sept
Manifestement, Mort n’était pas aussi emballé que
Caramel et moi par les déplacements aériens.
Il était de la vieille
école.
À part qu’il se rendait de
temps en temps dans la Salle de projection et à la Fabrique des
rêves, il semblait se donner beaucoup de mal pour conserver une
existence ressemblant à bien des égards à celle qu’il avait menée
sur Terre. Or, étant donné qu’il était la seule personne de ma
connaissance susceptible de m’aider, je ne pouvais que faire les
choses à sa façon. Autrement dit, on a fait du stop et pris le
train.
On s’est installés dans un
carré de banquettes, Caramel et moi d’un côté, Mort de l’autre, et
à peine avions-nous parcouru quelques mètres sur la voie ferrée
qu’il s’est mis à me parler de Daisy, sa petite-fille.
J’ai acquiescé. Souri. Écouté
aussi attentivement que possible, sans oublier de rire à point
nommé. Elle avait tout l’air d’être une fille très sympa, le genre
que j’aurais peut-être aimé connaître s’il n’avait pas été trop
tard et si je n’étais pas déjà morte ; mais je dois bien le
dire, de vous à moi, on ne se ressemblait pas du tout.
Pour commencer, ses goûts
musicaux étaient, disons assez gênants. Et je ne vous parle pas de
ses émissions de télé et films préférés.
Toutefois, il était flagrant
qu’elle manquait beaucoup à Mort. Et pour cette raison, parce que
j’avais à peu près le même âge que sa petite-fille, il était
déterminé à nous trouver des points communs qui, franchement,
n’existaient que dans sa tête.
– Et alors, il vous
arrive de lui rendre visite la nuit, en rêve ?
J’essayais plus ou moins de
rester dans le sujet, tout en lui donnant une orientation nettement
plus proche de mes intérêts.
Mort a hoché la tête en
marmonnant.
– Tout le temps.
Il a regardé par la fenêtre,
plissant les yeux comme s’il parvenait à distinguer le paysage,
alors que pour ma part, chaque fois que j’y jetais un œil, je ne
voyais qu’une masse grise confuse.
– Les gosses sont très
réceptifs à ce genre de choses, a-t-il poursuivi. Et Daisy ne fait
pas exception. Quand elle était plus jeune, tout juste bébé, je lui
rendais directement visite, sans même passer par les rêves. Je lui
chantais des berceuses, lui lisais des histoires dans son berceau…
C’étaient de merveilleux moments.
Souriant, son regard s’est
perdu au loin, comme s’il la revoyait en pensée.
– Par la suite, quand
elle a été en âge de parler, elle disait à sa mère, ma fille
Delilah, que Papé venait de passer. C’est comme ça qu’elle
m’appelait, « Papé ». Évidemment, sa mère ne la croyait
pas. Comme toujours les adultes.
Il a secoué la tête.
– Ils sont trop
sceptiques. Trop étroits d’esprit. Ils pensent avoir tout compris,
tout savoir. Et Dieu sait que j’étais pareil… du moins avant
d’atterrir à Ici.
Il a ri encore, puis détourné
les yeux.
– Donc, c’est
autorisé ? Vous avez le droit de passer la voir ? ai-je
insisté en fronçant les sourcils.
Inutile de préciser que, pour
moi, c’était un scoop. Jusqu’à présent, mes seules visites
autorisées sur Terre l’avaient été dans le cadre de mes missions,
et aussi d’un congé qui s’était transformé comme tel. Je ne pensais
pas que nous avions le droit d’y faire un tour quand ça nous
chantait.
Sentant mon enthousiasme
grandissant, Mort s’est empressé de rectifier le tir. Son
expression est soudain devenue prudente, circonspecte.
– Ne va pas te faire des
idées, petite.
Il m’a lancé un regard
dur.
– Tout ça remonte à un
bout de temps. À l’époque, j’ignorais tout. Même si rien n’est
formellement interdit en soi… disons que ce genre de choses, ces
incursions sur Terre ne sont pas vraiment encouragées. Sans compter
qu’en général tout ça n’aboutit qu’à une grosse perte de temps.
Hormis les chiens et les enfants, la plupart des vivants ne
perçoivent pas notre présence.
Il a continué à radoter, mais
je n’écoutais plus. J’étais restée bloquée à l’affirmation selon
laquelle rien n’était interdit.
Est-ce
que c’était vrai ?
Envisageable ?
Et le cas
échéant, cela signifiait-il que Bodhi m’avait
menti ?
– Ce qu’il y a, tu vois,
a repris Mort d’une voix plus aiguë qui a fait intrusion dans mes
pensées, c’est qu’ils ne veulent pas trop qu’on interfère. Chaque
âme, chaque individu doit trouver son propre chemin, faire ses
propres expériences. Et regardons les choses en face, la majorité
des gens ne retiennent la leçon que dans l’épreuve. Personne n’est
jamais partant pour le changement. Même quand leur situation les
rend malheureux, la plupart préfèrent s’en tenir à un malheur
familier plutôt que prendre le risque d’aller vers l’inconnu. Et
crois-en mon expérience, il est facile de tomber dans ce piège.
Mais au final, tout est toujours bien qui finit bien. Ce sont tous
ces petits moments durs de la vie qui nous rendent plus forts. Ces
mauvaises passes nous font grandir et réfléchir. C’est pourquoi on
ne peut pas passer notre temps à protéger les autres du monde dans
lequel ils vivent. Il faut les laisser trouver leur chemin tout
seul. Si on interfère, si on ne les laisse pas se débrouiller, on
freine leur épanouissement, on les empêche d’apprendre, de
progresser. Et je vais te dire, ça n’apporte rien de bon.
J’ai acquiescé comme si je
comprenais chaque mot qu’il prononçait, comme si j’étais
entièrement d’accord. Alors qu’en vérité j’avais le regard dans le
vague, mal assuré, l’esprit embrouillé par un tourbillon de pensées
et d’images.
– Et, comme tu pourras
bientôt t’en rendre compte, ils font très attention à ajuster ce
type d’ingérence bienveillante, quand on va rendre visite à
quelqu’un dans ses rêves. Il existe différents moyens de contourner
leur censure, mais à vrai dire ça en vaut rarement la peine. Cela
nécessite des tonnes de symboles compliqués, et bien souvent les
gens ne s’en souviennent pas à leur réveil ou, pire, ils flanquent
tout par terre en essayant d’interpréter leurs rêves. Ça fait un
moment que j’y ai renoncé. Ça devenait trop frustrant. Aujourd’hui,
je leur rends juste une petite visite quand je peux, j’essaie de
leur transmettre un peu de réconfort et d’amour, et ça s’arrête
là.
– Et ça marche ?
ai-je demandé en me souvenant de ce que je l’avais entendu dire à
son ami, lors de notre première rencontre.
La nuit, il rendait souvent
visite à sa veuve dans ses rêves, pour lui dire qu’il se portait
comme un charme. Mais dès qu’elle se réveillait, elle minimisait
ses impressions, se persuadait qu’elle avait tout inventé. Que son
cerveau avait fabriqué cette idée de toutes pièces pour la
rassurer.
J’ai regardé Mort, attendant
une réponse, mais le train s’est arrêté et les portes se sont
brusquement ouvertes.
– Voilà, on y est. La
Fabrique des rêves.