treize
Il m’a fallu pas moins de neuf prises pour prendre le coup.
Neuf sauts, pour finalement réaliser un atterrissage parfait.
Mais en dépit de mon succès, du fait que j’étais plutôt fière de moi et que Balthazar venait de nous emmener sur un plateau en plein air absolument époustouflant, avec faux panoramas urbains, rues en carton-pâte et tout le toutim, comme ceux qu’on utilise dans les plus grands films, pour lui, j’avais trop tardé. C’était déjà l’heure de la fermeture.
Il me l’avait fait comprendre en ces termes : « Coupez ! C’est dans la boîte ! »
Ces cinq petits mots tout simples avaient suffi à mettre brusquement un terme à tous mes efforts.
Je suis restée immobile, Caramel à mes pieds, face à un flot d’individus qui partaient tous dans la même direction, vers la sortie. Mais même devant l’évidence, je refusais de croire que c’était terminé. Que l’occasion de ma vie m’avait échappé aussi bêtement.
Ce n’était pas ma faute s’il m’avait fallu autant de temps, j’avais démarré plus tard que les autres ! Non mais sans blague ! L’heure de fermeture ? Je ne comprenais même pas que ça puisse exister, ça n’avait aucun sens !
Cela dit, je n’ai pas eu le temps de me plaindre que Balthazar me disait déjà au revoir et s’en allait.
On aurait dit que, pour lui, le temps qu’il avait passé à me former était révolu à plus d’un égard.
Qu’il avait déjà tout oublié de ma petite personne, de mon chien, et qui plus est de mes antécédents.
Il ne m’a même pas vraiment dit au revoir, il a simplement tourné les talons et vaqué à ses affaires.
Traitant la projection souhaitée comme si ce n’était qu’un stupide documentaire publicitaire.
Un film à petit budget destiné d’emblée au format DVD.
Une vidéo YouTube minable que personne ne regarderait et qui ne susciterait aucun commentaire.
Un projet amateur pour lequel il avait été contraint de gaspiller son immense talent. Comme si Caramel et moi n’avions aucune importance.
Alors, quand un type est passé devant nous, avec le même genre de foulard et de barbiche que Balthazar – à croire que c’était la panoplie officielle des réalisateurs du coin –, je l’ai tiré violemment par la manche.
– Excusez-moi, vous pourriez m’aider ? J’étais sur le point de faire mon saut, quand toute activité a cessé pour la journée.
Il m’a regardée d’un air interloqué, et indiqué la grille où continuait d’affluer une foule de gens.
Mais je n’allais pas m’en contenter. Pas question que je renonce aussi facilement. J’avais travaillé dur pour parfaire mon atterrissage, et que ça leur plaise ou non j’allais accomplir mon saut.
– C’était l’heure de la fermeture, ça, je l’avais compris.
J’ai tâché de sourire, mais je sentais bien que ça sonnait faux, alors j’ai vite enchaîné :
– En fait, je venais enfin de maîtriser l’atterrissage, j’étais sur le point de me projeter pour de vrai, quand Balthazar a crié « Coupez ! », et alors tout s’est arrêté, et je n’ai pas eu l’occasion de faire mon saut. Le truc, c’est que je suis prête. Je sais exactement quoi faire, donc ça ne devrait vraiment pas prendre longtemps. Alors vu les circonstances, je me dis… Et maintenant, quoi ? Qu’est-ce je fais ? Vous pourriez m’accorder un petit créneau rapide ? Ou bien je peux revenir demain ? Et dans ce cas, je pourrais passer en premier ?
L’homme m’a dévisagée, et répondu d’un ton bourru et pressé :
– Vous n’avez qu’à ajouter votre nom sur la liste d’attente. Balthazar s’occupera de vous quand il pourra.
– Il est parti.
J’ai bien tenté de retenir son attention en criant, dans son dos, qu’il me fallait un peu plus de précisions. En vain. Il est resté sourd à mes paroles.
Alors, je me suis résignée. J’ai fait signe à Caramel de me suivre et on s’est dirigés, nous aussi, vers la sortie. J’avais beau essayer de sourire et faire mine d’être contente pour Mort, au fond j’étais complètement abattue. Anéantie au plus haut point. Refusant d’accepter que cette occasion en or m’ait filé entre les doigts, comme ça, tac, d’un coup !
– Alors, comment ça s’est passé ?
Mort s’est penché pour caresser Caramel qui lui a joyeusement reniflé et léché les doigts.
– Tu as appris à te projeter ? Quel effet ça t’a fait ? Tu as pu parler à ta sœur ?
J’ai franchi la grille rapidement, réussi à répondre à ses questions le mieux possible. Mais le cœur n’y était pas. Et avant qu’on se soit trop éloignés, une toute nouvelle solution m’a traversé l’esprit.
C’était très fugace, et tant mieux, car je ne savais toujours pas comment empêcher les autres de lire en moi comme dans un livre ouvert. Mais en bref, l’idée était la suivante : vu le mal que je m’étais donné pour réussir, vu que j’avais fait tout ce qu’on m’avait demandé, eh bien je méritais d’obtenir ce pour quoi j’étais venue, voilà ! Je n’avais pas l’intention de repartir bredouille, ni d’ici ni ailleurs, tant que je n’aurais pas effectué mon saut. Il n’était pas question que je sois reléguée tout en bas d’une liste d’attente, certainement pas. Ça ne se passerait pas comme ça avec moi.
– Je…
J’ai tâché de prendre un ton décontracté, sans boule dans la gorge, sans trépigner ni céder à toute autre manie nerveuse qui pourrait amener Mort et Caramel à flairer le gros mensonge que je m’apprêtais à leur servir.
– Je… euh, j’ai oublié quelque chose. Mon…
J’ai failli dire « mon sweat-shirt », mais à la dernière minute je me suis souvenue qu’Ever avait oublié le sien au campement, le pull bleu ciel de pom-pom girl du camp de vacances de Pinecone Lake, le jour où notre famille a péri dans l’accident. Mon père avait fait demi-tour pour retourner le chercher, et c’est là que le cerf avait surgi devant nous, que la voiture avait fait une embardée, et la suite, comme on dit, c’est de l’histoire ancienne.
– J’ai oublié mon bracelet, j’ai finalement affirmé. Mon bracelet à breloques en argent. Je crois qu’il est tombé quand…
– Et alors ? Tu n’as qu’à en faire apparaître un autre.
La voix de Mort était un tantinet crispée, peut-être même irritée. Maintenant qu’il avait effectué son saut, il était tout disposé à rentrer et à passer à autre chose.
– Tu sais le faire, non ? Il te suffit de fermer les yeux et de le visualiser…
Caramel m’a regardée avec des yeux ronds, la tête penchée de côté, comme s’il commençait à voir clair dans mon esprit retors.
Alors j’ai fait non de la tête, marmonné quelque chose comme quoi c’était un modèle unique qui avait appartenu à ma grande sœur, et qu’on ne pouvait pas le remplacer aussi facilement. Ensuite, j’ai dit à Mort de ne pas s’en faire pour moi, et à Caramel de ne pas m’attendre. Je leur ai assuré que tout irait bien, que je rentrerais par le prochain train, peut-être même en volant. Quoi qu’il arrive, je me débrouillerais pour retrouver mon chemin. J’avais déjà ma petite idée sur l’endroit où mon bracelet pouvait se trouver. Ça prendrait peut-être un peu de temps, mais j’étais certaine de le retrouver. Inutile qu’ils m’attendent, je les rejoindrais plus tard.
Sur ce, avant qu’ils ne m’en empêchent, j’ai filé.
J’ai couru aussi vite que j’ai pu.
Je me suis faufilée par la grille pendant que le garde avait le dos tourné, et dirigée vers le sentier bétonné, puis herbu, et enfin asphalté.
Droit vers le studio, sans un regard en arrière.