9.
Compassion
Le mot compassion revient en permanence quand est
évoqué le « Chirac intime ». Ce n'est pas seulement à
cause de son attirance pour le bouddhisme. Cet homme-là voudrait
soulager toute la misère humaine, partout dans le monde. Dès qu'il
a un ami, un proche, ou l'ami d'un ami, le proche d'un proche qui
souffre, il prend son téléphone pour consoler, rassurer, puis le
reprend pour tenter de mobiliser médecins, chirurgiens, gens de
santé qu'il connaît afin qu'ils lui viennent en aide. Il envoie des
petits mots, des fleurs, des cadeaux pour montrer qu'il est là. Il
n'hésite pas à bousculer un agenda surchargé pour se déplacer au
chevet d'un malade et fait alors tout pour lui parler à l'oreille
ou lui prendre la main, comme on l'a vu faire avec Pierre Bédier.
De même est-il prêt à se mobiliser pour toutes les causes
humanitaires. Il y a chez lui un côté French
Doctor, voire saint-bernard. Dans une enquête qualitative
menée par la SOFRES auprès de quatre groupes de population, à
Paris, Angoulême, Saint-Étienne et Nancy, dans le but de cerner
l'image de Jacques Chirac et de quelques autres hommes politiques,
il était demandé quels animaux les incarnaient le mieux. Si deux
groupes voyaient Chirac en coq – logique, pour le premier des
Français –, un troisième en condor – parce qu'il vole le plus
haut –, le quatrième reconnaissait plutôt en lui un labrador
1 !
Bernadette Chirac souligne ce trait-là :
« Il aime les autres. Il a besoin de donner de l'espérance. Et
dit toujours à ceux vers qui il se penche : “Ça va aller
mieux.” Mon mari a toujours été attiré par la médecine. Il prétend
même qu'avec trois médicaments – l'alcool à 90?, l'aspirine et la
pommade à l'auréomycine –, il peut tout soigner ! »
Mais elle ne parle pas du côté « guérisseur 2 » de son mari que,
manifestement, elle ne connaît pas ou préfère ignorer.
Deux exemples – parmi de nombreux autres –
illustrent cet aspect important de la personnalité de Jacques
Chirac : l'accueil des boat people
et sa forte implication dans l'aide aux handicapés profonds.
Pendant les premiers mois de l'année 1979, le sort
des boat people bouleverse le monde
entier. Alors maire de Paris, Jacques Chirac décide de recevoir
mille cinq cents réfugiés venus des camps de Thaïlande et de
Malaisie. Le 19 juillet, Bernadette Chirac et lui sont là pour
accueillir les premiers arrivants. Une jeune fille pleure parce
qu'elle a laissé tous les siens au Vietnam : ils n'ont pu se
cotiser que pour permettre son seul départ 3 . Son père est dans un camp de
rééducation. Elle n'a personne en France qui puisse l'accueillir.
Ému, Bernard Billaud, directeur de cabinet du maire, lui déclare
qu'elle viendra loger chez lui et qu'il fera l'impossible pour
permettre à sa famille de la rejoindre. Il la présente à Chirac qui
s'engage sur-le-champ à saisir personnellement Pham Van Dong, chef
du gouvernement vietnamien, de son cas. Et décide d'accueillir la
jeune Anh Dao à la mairie de Paris, au grand dam de Billaud.
Anh Dao a raconté ces moments avec émotion
4 : « Je reste
ainsi quelques minutes, incapable de stopper le torrent de larmes
qui me déborde. Puis des jambes de pantalon entrent dans mon champ
de vision. Je sens une présence au-dessus, une voix prononce des
phrases en français, dont je ne saisis pas le sens. Je lève la tête
et je vois un monsieur brun qui se penche pour me tendre un
mouchoir. Je me mets debout, nous sommes face à face. Comme il est
grand ! Ses yeux cherchent les miens qui continuent à
ruisseler. Nos regards se rencontrent, le contact est doux et fort
à la fois. L'air ému, il me tapote l'épaule dans un geste de
réconfort […]. L'ensemble du personnage dégage un charisme
incontestable. Même si je ne comprends toujours pas ce qu'il dit,
sa voix bien timbrée résonne à mes oreilles comme celle d'un homme
habitué à commander et à être obéi. Je n'ai pas peur de lui
pourtant, au contraire la puissance qui émane de sa stature
imposante me rassure. La compassion adoucit ses traits quand il
tourne son visage vers moi. Cet homme va m'aider, je ne sais pas
comment, mais j'ai reconnu en lui mon sauveur. » Anh Dao va
être « adoptée » par le couple Chirac.
Son action en faveur des handicapés, peu connue,
est ancienne. Avant même de s'implanter en Haute-Corrèze, alors
qu'il est encore au cabinet de Georges Pompidou, il se montre
préoccupé par la situation dramatique d'un grand nombre d'enfants
de l'Assistance publique de la Ville de Paris, atteints de graves
handicaps et qui vivent dans des institutions totalement inadaptées
à leur état. L'accueil chaleureux mais sans complaisance des gens
du Plateau le persuade que, dans son nouveau fief, il va pouvoir
trouver la solution à son problème. L'isolement relatif de la
Corrèze ne constitue pas, en effet, un obstacle : ces enfants
sont tous abandonnés juridiquement ou de fait ; leurs
difficultés sont telles que la question de leur insertion sociale
ne se pose qu'en termes de tolérance. Jacques Chirac décide alors
de créer des centres d'accueil où ils pourront trouver ce qui leur
convient. La réalisation de ce projet dépend désormais de
l'acceptation de ces futurs centres par leur environnement et de
l'agrément de l'Administration centrale. Il trouve des alliés en
Ernest Coutaud, maire de Peyrelevade, Baptiste Papon, maire de
Bort-les-Orgues, mais aussi en Jean Escudié, sous-directeur de
l'aide à l'enfance de la ville de Paris. Le 1er octobre 1970, le centre d'accueil peyrelevadois
ouvre ses portes ; le 1er janvier
1972, c'est au tour du centre de la Cascade de Bort-les-Orgues.
Bientôt, pour soutenir cette action, est créée l'association des
centres éducatifs de Haute-Corrèze (qui deviendra en 1981
Association des centres éducatifs du Limousin, l'ACEL), dont
Jacques Chirac devient le président, fonction qu'il assumera
jusqu'au 1er juillet 1995. En 2004,
l'ACEL offrait 940 lits et places ; 255 personnes handicapées
travaillaient en ateliers protégés et en CAT. Cet ensemble, réparti
en quatorze centres sur six communes, employait alors 681 personnes
5 . L'ACEL va devenir la
Fondation Jacques Chirac.
« Je me suis énormément occupé des handicapés
profonds… Pendant de très nombreuses années, j'allais presque
toutes les semaines en Corrèze et passais deux ou trois heures à
Peyrelevade avec “mes” handicapés… On pourrait croire qu'il ne se
passe rien avec ces enfants, et pourtant, après leur avoir
longuement tenu la main, c'était extraordinaire : ils me
serraient à leur tour la main. Tout à coup, il se passait quelque
chose. Dans ces contacts personnels, très charnels, avec ces
enfants, il y avait quelque chose d'à la fois dramatique et très
attachant… Je connaissais tous les gosses par leur prénom… »
Bernadette Chirac confirme : « C'est extraordinaire, le
temps qu'il a pu y passer ! Personne n'était surpris de le
voir visiter plusieurs fois par mois “ses” centres éducatifs, y
compris lorsqu'il était Premier ministre […]. C'était toujours
des moments forts et émouvants. »
Jacques Chirac relance de lui-même la conversation
sur cette cause qui lui est particulièrement chère 6 : « 80 % de ces
enfants n'ont plus de liens avec leur famille, laquelle ne va pas
les voir… Il y a chez ces enfants une sensibilité beaucoup plus
grande que chez les adultes, et c'est pour cela que je me suis
battu très longtemps contre le ministère de la Santé qui, poussé
par les syndicats, affirmait qu'il valait mieux mettre les
handicapés dans les villes qu'à la campagne. Pour des raisons de
commodité, les syndicats préféraient les retenir en milieu urbain
parce que, en matière de scolarité, la vie y est plus commode, et
que c'est un métier difficile de s'occuper de ces gosses qui, peu à
peu, grandissent et deviennent des adultes. Alors que les enfants
sont bien mieux traités à la campagne par des gens qui habitent
près de leur lieu de travail et peuvent s'en occuper leur vie
durant, jusqu'à leur retraite. Cette continuité est capitale, car
rien n'est plus dur, dramatique, même, pour ces êtres, qu'une
rupture dans leur environnement. Nous avons du mal à nous rendre
compte de ces déchirements, nous qui sommes habitués à changer de
travail, de professeurs, de je ne sais quoi… Pour eux, il très
important que ce soit toujours les mêmes personnes qui s'occupent
d'eux. Or, cette permanence n'est possible qu'à la campagne, avec
des gens qui sont de surcroît contents de vivre sur leur terre, de
pouvoir rentrer chez eux, de faire toute leur carrière dans le même
établissement. Ces enfants, pour la plupart privés de famille, ont
besoin d'une affection stable, contrairement à ce que veulent
certains… J'ai fini par les faire plier !… »
Rien ne résume mieux l'attachement
« tripal » de Jacques Chirac à « ses »
handicapés que le texte qu'il a rédigé pour le vingtième
anniversaire de la création de l'association de Peyrelevade.
« Je me suis penché sur cette enfant, seule,
sans mouvement et sans parole. Elle semble s'être réfugiée dans un
univers où nous ne pourrons plus l'atteindre.
« J'ai ressenti comme une profonde
colère.
« Pourquoi elle ? Pourquoi
ça ?
« Que puis-je faire ?
« Je suis là, impuissant, inutile.
« Je me suis mis à parler ; à lui
parler. De tout et de rien, d'elle et de sa souffrance. De moi et
de mes propres peines, de mon travail, de ma vie.
« Est-ce par hasard que sa main, que je
tenais dans la mienne, s'est soudainement animée pour me serrer un
doigt ? Peut-être. Mais je demeure persuadé que, pendant
quelques minutes, elle et moi nous nous sommes rejoints.
« Sa main s'est détendue ; elle est
repartie dans son monde, sur sa planète, comme le Petit
Prince. »
De manière plus technocratique, Jacques Chirac,
alors Premier ministre, a élaboré la première loi en faveur des
personnes handicapées, adoptée le 30 juin 1975. C'était la première
fois que la question du handicap était abordée de manière globale,
en termes de droit. Cette loi affirmait une obligation nationale de
solidarité.
C'est encore lui, pour la seconde fois Premier
ministre, qui a impulsé la loi du 10 juillet 1987 en faveur de
l'emploi des travailleurs handicapés.
Le 1er juillet 1995,
obligé de quitter la présidence de l'Association des centres
éducatifs du Limousin pour cause d'entrée à l'Élysée, il prononce
en Corrèze un discours où il réaffirme publiquement sa cause et les
attendus de celle-ci.
« Le regard que nous portons sur les
personnes handicapées engage notre vision de l'homme tout entier…
Nous ne voulons pas faire disparaître la différence de la personne
handicapée. Nous ne voulons pas la gommer. Nous voulons lui donner
sa place. C'est cela aussi, le Pacte
républicain ! »
1 Nicolas Sarkozy était représenté en
fouine, en berger allemand, en coquelet et en hyène ; alors
que Lionel Jospin était perçu en taupe, en ver de terre, et deux
fois en mouton.
2 Voir le chapitre 7.
4 La Fille de
cœur, Flammarion, 2006.
5 Sur http://acel. fr/
6 Réélu président de la République,
il en a fait une des trois grandes missions de son second mandat
(avec la réduction du nombre des morts sur la route et la lutte
contre le cancer) en confiant notamment l'élaboration d'un rapport
et de propositions à l'écrivain et psychanalyste Julia
Kristeva.