7.
Le guérisseur
Les rois capétiens, dit-on, guérissaient les
écrouelles. Ce pouvoir découlait directement du sacre. Au lendemain
de la cérémonie célébrée dans la cathédrale de Reims, le nouveau
monarque se rendait en pèlerinage sur le tombeau de saint Marcoult,
au prieuré de Corbeny, à mi-chemin entre Reims et Laon, à
l'extrémité est du Chemin des Dames. En se recueillant sur la tombe
du saint, il acquérait le pouvoir de guérison qui complétait la
formule secrète que lui avait léguée son père sur son lit de mort.
Lors du rituel du toucher des écrouelles, le roi thaumaturge
prononçait traditionnellement la phrase : « Le roi te
touche, Dieu te guérit… » Le rite fut respecté jusqu'en
1825…
Pierre Bédier, président du Conseil général des
Yvelines, n'est pas loin de penser que ce pouvoir a été repris par
l'actuel président de la République : « Jacques Chirac a
recouvré la dimension sacrée du pouvoir, il a le pouvoir des
chamans ! » Pour ne pas prêter le flanc à l'ironie,
l'ancien ministre prononce ces mots d'un ton badin qui lui laisse
toute latitude de se rétracter…
Au cours de mon enquête sur l'hôte de l'Élysée, un
très sérieux politologue m'a parlé de la chaleur que dégagerait la
poignée de main de Chirac, et, sans citer le nom de Bédier, a
évoqué devant moi une histoire de guérison dont on attribuerait
l'origine au président. « Il a des dons de guérisseur. Vous
devriez le questionner à ce sujet. » Je n'avais pas été trop
choqué par cette affirmation : je suis moi-même sourcier, et,
par ailleurs, j'avais été très ému, impressionné, même, en écoutant
Jacques Chirac parler des nombreuses heures qu'il avait passées,
pendant plus d'un quart de siècle, auprès des handicapés profonds
de Corrèze, de la façon dont il leur touchait la main jusqu'à
sentir en eux une manifestation de vie…
Avec prudence, je décidai donc d'aborder cette
question insolite avec le chef de l'État :
– Vous allez sans doute être choqué par ma
question, mais elle est posée par un sourcier qui se veut pourtant
rationaliste… On m'a dit que vous aviez des dons de guérisseur.
Est-ce vrai ?
Interloqué, Jacques Chirac laisse passer quelques
instants avant de répondre :
– C'est beaucoup dire, et ce n'est pas exact…
Une partie de ma famille est d'origine corrézienne, notamment du
plateau de Millevaches. J'ai des ancêtres dont on prétendait qu'ils
étaient quelque peu guérisseurs. Enfin, ce qui est sûr, c'est que
mon grand-père, mon père et moi sommes doués d'une sorte de
sensibilité à l'état de santé des gens, sans plus. Je tente de leur
remonter le moral… notamment à ceux qui sont atteints d'un cancer.
En usant simplement de ma voix…
– On m'a pourtant dit que vous guérissiez ou
soulagiez en touchant les malades avec vos mains…
– Non ! non ! Il est vrai que des
cancéreux peuvent être soulagés d'entendre une voix. Est-ce que je
me dis ça parce que j'ai tellement envie de les soulager ?
Quelle est la part de vrai dans ce que je vous dis ? Ces
histoires se sont peu à peu propagées…
« La main, c'est autre chose. C'est vrai
qu'en gardant un certain temps sa main posée sur celle de
handicapés mentaux profonds, on sent parfois qu'il se passe quelque
chose, l'éveil ténu de certaines sensations qui ne s'expriment pas
d'habitude mais qui, peut-être, sont stimulées par un contact
physique… Avant, lorsque je m'en occupais beaucoup plus, je restais
parfois ainsi une heure, une heure et demie. Et je sentais parfois
qu'il se passait quelque chose… »
C'est tout naturellement que Jacques Chirac évoque
« ce ministre charmant dont on a dû se séparer parce qu'il
était poursuivi par la justice. Avait-il fait des conneries ?
Je n'en ai aucune idée, et je ne porte pas de jugement 1 … En tout cas, il a été brillamment
réélu président du Conseil général des Yvelines, et c'est un chic
type. Je veux parler de Pierre Bédier. Un jour, je reçois un coup
de fil de sa femme qui me dit qu'il est en train de mourir. Je lui
réponds immédiatement : “J'arrive.” Bédier était à l'hôpital,
allongé ; il ne bougeait plus du tout. J'étais estomaqué. Je
suis resté là et je lui ai pris la main pendant au moins une heure,
une heure et demie. Toutes les cinq minutes, je lui murmurais des
choses affectueuses à l'oreille. Tout à coup, il a remué un doigt,
puis il s'est réveillé… Depuis, sa femme et sa fille se sont
répandues en prétendant que j'avais sauvé la vie à leur époux et
père… »
Pierre Bédier s'est prêté de bonne grâce à mes
questions. Il me décrit d'abord la maladie dont il était
atteint : « Une leuco-encéphalite qui atteint la masse
blanche des nerfs ; l'électricité ne passe plus… 90 % des
gens atteints par cette maladie meurent, et 90 % des 10 %
restants connaissent de graves séquelles neurologiques.
« Je suis resté au Centre hospitalier
intercommunal de Poissy du 4 au 21 septembre 1994. Jacques Chirac,
qui avait pourtant un emploi du temps chargé, est venu par deux
fois me rendre visite. J'étais sous respiration artificielle, avec
plein de tuyaux branchés… Apparemment, j'étais dans le coma, mais
j'entendais ce qu'on disait autour de moi. Il est venu pendant la
deuxième et la troisième semaine de mon hospitalisation. J'ai
parfaitement entendu ce qu'il me disait. Vous imaginez le choc
émotif que sa visite a produit sur moi. Lui, Jacques Chirac, mon
héros en politique, celui pour qui je m'étais engagé à 18 ans,
était à mon chevet… et me parlait ! “Je sens que tu
progresses, me murmurait-il à l'oreille ; mon grand-père était
un peu sorcier en Corrèze.” Et il s'est mis à évoquer les “forces
puissantes, occultes”, la “vérité de l'humanité”… Je sentais qu'il
dégageait de l'énergie… Il y a chez lui quelque chose de sauvage,
de primitif… » Et Bédier de faire le lien entre ce don caché
de Chirac et sa « passion volcanique » pour les arts et
les peuples premiers. Il confie avoir eu la chance de l'écouter
disserter sur ces sujets : « Je me faisais tout petit et
je buvais ses paroles… Il y a chez lui un côté Indiana Jones : c'est un aventurier au bon
sens du terme. »
Jacques Chirac n'a pas borné son intervention aux
deux visites rendues au Centre hospitalier de Poissy. Il a souvent
téléphoné à Marie-Anne, 11 ans, la fille de Bédier. D'une voix
douce, il la rassurait sur l'état de santé de son père :
« Je suis un peu sorcier, j'ai un peu des pouvoirs de
marabout, ne t'inquiète pas : je sais que ton papa va s'en
sortir 2 … » Le président du Conseil général des
Yvelines pourrait parler des heures de cet épisode de sa vie :
« Je n'oublierai jamais… À partir du moment où Jacques Chirac
est venu, je n'ai plus jamais eu peur. Je savais que je guérirais,
que je n'aurais pas de séquelles… Il sent au toucher l'énergie des
hommes… »
Franz-Olivier Giesbert avait déjà évoqué ce côté
« sorcier » chez quelqu'un qui « prétend sentir les
événements avant qu'ils n'arrivent 3 ». Tous les observateurs de la vie
politique ont souligné l'aspect « tactile » des campagnes
menées par Jacques Chirac. Le plaisir manifeste qu'il a à sillonner
la France à la rencontre des Français, à serrer un maximun de
mains. Quand on examine les courbes des sondages au fil de ses
campagnes, on ne peut qu'être surpris par la façon dont elles se
redressent. C'est pourquoi je tenais tant à l'interroger sur des
aspects que n'abordent pas encore les traités de
politologie !
« Vous avez sûrement compris pourquoi je vous
pose ces questions ? »
Le président ne comprend manifestement pas où je
veux en venir.
« Il y a un mystère Chirac. On parle de votre
charisme… Je comprends que vous ne vouliez pas me suivre sur un
pareil terrain. Il n'empêche que le charisme est une notion
indéfinissable, qui relève de l'irrationnel… »
Jacques Chirac ne tient pas à aller plus loin dans
l'explicitation de son côté « sorcier de Corrèze ».
Toutefois, dans un autre entretien, de lui-même il m'a parlé de
l'amour qu'il recherchait et de l'importance du contact par les
mains.
J'avais pour ma part visionné la première partie
du documentaire de Patrick Rotman consacré à Jacques Chirac,
Le Jeune Loup, avant sa sortie sur
France 2, et avais été frappé par certaines images le montrant au
milieu de foules imposantes. Je souhaitais lui en parler.
« J'ai vu la première partie du documentaire
que les frères Rotman vous ont consacré…
– Je m'y fais engueuler, ou pas ?
– Il y a des images sur les foules que vous
drainez, et je voulais savoir si vous éprouviez le même type de
sentiments qu'un Johnny Hallyday dans ses mégaconcerts. Ces marées
humaines, ces ovations, les ressentez-vous de façon
puissante ?
– Oui, oui… Cela étant, j'ai toujours fait de
la politique dans un cadre – UNR, UDR, RPR… – où c'était
spontanément qu'on réunissait des foules, parce que les militants
étaient disciplinés. Enfin, ils l'étaient à l'époque, et très
nombreux…
– Vous devez avoir des montées d'adrénaline,
quand vous parlez devant des milliers de personnes qui vous
ovationnent ? Dans votre façon de faire de la politique, on
vous sent porté à aller serrer les mains des gens, à aller vers les
autres, vous aimez cela…
– Certes. Quand il y a des gens sur le bord
de la route, je descends leur serrer la main. Vous savez, on
apprend toujours quelque chose quand on serre la main des gens. On
n'apprend pas toujours quelque chose quand on les écoute, mais on
apprend toujours quelque chose en lisant dans leur regard et en
leur serrant la main. »
Jacques Chirac se ferme quand on tente d'entrer
par effraction dans son intimité. Il a plusieurs herses à sa
disposition. Il les utilisera l'une après l'autre au cours de la
douzaine d'entretiens que j'aurai eus avec lui. La plus fréquemment
utilisée : « Tout cela n'a aucun intérêt, c'est
anecdotique », ou encore : « Je ne suis pas
compliqué, je suis quelqu'un de simple… »
Guérisseur ? Sorcier de Corrèze ? Quoi
qu'il en soit, il gardera pour lui l'origine de sa passion de
comprendre ce qui s'est passé aux petites heures de l'humanité,
quand les premiers hommes ont voulu se protéger de forces qu'ils ne
comprenaient pas, comment ils ont géré leur peur de la mort,
comment ces choses difficiles à traduire dans notre culture
occidentale ont été et sont encore appréhendées par les Inuits, les
Africains. C'est probablement parce qu'il avait eu, par tradition
familiale, accès à certains rudiments d'appréhension des forces
primitives, qu'il s'est jeté à corps perdu dans la recherche du
mystère des origines… Mais il savait aussi que cette « passion
volcanique » ne pouvait être comprise ni même admise dans la
sphère politique. D'où le secret jaloux dont il l'a entourée.
Elle affleure çà et là. Quand, par exemple, il
raconte à un journaliste du Figaro
4 qu'il avait, avec André
Malraux, « des conversations très animées sur le rôle des
fétiches dans la découverte des arts africains ». Et assénait
alors un mystérieux : « En fait, tout a commencé avec les
fétiches. » Si je lui demande une explication de texte, il me
répond :
« Le fétiche a une force particulière dans
l'art africain, en particulier parce qu'il est l'hôte du bois
sacré, et c'est donc par sa tradition et sa permanence dans le bois
sacré que s'inscrit toute la culture africaine. » Et
d'enchaîner avec passion : « Je considère comme une vraie
souffrance la destruction des bois sacrés. Une atteinte gravissime
à la dignité humaine. Ça fait partie des drames de l'Afrique, de
l'absurdité de la démarche impériale de l'Occident depuis les
destructions commises par les conquistadors… La destruction des
bois sacrés a réduit l'Afrique à sa plus simple expression sur le
plan culturel. »
Autre affleurement quand, lors de l'inauguration
du musée du quai Branly, il présente Malaurie à Kofi Annan et
demande, on l'a vu, au secrétaire général de l'ONU de préserver le
site chamanique de l'Allée des baleines, dans le détroit de Béring,
près du cap Chaplino, en Tchoukotka (Sibérie nord-orientale).
Ignoré pendant des siècles, ce site où sont disposés mâchoires,
crânes et os de baleines franches, a été découvert en 1976. Depuis
1990, Jean Malaurie tente de décrypter les mystères des
« hiéroglyphes » figurant sur les « ivoires
gravés », et d'appréhender ainsi l'ordre caché de ces terres
sacrées. Les propos de Malaurie, dans son livre L'Allée des baleines 5 , permettent à la fois de comprendre
l'amitié qui le lie au président et de récolter de nouvelles clés
pour poursuivre le décryptage d'un homme qui, à la tête de la
cinquième puissance mondiale, essaie d'appréhender la nature des
relations nouées par les anciens avec l'univers pour conjurer la
mort et les forces hostiles auxquelles ils étaient confrontés. Qui
cherche à analyser et comprendre la pensée chamanique en la
rapprochant de celle des « sorciers » du plateau de
Millevaches.
« Les peuples premiers, dans leur lecture des
signes du cosmos, ont une relation dynamique avec la terre et le
ciel. Ils se sentent comme en dépendance avec cette horloge céleste
qu'ils perçoivent dans leur lecture du mouvement des étoiles qui
leur sont familières […]. Nous nous devons d'interroger
partout les peuples premiers. Dans le temps long d'une histoire
obscure, et jusque dans les grottes préhistoriques de la vieille
Europe, ils ont, philosophes de la nature, vécu des expériences
inouïes que nos facultés cognitives ne nous permettent guère
d'appréhender. Dans un savoir partagé,
questionnons-les à nouveau […]. Tentons encore et encore de
déchiffrer ces “hiéroglyphes”, ces géométries et “écritures”, sans
oublier le message distant des masques cérémoniels qui, de leurs
yeux morts, interpellent l'Occidental, cet intrus sur ces terres
sacrées […]. Peuples-racines, sans pouvoir d'appel, peuples
fossiles de l'Histoire, au terme du rituel obligé de
l'“instruction”, on vous jugera alcooliques et dégénérés, oui, mes
amis, vous n'avez pas de chance. Il vous faut encore et encore,
après avoir été si grossièrement trompés, puis dépossédés, gravir
le chemin malaisé de la connaissance “scientifiquement correcte”,
avant que vous ne soyez, à la fin des fins, admis en égaux à la
table des maîtres […]. La première des idées fausses,
hic et nunc, et partout, c'est de
croire que l'on sait mieux que les masses ce qui se passe après la
mort… »
1 Peu après la date de cet entretien,
Pierre Bédier a été condamné en première instance à dix-huit mois
de prison avec sursis et trois ans de privation de ses droits
civiques pour des faits de corruption passive. Il a fait
appel.
2 Entretien avec l'auteur, le 21
janvier 2007.
4 Le 23 novembre 1996.
5 Mille et une Nuits, 2003.