis. Puis lui confesse mon stratagème en soulignant que j'ai l'intime conviction que le discours qu'il prononça lors de la panthéonisation de Malraux fut dans une large mesure, même s'il n'en était pas conscient, une projection de ce qu'il est… En somme, qu'en parlant de Malraux il parlait beaucoup de lui.
Le président hésite. Je reprends la lecture de la première phrase : « Le rapport à l'art de Jacques Chirac, qui est sans doute la pierre angulaire de sa vie, n'est qu'une longue interrogation. Dès son adolescence, il court vers le beau comme s'il était en danger… »
« Pour ce qui est de la longue interrogation, c'est évident. Mais je crois que c'est là une caractéristique de tout un chacun…
– Certes, mais commencer par le rapport à l'art n'est pas caractéristique de tout le monde !
– Sans doute… C'est peut-être une des raisons pour lesquelles j'ai essayé de me protéger longtemps du regard des autres. J'étais soucieux de ne pas mélanger les genres… Les journalistes qui parlaient de moi disaient souvent : “C'est un analphabète…” »
Ce n'est pas sa passion pour l'art que Jacques Chirac a protégée, mais ce qu'elle recouvrait et que je m'en vais découvrir au fil de nos entretiens et de mon enquête.
« Vous avez entretenu cette impression et vous n'avez rien fait pour corriger l'appréciation des observateurs…
– Je n'ai rien fait pour la changer parce que je me disais : Au moins, on me fout la paix, j'ai mon domaine personnel et ce n'est pas la peine que les journalistes, pour des raisons politiques, viennent mettre leurs grands pieds dans mon jardin privé… C'est vrai que je n'ai rien fait pour confirmer ou infirmer… Je me souviendrai toujours de ce voyage en Chine où m'accompagna, entre autres, une journaliste connue. L'avion décolle. Les Guides bleus venaient de publier leur dernier volume consacré à la Chine et le directeur de la collection m'en avait envoyé un exemplaire. À bord, je prends donc ce Guide bleu et entreprends de lire la partie “Histoire”, que je trouve d'ailleurs bien faite… Huit jours après sort un article de cette journaliste bien connue : “Ce Chirac, quel fumiste ! Il a parlé de la Chine, eh bien moi, je peux vous le dire, parce que j'en ai été témoin, il avait appris dans le Guide bleu tout ce qu'il a pu débiter : c'est tout ce qu'il savait sur la Chine…” Je me suis dit : voilà la meilleure ! [Et de rire à gorge déployée…] Je n'ai pas démenti, je n'ai rien dit. C'est vrai que je n'ai jamais cherché à démentir quoi que ce soit… Au reste, ça ne m'a fait aucune peine. [Et de continuer à ponctuer ses propos de grands éclats de rire, comme s'il était ravi, a posteriori, d'avoir joué un bon tour à ces journalistes qu'il prend lui aussi, en retour, pour des analphabètes…]
– Cela vous laissait une certaine marge de manœuvre… ?
– J'étais au fond très content que cette journaliste m'ait traité de “fumiste” [Rire].
– Vous étiez content parce que ce qui vous importe, au fond de vous-même, c'est le fait que personne ne pourra vous confisquer l'émotion que vous ressentez devant la Kudara Kannon ?
– [Nouveaux rires.] Ah ça, c'est sûr… Personne ne viendra troubler cette émotion-là…
– J'ai rencontré des gens qui m'ont décrit comme vous pouviez paraître en dehors du monde quand vous contempliez certaines œuvres, au musée Guimet ou ailleurs…Vous pouvez laisser tout le monde en rade, comme si vous éprouviez un véritable choc esthétique…
– Il y a du vrai, il y a du vrai…
– Je voudrais revenir à votre discours sur Malraux. Vous en souvenez-vous, vous rappelez-vous y avoir particulièrement travaillé ?
– Je ne m'en souviens pas. Ce que je peux vous dire, en revanche, c'est que j'y ai sans doute particulièrement travaillé, parce que c'était Malraux. Je portais sur lui, je vous l'ai dit, un jugement quelque peu hétérodoxe, parce qu'il y avait dans sa vie des choses qui m'avaient profondément choqué. J'avais de l'admiration pour le clown extraordinaire qu'il était, mais aller couper des têtes à Banteay Srei et les ramener, ce n'était pas pardonnable…
– Même si vous pensiez que c'était, lui, un fumiste, sa démarche, consistant à tirer entre les arts un fil invisible, vous intéressait ?
– Bien entendu… Ce que je peux vous dire, c'est que j'ai dû beaucoup travailler ce discours, parce que c'était Malraux, parce que je ne voulais pas être injuste, mais aussi parce que c'était l'occasion de faire passer quelque chose…
– … qui vous intéressait au plus profond de vous-même ?
– Absolument. Ça, c'est tout à fait exact. La seule nuance que j'apporterais, c'est que je ne suis pas un admirateur inconditionnel de Malraux…
– C'est pour cette raison que je parle de projection personnelle dans votre discours. Pourtant, même en tenant compte de vos réserves sur le personnage, je crois que le côté aventurier, chez lui, vous plaisait ?
– Sans doute.
– Je vais plus loin : son engagement dans la guerre d'Espagne a manifestement été un épisode qui vous a intéressé ?
– Sans aucun doute. Avec cette manière qu'il avait de… Je vous ai raconté cette histoire : “J'étais sur le Guadalquivir…” ?
– Non.
– C'est une merveilleuse histoire… J'étais à l'époque au cabinet de Pompidou. On était à la veille d'élections, il y avait alors de grandes réunions publiques. Un jour, une de ces réunions devait être présidée par Malraux pour soutenir les candidats de la majorité d'alors, et je me suis retrouvé dans ses bagages… C'était à Saint-Denis. Il y avait là de quatre à cinq mille personnes. Juste avant notre arrivée, la gendarmerie nous appelle : le préfet nous fait dire que les communistes sont venus à deux trains entiers – de Marseille, je crois –, ont chassé les autres et occupé la salle. Il fallait décider de ce qu'on faisait. Malraux a dit : “On y va !” On débarque donc à la réunion. On se fait huer, huer comme jamais par une foule de quatre à cinq mille communistes déchaînés. Vous savez, j'ai l'habitude des salles de ce type : il vient un moment où il se passe quelque chose d'insolite. La salle est tout à fait dissipée, mais, d'un coup, on ne sait trop pourquoi, s'abat sur elle un silence intégral. Je l'ai souvent remarqué et les gens qui ont l'habitude des meetings vous le confirmeront… On était convenu d'emblée que personne ne parlerait en dehors de Malraux ; il était monté à la tribune et attendait que ça se passe, car il ne pouvait naturellement pas se faire entendre. Soudain s'est passé ce phénomène extraordinaire dont j'ai parlé, cette fraction de seconde pendant laquelle il a régné un grand silence. Malraux, génial interprète, a saisi l'instant, et, d'une voix tonnante, a lancé dans le micro : “Je vous vois bien… J'étais sur le Guadalquivir, je vous ai attendus et je ne vous ai pas vus venir…” [Chirac a pris les intonations de Malraux.] Consternation des communistes : pourquoi, on n'a pas été sur le Guadalquivir ? Dans la foulée, Malraux a prononcé son discours, il a été ensuite un peu chahuté, mais le message est passé, c'était génial ! “J'étais sur le Guadalquivir, je vous ai attendus et je ne vous ai pas vus…” Stupeur ! Chirac en rit encore et ajoute : “C'était d'un grand, très grand artiste !”
– Les phrases que, dans le discours sur Malraux, vous prononcez sur la fraternité, la lutte contre le nazisme, on sent bien que ce sont largement les vôtres. Même si vous avez lutté ensuite contre les communistes, on sent bien que vous respectez leur lutte contre le nazisme et le fascisme…
– Sans aucun doute. J'ai d'ailleurs eu beaucoup d'amis parmi les communistes, des gens comme le colonel Rol-Tanguy. Je continue à entretenir des relations avec sa femme, je lui téléphone une fois par semaine… J'entretiens également des relations suivies avec Robert Chambeiron, le compagnon de Jean Moulin. Je suis très lié avec lui aussi. Voilà des gens qui peuvent vous parler de moi… »
Chirac oublie de rappeler ici une mesure qu'il fit prendre au pas de charge après le transfert des cendres d'André Malraux au Panthéon : accorder le titre d'anciens combattants aux survivants français des Brigades internationales. Mesure hautement symbolique, prise par un président classé à droite à l'égard de Français généralement engagés à l'extrême gauche. Mesure traduisant aussi l'amitié qu'il avait nouée de longue date avec le colonel Rol-Tanguy, au parcours ancré très à gauche, puisque successivement syndicaliste communiste, commissaire politique de la 14e brigade (la Marseillaise), créateur des FTP dans la Résistance, puis chef des FFI d'Île-de-France…
L'éloge funèbre prononcé le 12 septembre 2002 aux Invalides en l'honneur du colonel Henri Rol-Tanguy m'avait échappé. Jacques Chirac y exprimait son profond attachement à cet « homme de charisme et de rayonnement […], ce meneur d'hommes qui aimait les êtres autant que les idées ». Il y disait l'avoir rencontré souvent : « À maintes reprises, nous avons évoqué ces pages tragiques et glorieuses de notre histoire dont il fut un grand témoin. J'avais pour cet homme d'exception une profonde admiration. »
Cécile Rol-Tanguy 3 confirme cette amitié à première vue surprenante : « Mon mari avait beaucoup de sympathie pour l'homme, qui est chaleureux et amical. Jacques Chirac a été marqué par la période de la Résistance. Nous l'avons connu quand il était encore maire de Paris. Mon mari avait protesté auprès de lui sur la manière dont on parlait des FFI. Ses remarques l'ont probablement fait réfléchir. À partir de là, il s'est montré très amical, très détendu avec nous. Il était intéressé par l'histoire de la Résistance et de la guerre d'Espagne, et par le parcours de mon mari, brigadiste à 29 ans, pour qui cet engagement était quelque chose de très fort…
« Quand Jacques Chirac m'a téléphoné pour m'inviter au dîner offert à l'Élysée en l'honneur du roi et de la reine d'Espagne, le 27 mars 2006, j'ai dû prendre une chaise et m'y laisser tomber tellement j'étais émue. Son appel m'a bouleversée… Et quand je l'ai entendu, à l'Élysée, devant le roi Juan Carlos, parler de mon mari comme d'“un de ces grands héros de la lutte pour la démocratie 4 ”, cela m'a semblé peut-être un peu trop fort et, en même temps, j'ai été très touchée… »
Cécile Rol-Tanguy évoque ensuite en quelques mots les idéaux défendus par son mari et par elle, fille d'un « coco mort à Auschwitz » qui avait lui aussi une « haute idée de ce qu'il fallait faire ». La veuve du grand résistant – c'est lui qui assura en 1945 la direction de l'insurrection parisienne – précise que Chirac, « homme très fidèle en amitié », avec une très grande gentillesse lui téléphone régulièrement, tout comme il téléphonait à son mari jusqu'à sa mort. « Dans les heures qui ont suivi les débuts de sa maladie, il a pris de ses nouvelles et n'a pas cessé jusqu'à la fin. »
Robert Chambeiron 5 n'a pas davantage de réticences à parler de la nature de ses liens avec le président de la République : « Jacques Chirac est très fidèle à la Résistance, cette page si importante de notre histoire. Je l'ai rencontré en 1994 quand il était encore maire de Paris. Il nous avait demandé, au colonel Rol-Tanguy et à moi, de participer à un petit cercle pour préparer les cérémonies du cinquantième anniversaire de la Libération de Paris. Nos relations se sont poursuivies depuis lors, le président sachant parfaitement qui je suis et quelles sont mes options. Je retiens de lui des gestes significatifs à l'égard de la Résistance. J'ai beaucoup apprécié que, lors du dernier défilé du 14 Juillet, il ait eu l'idée d'associer le Chant des partisans à La Marseillaise. Je lui ai téléphoné pour lui dire que c'était sensationnel, que ça avait une gueule extraordinaire. Jacques Chirac est très antifasciste. Il aime à entendre parler de la guerre d'Espagne, du rôle de Pierre Cot, de Jean Moulin… C'est un passé qu'il apprécie particulièrement et qu'il connaît bien. Je le vois assez souvent. Nous avons des discussions sur la Résistance. Par exemple, sur la signification du 18 juin 1940 par rapport au 27 mai 1943, date de la première réunion du Conseil national de la Résistance. Il n'est absolument pas léger sur ces sujets. Je me souviens d'un jour où il m'a demandé s'il pouvait prendre des notes… Il n'est absolument pas gêné de se retrouver avec des gens qui ne partagent pas ses idées, je dirais même : au contraire. C'était l'esprit de la Résistance de réunir ainsi des gens très différents… »
1 Aujourd'hui décédé.
2 Daté du 24 novembre 1976.
3 Entretien avec l'auteur le 25 juillet 2006.
4 La phrase exacte est : « Et je tiens à saluer aujourd'hui Mme Rol-Tanguy, l'épouse du colonel Rol-Tanguy, compagnon de la Libération, qui fut l'un de ces grands héros de la lutte pour la démocratie… »
5 Entretien avec l'auteur le 25 juillet 2006.