6.
La Cité des origines ou le rêve inachevé de
Chirac
Avec le musée du quai Branly, Jacques Chirac n'a
écrit qu'une partie du message qu'il voudrait laisser aux Français.
Il a rêvé de le parachever par un second musée, mais, tout
président de la République qu'il est, il n'est pas parvenu à
l'imposer.
Avant de commencer notre entretien du 2 septembre
2006, le chef de l'État, costume et polo gris, m'a confié quelques
notes manuscrites consignées par lui le 12 décembre 2002 au Conseil
européen de Copenhague. Je sens qu'il me fait là un royal
cadeau : il a donc décidé de participer activement à ma
tentative de mieux comprendre qui il est…
Je l'imagine farfouillant le plus discrètement
possible dans son porte-documents pour en extraire les feuillets
dont il a besoin pour rédiger une note qui n'a absolument rien à
voir avec l'ordre du jour du Conseil européen. Il regarde si Göran
Persson, le Premier ministre de Suède, président de la séance, n'a
pas repéré son manège. Il lui importe peu, en revanche, que
Dominique de Villepin ait compris… Il décapuchonne son stylo et
commence à faire courir sa plume sur une feuille à en-tête
eu2002.dk. D'une belle écriture
aisément lisible, il inscrit le titre de sa note.
Projet de
Musée (ou
de Cité) des origines présentant :
• l'origine et
l'évolution de l'univers
• l'origine et
l'évolution de la vie
• l'origine et
l'évolution de l'homme
• la diversité des
cultures des peuples de la Terre et leur place dans leur milieu
naturel
Sur trois feuillets qu'il terminera le soir à son
hôtel, Jacques Chirac trace l'évolution morphologique et culturelle
de l'homme ; sur cet axe, il situe l'« émergence de la
pensée conceptuelle », puis, un million d'années plus tard,
l'« émergence du sens de la beauté », 1,4 million
d'années plus avant, la « naissance de l'angoisse métaphysique
et l'émergence de la pensée religieuse », et, quelque
35 000 ans avant le sommet de Copenhague auquel il
participe, l'« émergence de la pensée symbolique », enfin
l'« apparition des écritures ». Et le président de la
République française de conclure sa note par l'objet de ce grand
dessein : « Démontrer que l'homme fait partie intégrante
du milieu naturel dont il ne pourra jamais totalement s'affranchir,
et qu'il doit créer une nouvelle éthique planétaire pour gérer
harmonieusement son avenir. »
Une sorte de pérennisation de L'Odyssée de l'espèce, le fameux documentaire de
son ami Yves Coppens, qu'il avait pris la peine de louer
publiquement.
« J'ai essayé de “vendre” ma Cité afin que
les jeunes y aillent et sachent qui nous sommes, comment se situer
eux-mêmes dans l'histoire de la vie, leur donner une idée relative
des choses… Henry de Lumley en a adopté et approfondi l'idée. Nous
nous sommes associés pour la promouvoir, mais ça n'a pas marché. On
a bien essayé Marseille…
– Même avec tout le poids d'un président de
la République ?
– J'avais déjà lancé un musée, il faut croire
que je ne pouvais en faire deux… Mais tout ça n'a plus aucun
intérêt. »
Chirac referme la porte qu'il m'avait entrouverte.
Probablement a-t-il peur que ce sujet ne l'emmène trop loin…
Roch-Olivier Maistre, qui a travaillé avec lui de
2000 au début de 2005, est probablement de ceux qui connaissent le
mieux le président. Il admet qu'il est difficile de cerner sa
psychologie, et quand on s'y essaie, « on a l'impression de
s'enfoncer dans un labyrinthe. L'homme est extrêmement secret. Son
côté altruiste, qui est réel, lui tient lieu de bouclier. Il aime
les chemins de traverse, est attiré par les attitudes de rupture…
Il est extraordinairement anxieux, ce qu'on sent dans sa gestion du
temps. Il ne ressasse pas le passé, ne se projette pas très loin
dans l'avenir. Il est dans l'action, c'est-à-dire dans le futur
immédiat. Il a aussi besoin en permanence d'être
sécurisé… »
Et l'ancien collaborateur du président de décrire,
à titre d'exemple, le cérémonial de relecture de ses discours, le
samedi ou le dimanche : le chef de l'État distribuant à chacun
de ses collaborateurs un exemplaire du projet déjà retravaillé par
lui, disposant ensuite ses crayons de couleur par-devant lui, dans
un ordre immuable, et laissant chacun s'exprimer…
« Son rapport à l'art est indissociable de
son rapport à l'histoire des hommes, poursuit l'ancien conseiller.
Sa maîtrise de la chronologie des civilisations est étonnante. Il
est passionné par la préhistoire. Il faut l'avoir vu discuter avec
Coppens [l'“inventeur” de Lucy], Henry de Lumley [auteur de
L'Homme premier, spécialiste de
l'émergence de la pensée conceptuelle et de la domestication du
feu], Michel Brunet [l'“inventeur” de Toumaï], pour mieux le
comprendre. Il a constamment besoin de tout remettre en
perspective. »
J'ai questionné à nouveau Chirac sur sa passion
pour l'archéologie, la paléontologie, pour toutes ces sciences qui
s'intéressent aux origines de l'homme. Il affirme qu'elle est
concomitante à celle qu'il a nourrie pour le musée Guimet.
« Cela m'a toujours fasciné. Je n'ai jamais
cessé… Je me souviens de la découverte de Lucy par Coppens en
1972 : ce fut une grande émotion… Je m'étais déjà beaucoup
intéressé aux Australopithèques : d'où ils venaient,
pourquoi ? des hominidés, pas des hominidés ? J'ai lu,
j'ai écouté sur ces questions, en même temps que je m'intéressais à
l'Asie. J'ai eu une autre grosse émotion, il y a quelques jours [en
septembre 2006], quand on a découvert cette petite fille, cette
Australopithèque de quatre ans, entièrement conservée : ça a
réveillé en moi cinquante ans de souvenirs ! Il y a très, très
longtemps que je me disais : on découvrira peut-être un jour
un enfant australopithèque. Celui-ci est un petit peu plus vieux
que Lucy, mais pas énormément. »
Le président se tient ainsi régulièrement informé
des fouilles effectuées en Chine, au Cambodge, au Vietnam, en
Afghanistan, au Pakistan, en Mongolie, en Égypte, au Tchad, ainsi
que me l'ont confirmé Jean-François Jarrige, Christian Deydier,
Michel Brunet ou Roch-Olivier Maistre… À l'Élysée, en recevant le
14 janvier 2005 une belle brochette d'archéologues, il a pu
exprimer avec souffle cette passion et les motivations qui la
sous-tendent, à l'occasion de la présentation de vingt ans de
publications de l'archéologie française en France et dans le
monde :
« Retrouver les traces des civilisations
anciennes, étudier les vestiges du passé, partir à la rencontre des
peuples disparus, de leurs cultures, de leurs croyances, de leurs
modes de vie, de leur environnement, de leur création : qui
n'aimerait vous suivre sur ces chemins ? Ces mondes perdus
font plus que rêver. Ils forment la trame de nos identités, de nos
racines, de nos origines, des questions les plus profondes qui, en
réalité, se posent aux hommes. En nous invitant au voyage dans
l'espace et dans le temps, vous nous donnez les moyens d'expliquer
et de comprendre cette prodigieuse aventure qu'est l'aventure
humaine.
« Depuis longtemps j'admire la science et la
passion qui sont les vôtres […]. Autrefois présentée comme
“auxiliaire” de l'histoire, l'archéologie est aujourd'hui la
science humaine par excellence. Elle nous permet de repenser
l'histoire des hommes. D'expliquer et de comprendre la profondeur
et la complexité des liens qui nous unissent aux civilisations les
plus anciennes, mais aussi les échanges entre les civilisations
dont attestent les traces matérielles de la vie quotidienne. Vos
recherches nous révèlent ce que nous sommes, dans la richesse des
héritages que nous avons en partage […]. L'archéologie sans
frontières, qu'elle soit préventive ou programmée, nous ouvre à la
conscience de l'unité profonde du destin de l'humanité. C'est
pourquoi elle est au fondement même du dialogue des cultures, un
dialogue particulièrement nécessaire à notre époque.
« Pour les pays en voie de développement,
mais aussi pour nos nations européennes, elle est évidemment un
vecteur d'identité. Elle contribue à la fierté associée à
l'histoire, au patrimoine, au rayonnement d'un peuple, d'un
territoire, d'un lieu. Elle a, en particulier, changé notre regard
sur ces civilisations dont l'Occident a longtemps ignoré la
dignité. Ce n'est pas un hasard si la folie meurtrière des hommes
s'est attaquée, à Angkor, à Bamiyan, à Mostar, ailleurs aussi, aux
témoignages les plus précieux de l'histoire et de l'âme des
peuples. Ceux-ci encourent aujourd'hui de nouveaux dangers. Il faut
protéger, conserver, transmettre. Et d'abord, pour cela, il faut
identifier, répertorier.
« Vous êtes les gardiens, mais aussi les
interprètes et les passeurs de notre identité, de notre mémoire et
du patrimoine commun de l'humanité. Un patrimoine menacé par les
effets d'un développement qu'il est nécessaire de mieux maîtriser,
menacé aussi par le pillage et la dispersion des biens culturels
[…]. J'ai souvent l'occasion d'échanger avec un certain nombre
d'entre vous, et chacune de ces rencontres est toujours pour moi un
grand enrichissement… »
Jean-François Jarrige était dans la salle et a
participé à la réception qui a suivi. Il se souvient que les
archéologues étaient arrivés à l'Élysée en traînant les pieds et en
proférant des mots peu amènes à l'égard du président. « Les
archéologues sont généralement de gauche, dit Jarrige en guise
d'explication. Deux heures plus tard, ils étaient chiracolâtres.
Jacques Chirac leur avait montré, par ses questions et son
discours, qu'il était plus qu'un amateur éclairé : un
passionné d'archéologie. Ses questions les avaient stupéfiés. Ils
avaient compris que le président était très au courant des fouilles
faites dans le monde entier et que, sur chacune d'elles, il était
capable de soutenir une conversation d'un très haut
niveau… »
Dans ma traque du Chirac inconnu, j'ai, lors de
notre deuxième entretien, lancé le nom du professeur Michel Brunet
et du parrainage qu'il a apporté à la diffusion sur France 2
d'un documentaire de celui-ci intitulé Toumaï,
le nouvel ancêtre, racontant comment le paléontologue, après
onze ans de fouilles, avait mis au jour, dans le désert du Tourab,
au nord-est du Tchad, un crâne daté de sept millions d'années
baptisé Toumaï (« espoir de
vie »), découverte qui a révolutionné l'histoire des origines
de l'homme. En prononçant devant Jacques Chirac le nom de Toumaï,
j'ai eu le sentiment d'user d'une formule magique qui ouvrait un
nouveau tiroir secret. Et le président de s'empresser de m'en
livrer partiellement le contenu :
« Mon ami le professeur Brunet… Je l'ai
beaucoup soutenu ! Je prétends… je veux dire : on prétend
qu'on doit trouver l'origine de l'homme dans le désert libyen.
Brunet m'a dit son désir de continuer ses recherches à l'est… Je
l'ai emmené voir le Guide [Kadhafi]. Brunet a expliqué ce qu'il
attendait de recherches menées en Libye. Le Guide lui a accordé
toutes les autorisations nécessaires pour réaliser son projet, et
quelques moyens qui ont été complétés par la société
Total… »
Le président se tient régulièrement informé de la
progression des recherches menées par Brunet : « Je
reçois chaque mois une lettre de lui… » D'un seul coup, il se
lève de son siège et part à grandes enjambées vers son bureau d'où
il revient quelques instants plus tard avec un moulage du crâne de
Toumaï qu'il entreprend
professoralement de m'expliquer. Il me parle de la forme aplatie du
crâne, des deux dents qui y subsistent, de la polémique sur
l'interprétation de la position de celles-ci…
Le professeur Brunet m'a fait part à son tour de
l'emballement présidentiel. Le chercheur de Poitiers a commencé par
me narrer sa rencontre improbable avec Jacques Chirac :
« … En 1789, la France proclamait les Droits
de l'homme à l'intention de tout le genre humain. Fidèle à cette
vocation universaliste, elle doit aujourd'hui être aux premières
lignes du combat pour la bioéthique afin que les sciences de la vie
restent des sciences au service de l'homme. Je vous
remercie… » Ce 23 février 2003, dans l'amphi
Marguerite-de-Navarre du Collège de France, devant quelques
centaines de scientifiques, médecins, juristes et philosophes,
Jacques Chirac termine son discours prononcé à l'occasion du
20e anniversaire de la création du
Comité national consultatif d'éthique, puis descend entre les
travées, accompagné par Didier Sicard, président dudit Comité… Sur
le chemin de la sortie, celui-ci lui présente quelques-uns des
invités. Le professeur Michel Brunet, invité par Axel Kahn, se
trouve justement au bord d'une travée que longe le président, et
lui saisit la main :
« Michel Brunet, je suis
professeur… »
Didier Sicard s'apprête à intervenir afin de
préciser au chef de l'État que ce professeur à la barbe blanche est
le grand découvreur de…, mais il est interrompu par le Chirac
passionné de paléontologie.
« Je sais, c'est vous qui avez découvert
Toumaï… »
Et le président de se lancer dans un long exposé.
Le professeur de l'université de Poitiers reste médusé de
l'entendre dévider son curriculum vitae
et la liste de ses découvertes. Son ego n'a pas le temps de
savourer cette douce caresse ; Jacques Chirac
l'interpelle :
« Je suis passionné par ce que vous faites et
je voudrais vous aider. Vous pouvez me téléphoner. »
Le professeur aurait-il mis à profit cette
permission ? Rien n'est moins sûr. Brunet est plus à l'aise
dans le désert tchadien que dans le commerce des autorités
politiques. C'est Chirac qui finit par l'appeler. « Il m'est
apparu si passionné que je lui ai proposé de venir lui présenter
Toumaï à l'Élysée. »
« Vous feriez cela ? s'exclame le chef
de l'État. Je suis très sensible à votre proposition, mais ce n'est
pas possible, car vous feriez prendre trop de risques à
Toumaï…
– Si, c'est possible. J'aurais plaisir à le
faire, parce que vous êtes le président… »
C'est ainsi que va s'organiser autour de Brunet
une séance de présentation des connaissances associant Jean-Jacques
Jäger (sur l'origine des anthropoïdés), Yves Coppens et Hélène
Roche, du CNRS (sur les différents outils en silex taillé datant de
2,5 millions d'années trouvés au Kenya). Avant le jour J,
Jacques Chirac appelle Brunet à plusieurs reprises. La première
fois, pour lui demander s'il peut convier certains de ses
collaborateurs. « Vous êtes chez vous », lui répond
l'« inventeur » de Toumaï. Puis il appelle une seconde
fois le professeur à Poitiers : « Depuis qu'ils ont su ce
qui se préparait, tous veulent venir. Il y en a trop… »
Finalement, la date du 7 novembre 2003 est retenue
pour cette présentation exceptionnelle sur les origines de l'homme.
La très grande table installée dans la salle de réunion qui jouxte
le bureau du président et celui du secrétaire général va servir de
présentoir aux silex, os, fossiles, poils de mammouth (apportés par
Yves Coppens), crânes, etc. Cette journée du 7 novembre est
chargée. Jacques Chirac a reçu en effet Vladimir Poutine, le
président russe, avec qui il a eu un déjeuner de travail. Les
collaborateurs du chef de l'État ont limité la séance à
60 minutes, de 18 à 19 heures, celui-ci ayant un
« rendez-vous important à 19 heures » précisent
successivement le chef du protocole et Claude Chirac. Il s'agit
d'un rendez-vous avec Daniel Vasella et Éric Cornut, dirigeants du
groupe pharmaceutique Novartis.
Le président arrive, salue Michel Brunet et les
autres savants, puis prend place en face du chercheur poitevin.
Trois crânes Toumaï les séparent : l'original, un moulage
parfait, une reconstitution en 3 D. Jacques Chirac reconnaît
d'emblée l'original. Il s'assied avec Claudie Haigneré à sa droite
et Yves Coppens à sa gauche, et s'adresse à son
vis-à-vis :
– Professeur, est-ce que je peux
toucher ? fait-il en désignant le crâne de Toumaï.
Il se lève, touche Toumaï de l'index. Brunet
immortalise la scène avec son appareil photo. Chirac est
manifestement ému.
Pendant deux heures d'horloge, les quatre
scientifiques se relaient pour faire partager leurs connaissances
en analysant les pièces exposées sur la table. Par des questions
pointues, Chirac montre qu'il connaît bien le sujet. De petits
billets lui sont discrètement acheminés. Probablement pour lui
rappeler qu'il a un rendez-vous important à 19 heures alors que
l'heure fatidique est déjà largement dépassée. Au grand dam du chef
du protocole, la séance se termine vers 20 heures après que le
président a fait passer tout le monde dans son bureau pour
immortaliser la rencontre…
Le président rappellera Brunet à plusieurs
reprises pour lui proposer son aide. Il lui demande de lui faire
signe quand il sera de passage à Paris afin qu'ils déjeunent
ensemble. Brunet saisit enfin la perche présidentielle.
« Vous pouvez m'aider. Je voudrais étendre
mes recherches en Libye et, à cette fin, rencontrer le colonel
Kadhafi…
– Je vais vous y aider », répond
aussitôt le chef de l'État.
Le professeur avait déjà adressé la même demande
au Quai d'Orsay où on lui avait pratiquement ri au nez.
Quelque temps plus tard, il reçoit un coup de fil
de l'Élysée pour l'inviter à participer au voyage officiel du
président en Libye, qui doit avoir lieu les 24 et 25 novembre 2003.
Brunet se retrouve ainsi, dans l'après-midi du 23, sur le tarmac du
Bourget au milieu de capitaines d'industrie et de hauts
fonctionnaires qui le regardent d'un air condescendant. Chirac ne
voyage pas à bord du même avion.
Le lendemain matin, Brunet se tient dans le hall
du grand hôtel où est descendue la délégation française. Chirac
déboule et, ignorant le gratin qui l'escorte, marche droit sur
l'“inventeur” de Toumaï :
« Professeur, ce soir, lors du dîner de gala,
je vous présenterai personnellement au Guide… »
Aider le professeur Brunet à étendre ses
recherches en Libye est pour lui si important qu'il déclare vouloir
parapher le contrat de coopération entre l'université de Poitiers
et celle de Benghazi tout au début de la batterie de signatures… Le
soir, la délégation se dirige vers la salle prévue pour abriter le
dîner de gala offert par le colonel Kadhafi en l'honneur de Jacques
Chirac. Au tout dernier moment, les services de sécurité bousculent
le programme et décident de changer le lieu des réjouissances.
Pagaille indescriptible dans la nouvelle salle où les tables ne
sont même pas dressées. Dans un coin, une grande table
rectangulaire avec deux fauteuils éloignés l'un de l'autre et deux
chaises laissent augurer que c'est là que dîneront les deux chefs
d'État. Chirac arrive, commence par rapprocher son fauteuil de
celui du Guide, et lui offre une édition rare d'œuvres de
Montesquieu, auteur admiré par le colonel libyen. Le repas
commence. Brunet, qui ne connaît personne, s'est installé au petit
bonheur à une table. Il sent bientôt une certaine excitation se
propager autour de lui. Des Libyens sont en quête de quelqu'un dans
la salle. Il entend le mot « professeur ». C'est lui
qu'un responsable de la sécurité est en train de chercher. Il vient
à lui :
« Le président Chirac vous demande à la table
présidentielle. »
Brunet se faufile au milieu des tables et parvient
près de Chirac qui le présente au Guide, puis entreprend de conter
toute l'histoire de Toumaï. Quand il en a terminé, il se tourne
vers le professeur Brunet :
« Est-ce que j'ai oublié quelque
chose ?
– C'est parfait, répond Brunet. La prochaine
fois, vous pourrez faire le voyage sans moi !… »
Il demande néanmoins au président d'ajouter que
« la Libye appartient probablement au berceau de
l'humanité ». Après traduction, le Guide se lève et, tendant
la main au professeur, lui dit :
« Vous êtes mon invité permanent à
Tripoli… »
La délégation française rentre à Paris et lorgne
maintenant le professeur d'un œil différent. Un de ses membres
commente même avec humour : « Dans la première partie du
voyage, Brunet nous accompagnait ; dans la deuxième, nous
accompagnions Brunet… »
Le professeur est rentré à Poitiers depuis peu
quand le directeur de cabinet de Kadhafi l'appelle :
« Tu arrives quand ? Le Guide
t'attend. »
Le professeur reprend sa valise et s'envole à
nouveau vers Tripoli d'où on l'emmène dans le désert de Syrte. Sous
une tente, pendant deux heures et demie, en pleine nuit, il va y
dialoguer avec le Guide. Il raconte une nouvelle fois toute son
histoire, ébahi par la culture de son vis-à-vis : « Un
bon naturaliste qui dispose d'une belle lunette astronomique et
d'une loupe binoculaire pour examiner les minéraux et les petits
animaux du désert. » Le Guide confirme son accord pour qu'il
puisse poursuivre en Libye les recherches qu'il a commencées au
Tchad, autour de deux thématiques : à l'époque de Toumaï, les
mêmes hippopotames ne vivaient-ils pas dans le lac Tchad et autour
de Syrte ? les singes sont-ils originaires d'Afrique ou
d'Asie ?
Le Guide propose de surcroît à Brunet de l'aider
matériellement. Les travaux de prospection commenceront au début de
2007.
Intarissable sur la passion du président Chirac,
le professeur Brunet clôt notre entretien 1 par une anecdote à laquelle il tient
beaucoup :
« J'étais à l'université de Berkeley lorsque
j'apprends que se développe à Paris une terrible campagne contre
moi, qui me présente comme un faussaire. C'était un samedi.
J'essaie comme je peux de réagir à ce torrent de calomnies.
J'envoie des courriels au CNRS, au ministère de l'Éducation
nationale, au ministère des Affaires étrangères. Découragé, je dis
à mon collègue américain que je vais finir par envoyer un e-mail au
président. “Tu es bien français, me répond celui-ci. Aux
États-Unis, ce serait impensable : Bush ne sait même pas ce
que c'est que la paléontologie !”
« J'envoie donc mon texte au chef de l'État
pour le rassurer et lui dire que la campagne fomentée contre moi
n'est qu'un tissu de calomnies. J'étais très abattu. Je reviens le
lendemain matin au laboratoire de Berkeley. J'ouvre mon ordinateur.
Je n'avais qu'une réponse à tous mes courriels : celle de
Jacques Chirac, qui disait en substance : “Professeur,
n'attachez aucune importance à ces attaques. La référence, c'est
Nature. Quant à la presse, si vous
étiez à ma place…” »
Cette hantise de Jacques Chirac de cerner au plus
près ce qui s'est passé aux origines de l'humanité n'emprunte pas
seulement les voies de la paléontologie, de l'archéologie et autres
sciences des origines ; elle passe par la connaissance et donc
la protection de ces peuples premiers qui portent avec eux tout ou
partie des secrets des origines. Il s'est ainsi pris de passion
pour les Inuits et soutient son ami Jean Malaurie, leur protecteur,
président d'honneur de l'Académie polaire, dans son combat en
faveur de « peuples qui ont apporté au monde leur culture,
leur force, leur réflexion, leur sensibilité, qui ont connu
beaucoup de difficultés, celles de l'adaptation au monde moderne,
[…] mais dont, aujourd'hui, […] on reconnaît l'importance pour le
dialogue moderne entre nos cultures et entre nos
civilisations ». Il a souligné « la passion, la
générosité, l'intelligence mises par le professeur Malaurie dans la
défense de cette grande cause […], le respect que l'on doit à ces
peuples premiers dont on n'a pas encore estimé à sa juste valeur
l'apport qu'ils peuvent faire à l'évolution du monde de demain
2 ».
Jacques Chirac a été marqué, « choqué »,
même, par deux grands livres, Les Derniers
Rois de Thulé, de Jean Malaurie, et Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss, publiés
en 1955 dans la collection « Terre humaine » :
« Ces deux ouvrages frappaient avec la force d'une révélation.
Depuis, rien n'est pareil. Ils ont dessiné, à leur façon
singulière, les contours d'une géographie nouvelle. Ils ont jeté
une lumière de respect, curieuse et généreuse, sur ces terres
éloignées où vivent, rient, aiment, rêvent, souffrent et meurent
d'autres hommes 3 … »
S'adressant directement à Jean Malaurie, le chef
de l'État se révélait un peu plus en lui disant appartenir « à
cette génération qui a appris à regarder autour d'elle à la lumière
de sa passion, par le prisme de son exigence ». La suite de ce
discours résonna comme une profession de foi délimitant les
contours de son propre humanisme.
« Bref, vous bousculiez toutes les
frontières. Vous vouliez brasser et faire entendre toutes les voix.
Consigner les pensées et les paroles de l'homme avant qu'elles ne
s'évanouissent. Et faire résonner, dans la vérité du verbe
poétique, toute la polyphonie, toute la prose du monde […]. En
aventurier, en homme du large, en explorateur des glaces et de
leurs peuples, en arpenteur inlassable d'inconnu, vous projetiez,
avec cette collection [Terre humaine], cher Jean Malaurie, et pour
reprendre l'une de vos formules, de vous “éloigner de la pensée
convenue, d'allonger la focale, de voir sous un autre angle, pour
faire surgir l'idée neuve” […].
« Une œuvre de “réfractaire” dont l'idée est
née en 1951 d'un sentiment de révolte, d'un haut-le-cœur. Quand,
géographe en mission chez les Inughuits d'Ultima Thulé, vous avez
découvert cette base militaire brutalement installée dans ce lieu
de légende, ce “haut lieu habité par le peuple sans écriture le
plus au nord du monde”. Un sacrilège à vos yeux, un viol, un déni
absolu […].
« Réfractaire comme vous, cher Jean Malaurie,
vous qui avez si largement consacré votre travail et votre vie à
défendre les peuples tout autour du Cercle arctique. Et, en même
temps que ce “peuple héroïque aux colonnes brisées”, mais qui
résiste, tous les peuples premiers, menacés d'être broyés par une
Histoire à sens unique.
« Avec toute votre fougue et votre formidable
énergie, vous avez croisé le fer pour que le monde ne se réduise
pas irrésistiblement aux seuls rêves et aux seules ambitions de nos
sociétés occidentales. Très concrètement, vous avez donné corps à
votre idée géniale d'Académie polaire, j'allais presque dire
notre Académie, qui forme désormais à
Saint-Pétersbourg des élites autochtones, sensibilisées aux
exigences du développement durable autant qu'à la préservation d'un
mode de vie traditionnel. Une académie qui offre une autre voie que
l'extinction ou l'assimilation. Pour que l'humanité continue demain
de s'enrichir de toute sa différence […]. Réfractaire et
visionnaire, vous entrevoyiez déjà le monde d'aujourd'hui, sans
cesse guetté par l'humiliation et la rancœur d'hommes et de peuples
qui se sentent laminés. »
Ce cri, maîtrisé par les contraintes de la
fonction, le président ne le pousse pas seulement pour défendre les
peuples premiers du Cercle Arctique russe, il le pousse pour
soutenir aussi les Inuits du Canada. Il s'est en effet engagé en
faveur de l'autonomie du Nunavut et a été le premier chef d'État
étranger à se rendre en visite officielle dans ce territoire, le
6 septembre 1999. Devant l'Assemblée territoriale, il a
reformulé les termes de son combat :
« La naissance du Nunavut a marqué une étape
historique pour les premières nations et, au-delà, pour toutes
celles et tous ceux qui se battent pour leur identité à l'heure de
la mondialisation […]. Ce que l'homme a de plus cher, c'est sa
mémoire, c'est son histoire, ce sont ses racines, ses traditions,
les valeurs de ses aînés, c'est-à-dire tous ses repères intimes
sans lesquels il se sent frustré et malheureux. »
Idem pour les
Amérindiens qu'il voit comme des rescapés du martyre imposé à
partir de 1492 par la civilisation européenne. Après son refus
symbolique de ne pas associer la Ville de Paris à la célébration du
500e anniversaire du débarquement
de Christophe Colomb en Amérique, il n'était nullement étonnant
qu'il invite à l'Élysée des Guaranis, des Quechuas, des Abénaquis,
des Aymaras, des Hurons, des Iroquois et autres Sioux en costumes
traditionnels aux côtés de Rigoberta Menchu, prix Nobel de la paix,
et Hugo Cardenas, le vice-président bolivien. Jacques Chirac avait
veillé personnellement à la bonne organisation de la Rencontre
internationale des communautés amérindiennes qui s'acheva à Paris
par une réception à l'Élysée, le 20 juin 1996.
La veille, déjà, il avait déjeuné dans les jardins
de l'hôtel de Lassay, avant d'inaugurer une exposition
« Traditions et modernité dans les Amériques », et avait
remplacé Daniel Lévine, chargé du département Amérique du Muséum
national d'Histoire naturelle, qui était censé guider Rigoberta
Menchu et Hugo Cardenas dans cette exposition. Devant un siège
cérémoniel en bois taïno, il avait lancé avec flamme :
« À l'origine, il y avait de l'or un peu partout sur ce duho,
mais les Espagnols l'ont dérobé. C'est un siège sur lequel
s'asseyaient les caciques pour regarder les jeux de balle, jeux
sacrés qui avaient lieu sur les places des villages. »
Quelques mètres plus loin, devant un « joug »,
représentation symbolique des ceintures de protection des joueurs
de balle, le président avait poursuivi : « Quand la
soldatesque espagnole est arrivée, les gens ont refusé de
jouer. » Et s'ouvre alors un débat avec le commissaire de
l'exposition sur l'origine du jeu de balle, qui le passionne tant
(il réévoquera le sujet devant moi) : « À mon avis, ce
jeu a été apporté par les Arawak 4 … »
Devant tous les Amérindiens réunis dans les salons
de l'Élysée, le président exprime ce qui apparaît à ses yeux comme
une grande blessure :
« La rencontre entre l'Europe et l'Amérique
s'inscrit dans la liste trop longue des tragédies de l'Histoire. La
Conquête a fait subir aux sociétés indiennes d'Amérique un
traumatisme sans précédent : traumatisme politique,
économique, culturel et humain. Frappées par les massacres et la
destructuration de leurs sociétés, décimées par le choc microbien,
les populations amérindiennes ont bien failli connaître la fin de
leur histoire.
« En 1992, le monde, profondément imprégné de
notre modèle occidental, fêtait dans la liesse le 500e anniversaire de l'arrivée de Christophe
Colomb en Amérique, ignorant ou feignant d'ignorer tout ce que cet
événement allait signifier, au long de l'Histoire, de terribles
souffrances pour les peuples amérindiens […].
« Oui, l'Europe a trop souvent incarné le
malheur et la désolation en Amérique comme en Afrique. C'est parce
que les peuples amérindiens ont été décimés qu'a été mis en place
un mécanisme systématique de traite des Noirs africains en
direction du Nouveau Monde. Les colons, avides de main-d'œuvre,
purent ainsi reconstituer la force de travail qu'ils ne trouvaient
plus sur place.
« Oui, les Européens ont le devoir de
s'incliner devant la mémoire des esclaves jetant un dernier regard
sur Gorée, en Afrique, comme devant celle des combattants des
empires amérindiens lançant un ultime appel au Soleil […].
« N'oublions pas. J'ai, gravée dans ma
mémoire, cette belle phrase d'un anonyme Nahuatl qui écrivait en
1528, quelques années après la chute de l'empire des Aztèques, je
le cite : “Les boucliers nous protégeaient, mais les boucliers
n'arrêtent pas le désespoir.”
« Souvenons-nous. En 1521, Mexico était sans
doute la ville la plus peuplée du monde ; 20 millions
d'Amérindiens vivaient dans l'Empire. Un siècle plus tard, ils
n'étaient plus que 700 000.
« Oui, notre civilisation européenne reste à
jamais comptable de ce qui fut commis là-bas […]. Il nous faut
aujourd'hui reconnaître ces traumatismes de l'Histoire et affirmer
la dignité des cultures des premières nations… »
Après ce discours militant, Jacques Chirac éleva
au grade de commandeur de la Légion d'honneur Rigoberta Menchu et
Hugo Cardenas, puis se mêla pendant une heure aux Amérindiens et en
accepta de nombreux cadeaux, notamment une lance remise par un
Indien qui accompagna ce cadeau de l'exposé de son mode
d'emploi : « Cela vous donne le pouvoir, c'est comme ça
chez les indigènes 5 . »
La compassion de Jacques Chirac s'applique aussi,
on l'a vu, à l'Afrique et aux Africains qui ont payé au prix fort
les conséquences de la conquête espagnole de l'Amérique. Lors de
mon deuxième entretien avec Jacques Chirac, je le lance sur le
sujet :
« Vous tenez, paraît-il, un discours
fustigeant les Lumières qui ont martyrisé l'Afrique… »
Je me retrouve faire face non seulement à un homme
passionné, mais à un militant enflammé dont les mots me rappellent
les discours tiers-mondistes des années 1960-70 et ne sont plus
employés aujourd'hui qu'au sein de petits cénacles gauchistes et
« droit-de-l'hommistes ». Mon stylo a beaucoup de mal à
suivre – mon enregistreur a eu la fâcheuse idée de refuser tout
service un quart d'heure avant cette envolée – un réquisitoire
aussi concis que virulent. Tentative de reconstitution.
« L'esclavage a toujours existé en Afrique au
profit des Arabes et avec la complicité de chefs locaux. Puis est
venue la traite, qui a duré quatre siècles. Cela a été un phénomène
massif, perpétré également avec la complicité de chefs tribaux. On
a pris les meilleurs, on a pillé le sang des Africains… Et après on
a dit que les Africains n'étaient bons à rien !
« Ensuite est survenue la deuxième
« calamité » : les curés et les imams qui se sont
rués sur les bois sacrés et ont détruit l'expression
culturelle…
« Puis la troisième calamité internationale a
fondu sur l'Afrique : les antiquaires qui ont pillé les œuvres
culturelles… Après quoi, on a dit que les Africains n'avaient pas
de culture !
« Après avoir volé leur culture, on a volé
leurs ressources, leurs matières premières, en se servant de la
main-d'œuvre locale. On leur a tout piqué et on a répété qu'ils
n'étaient bons à rien…
« Maintenant c'est la dernière étape :
on leur pique leurs intelligences en leur distribuant des bourses,
et on persiste à dire de ceux qui restent : Ces nègres ne sont
décidément bons à rien…
– Vous avez évoqué ce sujet avec Nicolas
Sarkozy ?
– Oui, et vous ne m'avez jamais entendu
parler d'“immigration choisie”… »
1 À Paris, le 13 octobre 2006.
2 Allocution prononcée le 30 mai 2003
lors de sa visite à l'Académie polaire.
3 Allocution prononcée le 15 février
2005 à l'occasion de la réception offerte pour le 50e anniversaire de la collection « Terre
humaine ».
4 Scène décrite à partir du livre
d'Anne Fulda, Un président très
entouré, Grasset, 1997.