17.
Pompidou, le père spirituel
Dans La Lueur de
l'espérance 1 , Jacques Chirac parle de Pompidou comme de
celui qui a « guidé ses premiers pas dans la
politique » : « J'en ai éprouvé de la joie, et
peuvent le comprendre ceux qui ont connu la force de l'attachement
qu'un cadet, dans la vie, peut porter à son aîné. » Il parle
aussi à son propos de « paternité spirituelle » et se
laisse aller à évoquer la souffrance qu'il ressent à l'évocation de
ces années passées auprès de ce « père » :
« … Songeant à ces années riches et pleines
que j'ai vécues, qui sont mon passé, passé que d'ordinaire je tiens
scellé malgré les sollicitations des captateurs de confidences, je
ressens la dureté des choses mortes, les solitudes que la vie
amoncelle, le poids d'avoir à faire tout seul face à sa destinée.
Il est doux d'être guidé, de recevoir l'impulsion et l'élan, de se
reposer sur l'expérience et l'amitié. J'ai eu cette chance pendant
dix ans. Elle m'a enrichi et révélé à moi-même, et je ne serais pas
tout à fait celui que je suis si la vie ne m'avait pas réservé la
grâce de cette rencontre […]. Mais il reste l'héritage à
assumer. »
Ces mots, écrits quatre ans après la mort de
Georges Pompidou, montrent assez que Jacques Chirac se considérait
bien comme le fils spirituel, comme l'héritier du président
disparu. Avait-il raison de le faire ? Pompidou lui-même le
considérait-il comme tel ?
De nombreux signes vont dans ce sens. Ainsi Claude
Pompidou a raconté à Franz-Olivier Giesbert 2 : « De Chirac mon mari
disait toujours : “C'est un type généreux, loyal, courageux.
On peut lui demander n'importe quoi.” Mais il ajoutait
aussitôt : “Il est si jeune… Il faut qu'il se forme.” Il
pensait à lui pour la suite. Et après les élections de 1973, il m'a
confié qu'il songeait sérieusement à lui pour
Matignon. »
Jean Cau, dans Croquis de
mémoire 3 , raconte un déjeuner en tête à tête avec
Pompidou, juste après son élection :
« Qui allez-vous prendre comme Premier
ministre ?
– Qui voulez-vous que je prenne ?
Chaban !
– Chaban ? Mais c'est un gandin, un
patron de salon de coiffure, un marchand de chaussures de
luxe : “Et je vous assure que c'est du trente-sept qu'il vous
faut, madame !” Un chef de rayon…
– Je sais, je sais, mais je n'ai personne
d'autre. Il y aurait bien Chirac…Vous le connaissez ? Il y
aurait Chirac, mais il est trop jeune… Et puis, les gaullistes, si
je leur sortais Chirac… »
Dans L'Importune
Vérité 4 , Raymond Marcellin écrit :
« L'avancement est ainsi programmé : un grand ministère,
puis le remplacement de Messmer comme Premier ministre pour être,
le moment venu, candidat à la présidence de la République. La
candidature de Jacques Chaban-Delmas pourrait difficilement être
maintenue alors que Jacques Chirac, Premier ministre en exercice,
poserait la sienne. Il est assez facile de deviner quel serait le
choix de l'UDR. »
Bernadette Chirac n'a pas reçu les confidences de
Georges Pompidou sur le destin qu'il prévoyait pour son
« élève », mais elle fournit maints petits détails sur
les liens qui unissaient son mari à l'homme de Montboudif, lui
aussi descendant d'instituteurs laïcs : « Il l'appelait
“mon bulldozer”. “Attention au bulldozer, ma petite fille, me
disait-il. Résistez, sinon il vous écrasera !” Il fallait voir
cette extraordinaire capacité de travail, il était sur tous les
fronts en même temps. Pompidou savait qu'il pouvait compter sur lui
jour et nuit. Il l'a lancé, il l'a formé et lui donnait des coups
de règle sur les ongles quand c'était nécessaire. Il le changeait
de ministère pour le tester, le former. Sa disparition tragique,
prématurée, a été très dure. Mon mari en a pleuré. C'était trop
tôt, trop tôt… Il nous aimait beaucoup, mais il n'y avait pas entre
nous de familiarité. Il avait mis à juste titre une barrière entre
ses collaborateurs et sa vie privée. Mais nous étions les seuls à
être invités régulièrement à des séances de cinéma aux côtés de
leurs copains, d'acteurs et d'artistes… »
Avant de questionner le président sur ses liens
avec le successeur de De Gaulle à l'Élysée, j'avais lu avec grand
intérêt le discours qu'il avait prononcé au Centre Pompidou, le 2
avril 2004, trente ans après la disparition de son « père
spirituel », en s'adressant à Claude Pompidou. Il y brossait
un portrait d'une grande sensibilité dont voici quelques
extraits.
« Les images, intactes et fidèles, rebelles
devant le temps qui fuit, surgissent, se pressent et se bousculent
dans nos mémoires.
« Souvenir, sous le sourcil en bataille, de
son regard qu'avec vous je revois si bien. Un regard pénétrant et
scrutateur. Profondément bienveillant. Souvenir de son sourire. Ce
sourire des yeux, perspicace, plein d'humour et de malice. Souvenir
de sa voix. Cette belle voix au timbre grave, rocailleuse et
chaleureuse. Souvenir de cette silhouette si familière qui se
dessine dans la lumière du soir, derrière sa table de
travail.
« D'emblée, l'intelligence et la culture de
l'homme impressionnaient. D'emblée, son autorité et sa clairvoyance
imposaient le respect.
« Quand Georges Pompidou nous a quittés, il y
a trente ans, nous tous ici réunis, proches, collaborateurs et
amis, avons éprouvé une peine profonde.
« Pour vous, Madame, la douleur fut immense
[…]. Pour nous, ses collaborateurs et ses amis qui lui portions
admiration et affection, c'est un maître que nous perdions. Un
maître en esprit. Un maître en sagesse. Un maître en courage. Un
maître dans l'action. Un homme d'exception dont l'exigence
intellectuelle et morale nous obligeait tous à donner le meilleur
de nous-mêmes. Nous avions désormais le devoir de poursuivre
l'œuvre inachevée… »
L'orateur se livre davantage quand il souligne ce
qui l'unissait à Georges Pompidou :
« Homme généreux, attentif aux siens comme
aux autres, soucieux de partager ses curiosités et ses
émerveillements, il eut toujours à cœur de réconcilier l'Art et la
Cité. Il pressentait sans doute, à la manière d'un Malraux, que
notre société, trop individualiste, société froide des techniques
triomphantes, aurait besoin de se réchauffer à cette communion des
âmes que célèbrent l'art et la culture. Il avait compris que la
recherche du bien-être matériel ne saurait à elle seule tenir lieu
de projet politique. N'écrit-il pas dans Le
Nœud gordien : “Le confort de vie généralisé comporte
en lui-même une sorte de désespérance, en tout cas
d'insatisfaction. Là est, sans doute, la vraie partie que joue le
monde moderne 5 ” ?
« … Fils de cette belle terre d'Auvergne,
Georges Pompidou connaissait bien la France. Avec ses forces et ses
faiblesses […]. L'homme de lettres qui a rencontré les classiques,
qui s'est enflammé aux passions poétiques, qui récite pour lui-même
Villon, Baudelaire, Apollinaire, va faire de la transformation
économique, industrielle, urbaine et sociale de la France son
sujet, sa cause, sa grande aventure […].
« S'il est un aspect de la personnalité de
Georges Pompidou et de ses qualités d'homme d'État qui nous touche
peut-être plus que les autres, c'est précisément le regard qu'il
jetait sur le monde. Un regard ouvert sur la diversité des
cultures, sur l'interpénétration croissante des sociétés
contemporaines. Ce Français de pure tradition aura admirablement
préparé notre pays aux défis de la mondialisation et de la
construction européenne. À ceux qui lui reprochaient de trop
s'engager sur le front diplomatique, il faisait remarquer, avec cet
humour toujours empreint de clairvoyance, que les difficultés
intérieures trouvaient de plus en plus leurs solutions à l'échelon
international, que l'on ne pouvait plus penser aujourd'hui la paix
sans la sécurité collective, le progrès économique et social sans
l'Europe… »
La première fois qu'il m'a parlé de Pompidou, le
président a eu des phrases on ne peut plus convenues. Il a surtout
tenu à souligner que le défunt président refusait toute
familiarité, et il m'a égrené sa litanie de mots
passe-partout : « estime, respect, affection »… Je
lui ai alors demandé pourquoi il se livrait moins que dans le
discours qu'il avait prononcé en 2004 devant Mme Pompidou.
« Vous avez évoqué sa voix, sa silhouette,
votre douleur… Est-ce parce que vous l'aimiez beaucoup que vous
êtes incapable d'émettre devant moi des mots qui viennent du
cœur ?
– C'est peut-être plus compliqué que vous ne
le pensez, me répond-il. Pompidou n'établissait pas de liens entre
ses amis et ses collaborateurs qui, au demeurant, étaient bien
traités. J'avais intégré ça dès le départ. Quels que soient les
sentiments que je pouvais avoir, il ne fallait pas les exprimer.
Cela étant, lorsqu'il a été malade, j'ai été profondément atteint…
Et quand il est mort, j'ai été choqué, traumatisé, un peu comme
s'il s'était agi de mon propre père. Mais je n'ai pas eu ni
développé avec lui de relations intimes, car ce n'était pas son
genre. J'écoutais, j'enregistrais, par exemple quand je
l'accompagnais quelque part dans sa voiture. Mais, d'une certaine
façon, je me sentais plus libre avec le général de Gaulle qu'avec
Pompidou. Je me souviens du Général me demandant ici, à l'Élysée,
avant le référendum : “Qu'est-ce qu'on dit, dans votre
circonscription ? – Vous savez, c'est une circonscription
plutôt à gauche. Je crains que les résultats ne soient pas très
bons…” Je ne l'aurais pas dit en ces termes à Pompidou.
« Oui, j'avais pour Pompidou un très grand
respect. Sa vision de l'art moderne m'a toujours ébloui… C'était
pour moi, d'une certaine façon, sur le plan moral et culturel,
l'archétype du Super-Français. Doué de racines solides, il était
d'une immense culture, formé au grec et au latin. Ses discussions
avec Senghor étaient fascinantes. Il était beaucoup plus cultivé
que le Général… C'était une personnalité exceptionnelle, mais ce
n'était assurément pas un homme sur le ventre de qui on pouvait
taper. »
Revenant sur le lien que Pompidou voulait
instaurer entre l'Art et la Cité, le président me raconte comment
il sauva le Centre Georges Pompidou :
« Quand j'ai été nommé Premier ministre,
Giscard me convoque pour me parler d'un certain nombre de projets,
dont le Centre Pompidou qui en était au stade des fondations. Il me
dit : “Ce projet est ridicule, il n'a aucun sens, on le
supprime.” Je lui objecte : “C'est pourtant intéressant…” Il y
avait alors à la Culture Michel Guy, qui avait été nommé ministre
par Giscard grâce à Pompidou et à qui je garde un chien de ma
chienne ! Je demande à Giscard si Guy est d'accord pour
supprimer le Centre Pompidou. Il me répond que oui. Je
proteste : “Ce n'est pas possible, M. le président. Si
votre décision est prise, il va falloir que vous changiez de
Premier ministre !”
« J'ai rencontré une fois Michel Guy à qui
j'ai dit qu'il se déshonorait. Je ne l'ai plus jamais revu. Je n'ai
plus accepté de le revoir. J'étais vraiment en pétard. Finalement,
on a sauvé de justesse le Centre Pompidou. Sans moi, il était
cuit. »
Celui qui se considérait comme l'exécuteur
testamentaire de Georges Pompidou était donc prêt à sacrifier sa
carrière si le testament artistique du président disparu n'était
pas respecté.