neuf
– Elle a un don, c’est évident. Elle a déjà fait ça, n’est-ce pas ?
Baissant les yeux, j’ai suivi du regard le doigt que Balthazar pointait vers Caramel, qui s’élançait en zigzag dans le ciel, devant un décor aménagé en magnifique jardin avec des arbres en fleur, une pelouse verdoyante et un lac miroitant peuplé d’une petite troupe de cygnes noirs et blancs.
– « Il », j’ai rétorqué d’une voix plus qu’irritée, peut-être même un peu trop.
Franchement, combien de fois allais-je devoir le répéter pour qu’il comprenne ?
– Caramel est un mâle, ai-je insisté.
En vain. Balthazar a fait la sourde oreille. Balayant ma réponse d’un revers de main dédaigneux, il a bondi de sa chaise pour indiquer à Caramel de voler plus haut, et aux cygnes de glisser plus vite sur l’eau, tandis que sur scène un type d’une vingtaine d’années marchait main dans la main avec une fille en chuchotant tendrement à son oreille.
Je me suis hissée sur le fauteuil de metteur en scène qu’un assistant m’a apporté, croisant une jambe sur l’autre, puis me suis tournée vers Mort pour l’interroger. Mais il a aussitôt secoué la tête et pointé du doigt la pancarte au-dessus de nous, qui indiquait en lettres rouge vif : Silence ! Rêve en cours !
N’ayant pas d’autre choix que de garder mes questions pour plus tard, j’ai observé la véritable ruche qui s’activait autour de moi, découvrant la montagne de travail qu’exigeait la réalisation d’un rêve. C’était pour le moins surprenant.
Jusqu’à présent, j’avais toujours supposé que les rêves étaient… disons, bien plus simples que ce que je voyais se dérouler sous mes yeux à cet instant. Dans mon idée, ils étaient le fruit de bribes de pensées et d’expériences aléatoires intervenues dans la journée, des fragments de visions et de paroles auxquels se combinaient des créations de l’imagination. Le tout virevoltait comme un fantastique bouillon subliminal. Du moins, c’était en substance ce qu’affirmait le livre d’interprétation des rêves qu’Ever m’avait un jour offert pour Noël. Cependant, vu ce à quoi j’assistais à ce moment même à la Fabrique, ce bouquin avait tout faux.
C’était un vrai chef-d’œuvre.
Une superproduction à gros budget.
Ça me rappelait le jour où, avec ma classe, on était partis en excursion scolaire pour voir un opéra à Portland, peu de temps avant ma mort.
Comme pour cette expérience, la scène ici était agencée avec un soin minutieux et accueillait une ribambelle de comédiens, dont mon chien qui continuait à voltiger au-dessus. En outre, un ensemble de personnes œuvrait en coulisses : des costumiers, des maquilleurs, des coiffeurs, des éclairagistes, un ou deux cascadeurs, et toute une équipe qui, à première vue, s’occupait des effets spéciaux.
La comparaison ne s’arrêtait pas là. Il y avait aussi une fosse au pied de la scène, où était installé l’orchestre. Un petit groupe de musiciens tenaient dans leurs bras un nombre insolite de cors, de bidons et de chaînes – et, oui, rassurez-vous, certains arboraient aussi des instruments de musique moins incongrus –, et tous autant qu’ils étaient regardaient attentivement Balthazar, attendant son signal pour accomplir le bon bruitage au bon moment.
C’était stupéfiant.
Fascinant.
En voyant tout ça se dérouler devant moi, je n’ai pas pu m’empêcher de procéder de tête à un rapide inventaire de tous les rêves que j’avais mémorisés, désormais incapable de les percevoir de la même façon qu’à l’époque.
Mais, contrairement à l’opéra, ici, les rêves semblaient prendre fin avant même d’avoir vraiment commencé. Tout à coup, Balthazar a bondi pour aller féliciter son équipe.
– Elle est réveillée ! C’est dans la boîte ! Beau travail, tout le monde !
La fille a disparu. Comme ça, en un claquement de doigts, elle n’était plus là. Et tandis que l’équipe s’affairait à déblayer la scène et à démonter le décor, le jeune homme de vingt ans a séché ses larmes et remercié Balthazar avec effusion, en lui confiant que, pour la première fois depuis son décès, il avait le sentiment d’avoir réellement communiqué avec sa fiancée éplorée.
Caramel s’est rué sur la poignée de biscuits pour chien que le réalisateur tenait dans la paume de sa main. Bouffi d’orgueil et visiblement satisfait de sa performance, de sa nouvelle aura de star du cinéma, il les a tous chipés entre deux aboiements joyeux, sous le sourire approbateur de Balthazar.
– Voilà la véritable vedette du spectacle ! a fanfaronné ce dernier.
Il s’est tourné vers moi :
– Je vous suis très redevable, jeune fille. Sans votre chien, ce rêve aurait échoué. La fille rêvait d’un superbe champ, de lacs scintillants, de cygnes noirs et blancs, et croyez-le ou non, de chiens volants à la bouille angélique. Et comme je n’en avais pas sous la main, votre arrivée a sauvé toute la production. Alors, dites-moi, je vous prie, comment pourrais-je jamais vous remercier ?
Les lèvres pincées, je me suis efforcée de donner un sens à ses paroles. Ce qu’il venait de m’expliquer n’avait rien à voir avec ce dont je croyais avoir été témoin.
– Attendez…
J’ai plissé les yeux, secoué la tête, incrédule.
– Vous voulez dire que vous n’avez pas créé ce rêve ?
Je l’ai regardé droit dans les yeux, notant au passage que, du fait de sa petite taille, son regard se trouvait exactement à la même hauteur que le mien.
– Si je comprends bien, vous avez simplement recréé un rêve déjà en cours ?
Mon esprit s’est emballé à cette idée, l’exploit était encore plus incroyable que tout ce que j’avais imaginé.
J’ai jeté un coup d’œil à Mort, alertée par la façon dont ses sourcils se sont haussés, si haut qu’ils se confondaient presque avec la racine de ses cheveux, et quand mon regard est revenu sur Balthazar, son air scandalisé m’a tout de suite frappée.
Son sourire s’est évanoui, ses lèvres sont devenues livides, tandis que ses narines se gonflaient, que ses oreilles remuaient et que ses joues menaçaient d’exploser en une colère dévastatrice.
À ce stade, je pensais que la situation ne pouvait pas empirer, et pourtant, mortifiée, impuissante (et bluffée, c’était le cas de le dire !), je l’ai vu tourner les talons et partir comme un ouragan, sans plus d’explication.