28.
Nicolas Hulot :
« Pour la défense de l'environnement,
Chirac a plus donné qu'on ne l'imagine. »
À part Le Pen, tous les candidats à la présidentielle de 2007 auront cosigné le pacte écologique de Nicolas Hulot, mais, bien avant eux tous, Jacques Chirac a fait davantage. Il a défendu sur la scène nationale et internationale les idées qu'ils ont mûries et élaborées ensemble au cours d'interminables discussions, généralement le dimanche, d'abord à la mairie de Paris, puis à l'Élysée. Quand, le 2 septembre 2002, à Johannesburg, le président entame sur un ton enflammé son discours par ce terrible constat : « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs ! La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l'admettre. L'humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La Terre et l'humanité sont en péril, et nous en sommes tous responsables. Il est temps, je crois, d'ouvrir les yeux… », son ami Nicolas Hulot est présent dans la salle. L'écologiste est heureux et fier d'entendre prononcer le discours de Jacques Chirac à la rédaction duquel il a participé. Lui, sait pertinemment que la sollicitude qu'il montre pour le devenir de la planète n'a rien d'une quelconque manœuvre politicienne. Les mots qu'il est en train d'articuler sortent de ses tripes, ils font corps avec à sa passion pour les origines de l'homme et pour les premières civilisations. Rappelez-vous sa serviette de cuir noir et la petite fiche intitulée D'où venons-nous… Qui sommes-nous… Où allons-nous ? Laquelle fiche se termine par : « C'est l'humanité tout entière qui doit élaborer une nouvelle éthique planétaire capable de gérer l'avenir de l'homme en gardant en mémoire son origine, sa lente et laborieuse ascension et ses liens essentiels avec le milieu naturel qu'il doit préserver. »
Le regard porté par Nicolas Hulot sur la sensibilité écologique de Jacques Chirac m'a paru pertinent. J'avais en effet remarqué que les journalistes faisaient chou blanc chaque fois qu'ils essayaient de le provoquer sur sa relation avec Jacques Chirac. Il a accepté volontiers de me parler de cette relation, amorcée à la fin des années 80. Il était alors l'aventurier de l'émission Ushuaïa, celui qui faisait rêver nombre de Français aux grands espaces, à l'autre bout de la planète. Dans une interview, il avait exprimé son ambition de créer une fondation à but éducatif. Alors maire de Paris, intéressé par les idées d'un homme dont il suivait les aventures sur TF1, Jacques Chirac essaya de prendre contact avec lui, mais tomba sur l'un de ses collaborateurs qui, persuadé qu'il s'agissait d'un canular, lui raccrocha au nez. Lors d'une seconde tentative, le futur chef de l'État demanda que fût transmis à Nicolas Hulot son souhait de le rencontrer en tête à tête. « J'ai accepté de dîner par curiosité, mais avec grande prudence. J'avais de Jacques Chirac une idée convenue », raconte l'intéressé.
Il arrive dans la cour de l'Hôtel de Ville et aperçoit la silhouette du maire, dans la « tenue la plus tragique qui soit : en survêtement, d'un modèle de mauvais goût. Le seul sport qu'il pratique consiste à l'enfiler. Il aime manifestement être confortable. » Sa fille Claude est également présente. « Il a une incroyable faculté de vous mettre à l'aise. En deux, trois formules, il vous détend. » Lors de ce premier dîner, Hulot s'aperçoit que Chirac sait tout de lui. « Il avait poussé le détail jusqu'à me faire servir en dessert une mousse au chocolat blanc, que j'adore effectivement. » Non seulement le maire connaît son goût pour le chocolat blanc, mais il suit avec assiduité les émissions Ushuaïa qui l'intéressent beaucoup. « Il vivait mes aventures par procuration. Mes frasques l'amusaient beaucoup. » En même temps, il manifeste de l'inquiétude pour les risques qu'il prend. « Il me prédisait que j'allais me casser la gueule et prenait pour ce faire un ton paternel. » Le maire de Paris confie enfin à Nicolas Hulot qu'il est prêt à soutenir son projet de fondation. La mairie de Paris va effectivement devenir son partenaire pendant six ans. Mais Chirac ne se limite pas à sceller ce partenariat, il réunit des grands patrons et leur demande de lui apporter les moyens dont il a besoin. « Tout ça, forcément sans contrepartie. Jamais, je dis bien “jamais” on ne s'est demandé quoi que ce soit. Cette règle n'a jamais été transgressée. »
Les premières années, Jacques Chirac se passionne pour les aventures de Nicolas Hulot : « Une véritable quête de tout ce que j'avais vu. À travers moi il observait la planète. Au lendemain de mes émissions, il me téléphonait pour en discuter. Petit à petit, nous sommes ainsi passés de l'anecdotique à l'essentiel… »
Des images de leur amitié refont surface, ponctuent ses souvenirs. Nicolas Hulot a habité une cabane perdue en forêt de Rambouillet et avait une gardienne marocaine du nom de Fatima. Un jour, invité à dîner par son ami Nicolas qui tient à lui présenter Paul-Émile Victor, Jacques Chirac arrive devant le portail et sonne. Fatima accourt, reconnaît Chirac, et, prise de panique, s'en retourne à toutes jambes : « Il y a Chirac au portail !  » crie-t-elle à Nicolas Hulot. Lequel la rassure que rien de grave ne va arriver. Il comprend alors que Fatima associe Chirac à Pasqua et qu'elle a pris peur… Toujours cette même question d'image chez Chirac !
« Nos liens se sont tissés tout seuls, ils nous ont échappé à l'un comme à l'autre. Nos dialogues sont devenus récurrents. » Pour rompre avec l'émotion de cet épanchement surgit dans la mémoire de Nicolas Hulot le souvenir d'un « impossible sweat-shirt jaune » porté par le président, un dimanche soir de 1998, pendant la Coupe du monde de football : « Le président m'a raccompagné jusqu'à mon scooter, puis, comme il n'y avait personne pour ouvrir la porte principale, il s'est rendu dans la salle de garde où se tenait un gendarme, veste tombée, en train de regarder un match. Vous imaginez la tête du pandore quand le chef de l'État, qu'il n'avait pas vu venir, lui a demandé d'ouvrir la porte pour que son ami puisse sortir… Il n'a pas engueulé le brave gendarme et cette histoire n'a eu aucune suite fâcheuse pour lui. Jacques Chirac est prompt à la blague, à la dérision comme à l'autodérision. »
Le réalisateur d'Ushuaïa lui est reconnaissant de lui avoir permis en 1998 de réaliser deux de ses rêves. Il voulait faire inscrire le site du delta intérieur d'Okavango 1 au patrimoine mondial de l'humanité, et il rêvait de rencontrer Nelson Mandela, « l'homme que j'admirais le plus au monde ». Jacques Chirac l'a invité à l'accompagner dans son voyage officiel en Afrique australe 2 où il aura ainsi pu rencontrer les trois dirigeants des pays concernés par l'inscription du delta (le Botswana, la Namibie, l'Afrique du Sud). À Pretoria, le 26 juin, Mandela offrait un dîner officiel à des centaines de convives. « Tout à coup, je vois des gens du service de sécurité courir dans les couloirs. Ils me cherchaient. Ils m'emmènent jusqu'à l'entrée d'une petite salle, ouvrent la porte : il n'y a que Chirac et Mandela. Chirac me présente et me laisse seul avec Mandela. J'ai vécu là les quinze minutes d'émotion les plus fortes de toute ma vie. Puis Chirac est venu me rechercher… »
Nicolas Hulot revient sur ses longs dialogues avec le président : « Je me suis construit au fil de ces dialogues, et cela a été réciproque. Nous nous sommes construits ensemble. » Il inscrit la hantise de la « maison qui brûle » chez Jacques Chirac, à son obsession de ne pas voir rompre le lien entre l'homme et son environnement, faute de quoi il se perdrait. Ses préoccupations sur l'environnement s'inscrivent dans la logique qui l'a conduit à créer le musée du quai Branly, à défendre les peuples premiers, à promouvoir le dialogue des cultures. Cette logique a imprégné à son tour Nicolas Hulot qui, entre deux considérations sur l'environnement, montre un Chirac en arrêt devant la dent de narval posée sur la grande table de réunion jouxtant son bureau, ou, au retour d'un voyage en Mongolie, s'enflammant au cours de leur conversation sur Gengis Khan. Nicolas Hulot n'hésite pas à parler de « vraie affection » pour caractériser ce qui l'unit au chef de l'État. « Toutes ces discussions ont forgé des liens. Ensemble nous avons toujours été en confiance. »
Nicolas Hulot confirme que son ami président a consacré un « temps fou » aux questions d'environnement. Chirac a lu à ce sujet de nombreux rapports scientifiques. Il a accepté, à sa demande, de rencontrer, sans aucune exclusive, des spécialistes dont la venue à l'Élysée n'était pas du tout évidente, comme certains membres du mouvement Greenpeace. « Il s'est personnellement beaucoup impliqué, il a beaucoup donné de lui-même. Il s'est démené pour que la Chine adhère au protocole de Kyoto. Il a téléphoné sans répit aux chefs d'État pour les convaincre de la nécessité de défendre la planète. Tout cela n'était pas évident, car il était raillé dans son propre camp tandis que la gauche voyait là un faux-semblant électoraliste. Longtemps on a douté de sa sincérité. Il a porté à bout de bras la Charte de l'environnement, son vote par le Parlement, son inscription dans la Constitution, le 28 février 2005, qui a été un acte politique majeur. La droite était vent debout contre cette Charte ! »
Nicolas Hulot s'est toujours tenu aux côtés du président dans toutes ses actions de défense de l'environnement, que ce soit sur le plan national ou international. Il ne tenait qu'à lui d'y être encore davantage associé. Un matin de mai 2002, Jacques Chirac lui a même proposé de devenir ministre de l'Environnement.
– Tu me rappelles avant 17 heures, lui a-t-il dit au téléphone.
« J'étais avec ma femme et mon jeune bébé dans les Alpes-de-Haute-Provence. J'ai su d'emblée que j'allais décliner sa proposition, mais je n'ai pas osé le lui dire tout de suite. J'ai feint de réfléchir. Quelques heures plus tard, je lui ai expliqué que si j'acceptais, il perdrait un conseiller au profit d'un mauvais ministre. Il a été très déçu de ma décision. »
Chirac a alors nommé Roselyne Bachelot au poste qu'il réservait à son ami.
Le président ne lui a pas tenu rigueur de son refus et l'a complètement impliqué dans la préparation de son voyage en Afrique du Sud au Sommet mondial pour le développement durable, début septembre 2002. Avec Jérôme Bonnafont, aujourd'hui porte-parole de l'Élysée, qui est devenu son correspondant et son allié dans la place, un complice qu'il définit comme doté d'une sensibilité altermondialiste, il a travaillé au discours de Johannesburg. De ce second voyage en Afrique du Sud il a ramené un autre grand sac de souvenirs : quand, aux côtés de Jérôme Bonnafont, il a écouté le discours de Chirac, dont le texte n'avait pas été édulcoré ; quand Jacques Chirac lui a organisé une nouvelle rencontre avec Mandela pour que celui-ci dédicace une photo destinée à son fils Nelson ; quand il a assisté au tête-à-tête entre Mandela et Chirac à propos de l'Irak.
Nicolas Hulot a travaillé ensuite aux prémisses de l'élaboration de la Charte de l'environnement. Il aurait pu prendre la présidence de la commission chargée de l'élaboration de cette Charte, mais ses fréquents voyages l'empêchaient d'assumer cette responsabilité. Jacques Chirac lui a alors demandé son avis sur celui qu'il entendait nommer à cette présidence : Yves Coppens, le fameux paléontologue qu'il connaissait et appréciait pour ses recherches sur Lucy et les origines de l'homme. Quelque peu réservé au départ sur ce choix, à cause de la « confiance excessive dans le genre humain » qu'il lui prêtait, Nicolas Hulot a déjeuné avec le savant et a trouvé que, sans préjugés, il était bien l'homme de la situation.
Lors des premières assises pour la Charte, à Nantes le 29 janvier 2003, Yves Coppens a su exprimer mieux que personne le lien entre les questions d'environnement et celles des origines de l'homme – la peur de la « rupture de la chaîne ». Après le discours de Coppens, Jacques Chirac a repris ses propos pour montrer toute l'importance de la Charte qu'il entendait faire inscrire dans la Constitution.
« Grâce à la paléontologie, grâce notamment à vos travaux si importants et si connus, notre vision de la présence humaine sur cette Terre a profondément évolué. Nous percevons mieux à quel point, vous l'avez souligné, Monsieur le Professeur, l'humanité fait partie d'une chaîne de vie. Il serait tout à fait illusoire de croire que l'homme pourrait survivre s'il rompait cette chaîne. Or, chacun le sait bien aujourd'hui, l'exploitation de notre planète ne permet plus aux ressources naturelles de se régénérer au rythme nécessaire. Le moment est donc venu de reconnaître que des règles, nationales et universelles, s'imposent pour éviter à l'humanité des risques écologiques majeurs. Aujourd'hui, l'humanité doit se forger une conscience universelle. »
Une fois la Charte rédigée, Nicolas Hulot s'est démené pour qu'elle soit adoptée et inscrite dans la Constitution, notamment pour convaincre la gauche de ne pas rejeter un texte aussi capital.
Fin mars 2004, Jacques Chirac a de nouveau essayé de convaincre Nicolas Hulot de prendre le ministère de l'Environnement. C'est Serge Lepeltier qui a bénéficié de son refus.
Sans plus de succès, il a tenté d'obtenir que son ami s'engage pour le oui dans la campagne du référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen. « Mon refus l'a beaucoup chagriné. Ça l'a même blessé. » Dès lors, le président a appelé moins souvent son ami, ils se sont moins vus. Mais quand, le 31 juillet 2006, Nicolas Hulot déclare, dans une interview au Journal du Dimanche, ne pas écarter la possibilité de se présenter à la prochaine élection présidentielle, Chirac lui téléphone et dit comprendre ses propos, tout en précisant : « Je ne te parle pas de ta candidature. »
Pour compléter ses explications sur la nature des relations qu'il entretient avec le président, Nicolas Hulot tient à dire que, dans le cours de leurs discussions, il n'a jamais été question de politique. « Il ne m'a jamais parlé de Sarkozy, de Mitterrand ou d'autres hommes politiques français. Ça s'arrêtait à la lisière de la sphère politique. »
En octobre 2006, le président lui a demandé s'il accepterait de soutenir son idée d'organiser à Paris une conférence internationale rassemblant les grands spécialistes mondiaux de la protection de l'environnement et de la biosphère, avec pour objectif d'aboutir à la création d'un Office mondial de l'environnement. Il a accepté à condition que la liste des membres du comité d'honneur (chargé d'organiser cette conférence, qui doit avoir lieu début février 2007), présidé par Alain Juppé, soit « rééquilibrée ». Il a proposé deux noms : Michel Rocard et Hubert Védrine. Védrine est donc ainsi entré dans le comité aux côtés de son ami Nicolas Hulot, d'Alain Juppé, d'Edgar Morin et de quelques scientifiques.
Ce n'est pas sur une question touchant à l'environnement que Nicolas Hulot a souhaité conclure son témoignage sur son ami Jacques Chirac, mais sur une anecdote montrant l'homme tel qu'il le perçoit. En dehors de sa fondation, Nicolas Hulot soutient une association basée dans l'Ain, qui s'appelle « Arc-en-ciel » et dont l'objet est de réaliser des rêves d'enfants. Il se retrouve ainsi à relayer le rêve d'un petit Nicolas qui souhaite aller à l'Élysée. Il téléphone à Claude Chirac qui accepte sur-le-champ. Quelque temps plus tard, le 13 juin 1996, le garçonnet, ses parents, son frère et le président de l'association, facteur de son état, se retrouvent à déjeuner dans les jardins de l'Élysée autour de Bernadette et de Claude Chirac. À la fin du repas, un garde républicain vient demander au petit garçon de le suivre jusqu'à la cour principale de l'Élysée où la Garde républicaine en tenue d'apparat est déployée. Les gardes, sabre au clair, lui rendent les honneurs. Nicolas passe sous la haie de sabres et arrive ainsi jusqu'à Jacques Chirac qui le conduit dans son bureau, le fait asseoir dans son fauteuil et passe une demi-heure avec lui. « Il n'y avait pas de photographes, personne n'avait été prévenu. C'est ça, Chirac… »
1 Delta marécageux occupant, à l'intérieur des terres, la région du Ngamiland, au Botswana.
2 Yves Coppens faisait également partie du voyage.