quatre
En fin de
compte, je ne suis pas allée à la Fabrique des rêves. Et pas
seulement à cause de ce que Bodhi m’avait dit.
D’accord, j’avais bien compris
sa mise en garde : l’accès à cet endroit était illégal,
interdit… Enfin, d’après lui ! Mais outre le fait qu’il était
inutile de chercher les ennuis, si j’avais renoncé à cette
destination, c’était pour la simple et bonne raison que je ne
savais absolument pas où c’était. Je n’avais pas le plus petit
indice sur la direction à prendre.
Alors, à défaut, je suis
rentrée chez moi, envisageant d’y rester jusqu’à ce que j’aie une
meilleure idée. Sans surprise, j’ai trouvé la maison vide.
Je m’y attendais plus ou
moins.
Cette maison n’était pas là
pour mes parents ou mes grands-parents, je venais juste de la faire
apparaître.
Ma famille vivait à Ici et
Maintenant depuis un moment. Mes grands-parents étaient arrivés à
l’époque où j’étais encore bébé, tandis que mes parents y étaient
venus directement depuis le lieu de l’accident.
Moi, en revanche, j’avais
traîné.
Contrairement à eux, je ne
supportais pas l’idée de tirer un trait sur mon ancienne vie.
Cependant, dès l’instant où
j’ai franchi le pont et atterri ici, ils étaient tous là pour
m’accueillir. Ils avaient hâte de me faire visiter, de me mettre au
parfum sur presque tout, et une des premières choses qu’ils ont
faites a été de m’emmener dans une réplique exacte de notre
ancienne maison, pensant qu’un environnement familier serait pour
moi d’un grand réconfort.
Ce fut le cas, un temps. Je me
sentais vraiment rassurée.
J’adorais que le vieux
fauteuil en cuir de mon père soit planté au beau milieu du salon,
comme dans notre maison d’origine, dans l’Oregon. J’adorais le fait
que les initiales d’Ever et les miennes soient encore gravées sur
l’accoudoir (malgré les gros ennuis qu’on avait eus pour avoir osé
faire ça). J’adorais le fait que la laisse de Caramel soit pendue
dans l’entrée, et la façon dont nos bottes de pluie toutes boueuses
étaient entassées devant la porte du fond donnant sur le jardin.
J’adorais même le fait que l’ancienne chambre de ma sœur soit
restée intacte, dans l’état où elle l’avait laissée ; ça me
permettait d’y faire un tour de temps en temps, pour jeter un œil à
ses affaires. Et de faire comme si elle n’était pas loin, en tout
cas sur le moment.
Mais, surtout, j’adorais ma
chambre.
J’étais tellement contente de
voir que les murs étaient tapissés exactement des mêmes posters que
ceux que j’avais de mon vivant !
Que mes tiroirs étaient pleins
à craquer, du même genre de chaussettes, de sous-vêtements et de
chouettes tee-shirts que ceux que je portais à l’époque.
Même si je n’étais pas là
depuis très longtemps, et malgré tous les efforts qu’ils avaient
faits pour donner un semblant de vie à cette maison, j’étais
pratiquement certaine que ma famille n’y avait pas vraiment vécu
avant mon arrivée.
J’étais persuadée qu’ils
avaient leur propre chez-eux.
Au fond, quand on a compris
comment tout ça fonctionne, que l’on peut vivre dans la maison de
ses rêves en en formulant simplement le souhait, eh bien, rares
sont ceux qui se contentent de ce qu’ils pouvaient se permettre de
posséder sur Terre !
La majorité s’installe dans
des endroits bien plus excitants.
Ma rue tout entière avait beau
être exactement comme l’ancienne, celle où j’habitais pour de vrai,
il suffisait de parcourir quelques centaines de mètres pour se
retrouver entouré d’immenses châteaux en pierre, de pavillons
tentaculaires et de propriétés tout en baies vitrées avec vue sur
la mer, aussi vastes que des complexes hôteliers.
Je suppose que la majorité des
gens ont de meilleures capacités d’adaptation que moi. Qu’ils
nourrissent de plus grands rêves qui surpassent ceux de leur vie
d’antan.
Mais au moment de mon arrivée
ici, je ne voyais pas les choses de cette façon. Je ne pouvais
rêver mieux que ce que j’avais eu par le passé.
Pourtant, l’heure du
changement avait clairement sonné, et il ne faisait aucun doute que
j’en faisais partie, que j’étais moi aussi en train de changer.
Alors, j’ai fait quelque chose que je n’avais jamais fait
auparavant, je me suis affalée sur mon lit et j’ai observé ma
chambre d’un œil critique, pour essayer de la voir comme si c’était
la première fois.
Comme si je la découvrais à
travers les yeux de la Pom-pom girl, de Bodhi ou d’un autre
adolescent.
Et là, mauvaise nouvelle, on
aurait dit une chambre de gamine. Voire de bébé.
Elle manquait de style et de
raffinement, aucun doute là-dessus.
Bon, d’accord, j’étais
toujours aussi fan des stars de la pop et du cinéma dont j’avais
punaisé les photos partout sur mes murs. J’aimais toujours mon
couvre-lit et la grosse pile de coussins pelucheux et scintillants,
qui prenaient tant de place qu’ils risquaient de tomber à tout
moment. Même l’ameublement me plaisait toujours.
Mais là n’était pas la
question.
Le problème était que même si
je la trouvais toujours à peu près à mon goût, ma chambre était
celle de la gamine de douze ans que j’étais à l’époque, et non
celle de l’adolescente que j’étais bien décidée à devenir.
C’était comme se trimballer
avec un doudou sous le bras à la rentrée des classes. Il était
temps de se débarrasser des vieilleries et de faire place à la
nouveauté.
J’ai parcouru la pièce du
regard, en me demandant par où commencer. Puis, soudainement
inspirée, j’ai fermé les yeux bien fort. Et quand je les ai
rouverts, j’étais étalée au milieu d’un immense lit à baldaquin
orné de tentures en velours pourpre plongeant de chaque côté,
surmonté d’une grosse couronne dorée, exactement comme celui que
j’avais vu à la télé.
Figé dans l’embrasure de la
porte, la truffe pointée avec désapprobation, Caramel a refusé
d’avancer sur le tapis à motifs léopard, gémissant à m’en fendre le
cœur.
Consciente qu’il fallait
essayer de trouver un compromis, une décoration qui nous plairait à
tous deux, j’ai de nouveau fermé les yeux. En les rouvrant, cette
fois, je vis des murs mauves, un parquet brun foncé ; et
j’avais troqué l’immense baldaquin tape-à-l’œil contre un modèle
standard à tête de lit de soie verte.
Après avoir fait apparaître un
canapé turquoise contre le mur du fond, un petit tapis zébré à ses
pieds, un lustre en cristal et une coiffeuse assortie d’un pouf de
velours blanc, je trouvai le moment venu de m’amuser un peu avec la
déco. J’ai ajouté des coussins, des draps, une couette bleue brodée
de petits fils d’argent. J’ai même accroché au mur quelques toiles
tendance de style art moderne.
– C’est mieux comme
ça ?
Me tournant vers Caramel, j’ai
souri en le voyant avancer une patte après l’autre, hésitant, puis
manifester finalement son approbation par un empressement évident à
faire comme chez lui, tandis qu’il allait renifler les moindres
recoins de la chambre.
Puis, passant en revue mes
vêtements, j’ai constaté que je portais toujours le même jean, les
mêmes ballerines et le même tee-shirt depuis mon retour de mission.
Une tenue qui, il y a peu encore, me paraissait super chou. Mais
plus maintenant. Alors, fermant les yeux pour procéder là aussi à
une transformation radicale, j’ai troqué mon jean contre un
treillis moulant, mes ballerines contre des bottines et le
tee-shirt contre un blazer court noir sur un débardeur satiné. Et
je m’apprêtais à faire apparaître un iPod neuf chargé à bloc, avec
un étui zébré assorti au tapis, quand j’ai entendu la porte
d’entrée s’ouvrir et reconnu la voix de mes parents :
– Riley ?
Caramel ? Vous êtes rentrés ?
Je me suis levée d’un bond.
Prête à me précipiter pour les retrouver. Impatiente de les voir,
et aussi de voir la tête qu’ils feraient devant mon nouveau look…
jusqu’à ce que je croise mon reflet dans le miroir. Je me suis
figée net.
Le changement n’avait rien de
spectaculaire. C’était à peine si on notait une différence.
Les habits que je m’étais
choisis ne tombaient pas très bien. Et les bottines me faisaient
des jambes maigrichonnes ridicules.
Remplacer l’ancien par du neuf
était ce qu’il y avait de plus facile. Mais le véritable
changement, celui auquel j’aspirais, était hors de portée.
En définitive, même si j’étais
contente de voir mes parents – non, je reprends, « aux
anges » décrirait mieux ce que je ressentais –, au lieu
de les accueillir en les serrant fort dans mes bras comme je
l’avais prévu, j’ai pris le temps de reprendre mon ancienne tenue,
puis me suis plantée à côté du canapé, les bras fermement
croisés.
– Vous n’êtes pas obligés
de continuer à faire ça, vous savez.
Arrêté sur le seuil de ma
chambre, mon père a embrassé la pièce du regard avant de
répondre.
– Faire quoi ?
Le sourire aux lèvres, il a
tendu le bras vers mon nez, quasi identique au sien, quoique plus
petit. Il s’apprêtait à le titiller doucement de cette façon qui me
faisait toujours rire, mais je ne lui en ai pas laissé le temps,
l’esquivant au dernier moment.
– Vous n’êtes pas obligés
de continuer à vérifier tout le temps ce que je fais et si je vais
bien ! Ni de faire semblant que vous vivez toujours ici, alors
que je sais très bien que c’est faux ! Je ne suis plus un
bébé ! j’ai crié d’un ton, disons… assez puéril en fait, je
dois bien l’avouer.
Ma mère, qui se tenait
derrière lui, a replacé une mèche blonde, presque de la même
couleur que mes cheveux, derrière son oreille. Elle a haussé un
sourcil clair, de sorte qu’il m’a fallu un effort surhumain pour ne
pas céder à mon émotion, pour ne pas fondre en larmes et aller me
jeter dans ses bras.
– Un bébé ? Mais qui
t’a traitée de bébé ? s’est étonné mon père en glissant les
mains dans ses poches, l’air grave.
Je n’ai pas eu le temps de
répondre que, par le plus mauvais des hasards, mes grands-parents
sont arrivés.
– Ah ! Voilà mon
petit bébé adoré ! a roucoulé ma grand-mère dès qu’elle m’a
vue.
Je lui ai jeté un regard
mauvais. Mais alors, mauvais de chez mauvais !
Parce que, oui, j’étais
heureuse de les voir. Oui, ils m’avaient manqué pendant que j’étais
partie rapatrier toutes ces âmes perdues. Bon sang ! j’avais
même répété toutes les anecdotes que je comptais leur raconter à
mon retour. Et je reconnais qu’au fond j’appréciais même qu’ils se
soucient assez de moi pour entretenir cette idée ridicule qu’ils
vivaient ici. Seul problème, je savais très bien que ce n’était pas
le cas.
Qu’ils avaient mieux à faire
ailleurs.
J’avais visionné les
séquences. Je le savais, depuis qu’à mon arrivée à Ici et
Maintenant on m’avait obligée à revoir le film de ma misérable
existence.
J’avais vu mon père faire un
bœuf avec un groupe de musiciens et se trémousser au son de ses
vieux tubes préférés.
Vu ma mère créer dans une
blouse barbouillée de peinture un chef-d’œuvre qui, sur Terre,
aurait eu sa place dans n’importe quel grand musée.
Vu ma grand-mère s’occuper de
nouveau-nés qui avaient quitté la Terre prématurément.
Et mon grand-père – qui
m’avait toujours donné sur les photos l’image d’un vieillard
austère – pousser des cris de joie en surfant sur des vagues
d’un mètre cinquante de haut.
Tous étaient heureux de
pouvoir s’épanouir sur le plan spirituel, du moins à en croire les
explications du Conseil. Chacun d’entre nous avait une mission à
accomplir ici. Et même si la mienne commençait vraiment à me
plaire, j’étais aussi de plus en plus désagréablement consciente
que, en dehors de ma fonction de Passeur d’âmes, je n’avais rien
pour moi.
Si je n’étais pas allée
rechercher les brebis égarées par monts et par vaux, je n’aurais
vraiment pas su quoi faire de ma peau.
Ma grand-mère s’est précipitée
vers moi et m’a ébouriffé les cheveux comme à son habitude,
laissant aussitôt une trace de rouge à lèvres rose bonbon au beau
milieu de ma joue.
Dès qu’elle a commencé à
radoter sur le fait que j’étais son « petit bébé adoré »,
mon père s’est empressé d’intervenir.
– Riley n’est plus un
bébé. Et depuis longtemps. Pas vrai, ma puce ?
Mouais.
C’est ça.
J’étais passée de
« bébé » à « puce » en quelques secondes. Il
fallait y voir un mieux, je suppose, mais ce n’était vraiment pas
le genre d’évolution que j’avais en tête.
Tout ce que je voulais, moi,
depuis toujours, c’était avoir treize ans.
Rien de plus !
Et la seule solution que
j’avais trouvée pour y parvenir, c’était d’exceller au poste qu’on
m’avait confié. De rapatrier à Ici quantité d’âmes capricieuses
jusqu’à briller d’un éclat si vif que le Conseil serait obligé de
me faire prendre du galon et de l’âge, transformations physiques
appropriées comprises.
Je n’étais pas sûre à cent
pour cent que les choses fonctionnaient de cette manière, mais
cette tactique me semblait la plus logique.
Bodhi m’avait expliqué que
notre environnement, ici, était constitué de plusieurs paliers. Et
mon halo vert pâle était le signe indubitable que j’avais rejoint
l’équipe du palier 1.5.
D’après lui, chaque nouvelle
couleur nous faisait gravir un échelon, toujours supérieur au
précédent. Si je continuais à faire du bon boulot, il m’avait
garanti que je transcenderais mon statut en un rien de temps.
Or il ne faisait aucun doute
que mon ascension était déjà en cours : depuis mon retour des
Caraïbes, mon éclat s’était nettement intensifié.
Mais dans l’immédiat, merci le
Conseil ! je n’avais aucun fantôme à rapatrier en
urgence.
Et donc aucun moyen de
m’illustrer pour devenir une adolescente de treize ans.
Ces vacances forcées
m’empêchaient d’avancer.
– Vous avez raison !
s’est exclamée ma grand-mère en échangeant un rapide coup d’œil
avec mon père, persuadée comme lui que je n’avais rien vu. Riley
est loin d’être un bébé ! Visez-moi ce halo !
Elle cherchait à calmer le
jeu, c’était évident.
Mais elle m’aimait, elle
voulait le meilleur pour moi : ça aussi, c’était
évident.
Alors, j’ai rendu les armes.
Poussant un soupir, je me suis affalée sur mon canapé turquoise,
calée entre les coussins, et emparée de l’un d’eux, un mauve satiné
que j’ai serré à plat contre ma poitrine tout aussi plate. J’ai
regardé mes parents et grands-parents s’affairer dans ma chambre,
observant d’un œil admiratif tous les changements que j’y avais
opérés.
Ils ont examiné la nouvelle
peinture, testé le confort et la fermeté de mon lit, palpé ma tête
de lit en soie, ma coiffeuse et les cadres argentés qui ornaient
les murs, s’exclamant que l’ensemble faisait « très
adulte », « très chic ». Pensant à juste titre faire
mouche par ces deux adjectifs, ils n’ont pas manqué de les répéter
à tout va.
Je les ai laissés faire,
tandis qu’une grosse boule prenait peu à peu ses aises au fond de
ma gorge. Même quand ma grand-mère est venue s’asseoir à côté de
moi et a posé une main sur mon genou, que mon grand-père s’est
assis en tailleur par terre avec Caramel à ses pieds, que ma mère
et mon père se sont perchés tous les deux au bord de mon lit, j’ai
continué à les regarder sans rien dire. À passer en revue les
diverses nuances de peau claires, de cheveux blonds et d’yeux bleus
qu’ils avaient en commun, pour finalement me rendre compte que les
regarder revenait à contempler mon reflet dans un miroir, mais en
plus vieux.
Nous formions une
famille.
Vivante ou morte, c’était du
pareil au même.
Quel que soit le chemin que
l’on suivrait à partir de maintenant, quelle que soit la
destination de chacun, il était clair que, de près ou de loin, nous
resterions toujours en contact les uns avec les autres.
Je n’étais pas aussi seule que
je le pensais.
Ils m’ont considérée d’un air
plein d’attente. Mon grand-père prit les devants pour s’exprimer en
leur nom à tous :
– Alors, raconte-nous où
tu étais passée ! D’où te vient un tel éclat ?
Je les aimais plus que tout et
je savais que c’était réciproque. Alors, je leur ai tout
raconté.