vingt
Il fallait que je dise quelque chose.
Il voulait entendre ma réaction.
Je le savais, vu qu’il avait ôté les agrafes qui me scellaient les lèvres.
Problème, je ne savais pas trop par où commencer. Alors, j’ai fait au plus simple :
– Satchel, je suis sincèrement désolée de ce qui t’est arrivé, mais c’était un accident, tu le sais bien.
Il a levé son œil au ciel en secouant son crâne défoncé. Une rangée branlante de dents cassées et tordues est apparue au bord de ses lèvres, tandis qu’il ouvrait la bouche.
– Tu crois ça ?
Repoussant ma frange de côté, j’ai lutté pour rester calme et faire abstraction de son épouvantable apparence, sans parler de ses sarcasmes déplacés.
– Ce que je veux dire, c’est que, oui, c’est triste, mais ce n’est pas une excuse pour agir comme tu le fais. Ça ne justifie pas que tu terrorises la terre entière.
– Quoi ? Non, mais tu plaisantes ? Tu as bien vu ce qui s’est passé, non ? Regarde dans quel état je suis, Riley ! J’ai ignoré les mises en garde de mes parents, j’ai menti, et regarde le résultat !
De ses doigts mutilés, il m’a montré son corps, comme un mannequin présentant un lot dans un jeu télévisé.
Cette vision pire que macabre, c’était la matière première de n’importe quel cauchemar. Mais je ne pouvais pas me permettre de focaliser là-dessus. Je devais profiter du peu de temps qu’il me restait avant qu’il ne décide de me plonger dans une nouvelle vague de terreur de son cru. Que je trouve un moyen de communiquer avec lui.
Ne voulant pas gâcher une seconde de plus, j’ai commencé à argumenter en criant :
– Ce genre de choses arrive à tout le monde, Satchel ! Des trucs horribles, regrettables ! Je suis navrée de ce qui t’est arrivé, sincèrement, mais pour être tout à fait franche avec toi, je suis encore plus navrée de l’existence que tu menais avant cet accident. Je suis désolée de voir que tu n’avais pas d’amis. Que tu ne t’intégrais pas. Que tu ne t’amusais jamais. Et surtout, je suis désolée que tes parents t’aient rendu peureux de tout ! Qu’ils t’aient poussé à t’isoler, à te couper du reste du monde. Vraiment, je suis désolée pour tout ça, bien plus que je ne le suis pour ce qui t’est arrivé à la fête foraine.
Mes paroles lui ont coupé le sifflet. Il est resté planté devant moi à tapoter le sommet défoncé de son crâne, où se trouvaient jadis ses cheveux, indifférent au flot de sang qui tombait en tourbillons sur ses pieds.
– J’ai bien compris qu’ils t’aimaient, je t’assure. Je sais qu’ils tenaient à toi comme à la prunelle de leurs yeux, et que pour cette raison ils étaient terrifiés à l’idée de te perdre. Au fond, ils ne voulaient que ton bien, ils ne cherchaient qu’à te protéger. Mais en agissant de cette façon, ils t’ont rendu prisonnier ! Incapable de courir, de faire du vélo ou de jouer avec les autres gamins de l’école…
J’ai secoué la tête pour marquer une pause, bien décidée à ne pas trop m’emporter. Le comportement de ses parents me mettait hors de moi, mais mon propos devait rester carré, clair et neutre.
– Tu n’avais pas un seul ami, tu n’as jamais vécu un moment vraiment sympa. Et même si ce n’était pas leur intention, tes parents ont fait de toi un phénomène de foire, sans aucune vie sociale. Bon sang, ils ne voulaient même pas que tu aies un animal de compagnie ! Les animaux sont trop dangereux, qu’ils disaient !
Je me suis interrompue, surprise d’entendre ces paroles faire écho en moi, comme si elles avaient un lien avec ma propre existence.
Depuis que j’étais morte, j’avais passé pratiquement tout mon temps à me plaindre du fait que ma vie avait été trop courte. À chouiner que je n’avais vraiment pas eu de pot de mourir si jeune.
Avant de rencontrer Satchel, il ne m’était jamais venu à l’idée de me réjouir d’avoir vécu une vie si belle en si peu de temps.
J’avais eu des amis, un tas d’amis.
J’avais fait du sport, même si je n’étais pas très douée.
J’avais fait du vélo sous la pluie et ri de bon cœur chaque fois que l’eau giclait de ma roue arrière et aspergeait ma sœur.
J’avais eu un animal de compagnie, et je l’avais toujours, d’ailleurs.
J’avais profité de tous les plaisirs normaux et merveilleux de la vie, auxquels Satchel n’avait pas une seule fois goûté, car ses parents l’en avaient privé.
Mon existence avait peut-être été d’une brièveté ridicule, mais le peu de temps que j’avais vécu sur Terre avait été sacrément bon.
– Il n’existe que deux sentiments à la base de tous les autres, j’ai repris en me tournant vers lui.
Pour tout vous dire, je ne savais même pas desquels il s’agissait, avant que la réponse ne me vienne naturellement :
– L’amour et la peur. Il n’y a que ça qui compte. Le reste n’est qu’un enchaînement d’émotions, une conséquence de ces deux sentiments.
J’ai marqué une nouvelle pause, car je voulais qu’il entende, qu’il assimile et qu’il comprenne bien ce que je commençais tout juste à comprendre moi-même. Je ne savais pas trop d’où me venaient ces sages paroles, et me demandais si c’était le fruit d’une transmission de pensées, quelque chose de ce genre, mais j’espérais tout de même que ce soit vrai.
– Seulement, dans ta famille, les sentiments d’amour et de peur se sont tellement mélangés qu’ils ont fini par se confondre. La peur a été associée à l’amour, à tel point qu’elle a commencé à donner l’impression d’en être, alors qu’en vérité ces deux sentiments sont diamétralement opposés. Je veux dire… réfléchis, j’ai ajouté, voulant à tout prix qu’il ne perde pas le fil, qu’il m’écoute vraiment. Le seul moment de ta vie où tu t’es vraiment senti vivant, c’était à bord de cette grande roue, je me trompe ? C’est la seule et unique fois où tu t’es senti libre, où tu as commencé à prendre conscience des merveilleuses possibilités qu’offrait l’existence. Malheureusement, comme on le sait, tu t’es un peu emballé. Résultat, ça a tourné au drame. Mais je suis prête à parier que si tu prenais le temps de jeter un œil sur ce qui s’est passé sur terre depuis ton départ, tu t’apercevrais que tu as laissé derrière toi un sacré exemple. Je te parie que Jimmy Mac n’a plus jamais secoué une nacelle de grande roue. Qu’il y a réfléchi à deux fois avant de narguer encore quelqu’un qu’il considérait comme son inférieur. Et que Mary Angel s’en est voulu toute sa vie d’avoir insisté pour que tu fasses un tour avec eux, ce qui est plutôt triste, quand on pense que c’est toi qui as pris la décision finale, pas elle. Sans compter que dès le début elle t’a supplié d’arrêter, mais tu ne voulais rien savoir. Et je te parie aussi que tu manques cruellement à tes parents, et qu’ils se tiennent pour responsables, car il t’est arrivé exactement ce qu’ils redoutaient plus que tout. Est-ce que tu prends de leurs nouvelles, de temps en temps ? Est-ce qu’il t’arrive de…
Ma gorge s’est nouée à cette idée, mais je me suis forcée à terminer ma question :
– Est-ce qu’il t’arrive de… de créer des cauchemars à leur intention ?
Il a de nouveau tapoté ses cheveux d’une main, ce qui m’a agacée au plus haut point. Si seulement il pouvait se débarrasser de ce foutu tic !
– Mais non, jamais de la vie, ça va pas ?
J’ai attendu un moment, dans l’espoir qu’il ajoute autre chose. Voyant que ce ne serait pas le cas, j’ai enchaîné dans une autre voie, priant pour que ça marche.
– Satchel, tout ça s’est produit il y a très longtemps. Autrement dit, parmi toutes ces personnes, certaines sont sans doute ici à présent. Tu n’as jamais envisagé de sortir de ta tanière pour le vérifier ?
Il m’a dévisagée. Enfin, d’un œil. L’autre était réduit à un trou noir souligné de longs filaments de chair répugnants, qui dégoulinaient sur sa joue.
– Tu veux rire ? Je vais pas aller là-bas dans cet état !
Il parlait d’un ton complètement hystérique… et effrayé.
– Mes parents me tueraient ! Ils doivent être furieux à cause de ce que j’ai fait !
J’hallucinais. Après toutes les années qu’il avait passées à terrifier un nombre incalculable de rêveurs à travers la planète, toutes ces années à régner en maître absolu sur leurs pires cauchemars, Satchel craignait toujours d’être puni par ses parents parce qu’il était mort !
– Primo, j’ai répondu en essayant de m’en tenir à l’évidence, personne ne peut te tuer, Satchel. Au cas où tu l’aurais oublié, tu es déjà mort. Secundo, tu ne crois pas qu’il serait temps que vous ayez une petite discussion tous les trois ? Au fond, je me trompe peut-être, mais je mettrais quand même ma main au feu que tes parents seraient fous de joie de te revoir. Et tertio…
Mon regard s’est posé sur sa main estropiée en suspens dans les airs, prête à palper la monstrueuse fissure de son crâne. Quand son bras s’est retourné, sa clavicule saillante lui a raclé un gros morceau de peau sous le menton. Le bout de chair ensanglanté ne tenait plus qu’à un long fil immonde qui pendouillait dans le vide, dans tous les sens. Pour moi, ç’a été la goutte d’eau.
– Maintenant, ça suffit ! Il faut vraiment que tu arrêtes avec ce tic ! Sérieux, non seulement ça me donne envie de vomir, mais surtout plus rien ne t’oblige à continuer de jouer les zombies ! Il est temps pour toi d’oublier le passé et de te tourner vers l’avenir. Tu saisis ?
Je sentais que j’avais bien mené ma barque en termes de plaidoyer, mais Satchel n’était pas encore convaincu. Il m’avait écoutée, il avait réfléchi, je le voyais dans son œil à moitié valide, mais il se tâtait, c’était clair. Il lui fallait davantage de preuves.
Depuis son plus jeune âge, son jugement avait été façonné par un point de vue unique et par les principes effarants que ses parents lui avaient inculqués, si bien qu’il était difficile pour lui, pour ne pas dire impossible, de voir les choses autrement. Et évidemment, comme il s’était senti impuissant toute son existence, il avait pris goût au pouvoir qu’il détenait sur tous ces rêveurs sans méfiance. Y renoncer était un sacrifice de taille pour lui.
Créer des rêves représentait toute sa vie. Du moins, sa vie après la mort. Sans ça, il ne savait absolument pas que faire de sa peau.
Un peu comme moi, si je n’avais pas un rôle à jouer ici.
D’ailleurs il était grand temps que je prenne un nouveau départ, et lui encore plus.
Nos regards se sont croisés longuement, et j’ai compris que si je ne disais pas très vite quelque chose, un truc positif, optimiste et encourageant, qui lui donnerait le dernier coup de pouce dont il avait besoin, j’allais le perdre définitivement.
Je n’avais pas la moindre idée de ce que je pourrais dire, mais j’ai décidé de me fier à ma bonne étoile en espérant que les mots justes me viendraient naturellement – comme cela m’arrivait souvent au cours de mes missions.
Sauf qu’il ne s’agissait pas ici de rapatrier une âme perdue, en tout cas pas officiellement. Je m’étais encore mêlée de ce qui ne me regardait pas. Je m’étais chargée d’un cas sans le consentement du Conseil.
Quand j’ai ouvert la bouche, seul un horrible coassement en est sorti.
Un cri rauque, très vite suivi d’un halètement aigu alors que Balthazar surgissait de l’obscurité et se dirigeait droit vers la scène.
Il marchait vers moi à grandes enjambées, vêtu du même uniforme que tout à l’heure, les boutons de sa chemise bleue menaçant toujours de sauter, et ses bottes claquant tout autant sur le sol. Et à cet instant, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander combien de temps s’était écoulé depuis ma rencontre avec Satchel. La Fabrique venait-elle de rouvrir ses portes pour la journée, ou bien Balthazar avait-il senti qu’il se tramait quelque chose, et ça l’avait tiré du lit ?
Contre toute attente, il m’a dévisagée avec bienveillance.
– Ce garçon n’est pas prêt, a-t-il soufflé en désignant Satchel du coin de l’œil. Ces choses-là ne se commandent pas.
– Ça, c’est vous qui le dites.
Impatiente de prouver à Balthazar qu’il avait tort, je me suis retournée vers Satchel. Et là, surprise… Rien, plus de Satchel. J’ai eu beau fixer le néant, l’endroit où il se tenait un instant plus tôt, ça n’a fait que confirmer ce que je savais déjà : il était parti.
J’ai fait volte-face vers Balthazar, furieuse qu’il ait mis son grain de sel au moment fatidique. C’est vrai, quoi ! Si quelqu’un était bien placé pour comprendre que le timing était un concept décisif, c’était bien lui. Je rêve, ou c’était lui qui venait de passer tout un après-midi à me rabâcher l’importance de la synchronisation, et qu’il fallait bien choisir le moment auquel on se projette dans un rêve ? En dépit de tout ce qu’il m’avait appris, maintenant que c’était moi, le metteur en scène, il avait fait irruption brusquement sans réfléchir.
– Tout est votre faute ! ai-je hurlé d’une voix rageuse qui m’a moi-même sidérée. Il était à ça de changer !
Je lui ai balancé la main sous le nez en pinçant mon index et mon pouce.
– Je l’avais pratiquement convaincu, et j’aurais réussi, ça c’est sûr, si vous n’aviez pas déboulé et tout foutu par terre !
J’ai commencé à avoir les joues en feu, la gorge nouée et sèche comme jamais, et les yeux me piquaient sous la menace de larmes cristallines. Je n’arrivais pas à croire que j’aie pu être si près du but et que tout était finalement tombé à l’eau en un claquement de doigts.
Mais je n’ai pas pleuré. Au lieu de ça, je me suis détournée et j’ai cligné des yeux plusieurs fois jusqu’à ce que je sois prête à le regarder de nouveau en face.
– Vous ne comprenez donc pas ? ai-je repris, d’une voix toujours tremblante. Satchel était une occasion en or pour moi ! Grâce à lui, j’aurais pu prendre du galon et avoir enfin treize ans ! Dire que j’étais si près de réussir… avant que vous ne gâchiez tout.
Secouant la tête, j’ai essuyé mes yeux d’un revers de main.
– Vous n’avez pas pu vous empêcher d’intervenir, et maintenant… maintenant je me retrouve à la case départ. Coincée dans la peau d’une gamine maigrichonne de douze ans !
J’ai fixé mes pieds, agitant une main devant moi comme pour effacer ces mots. Ça ne rimait à rien de continuer. Rien ne rimait plus à rien, de toute façon. Quant à Balthazar, sincèrement, j’en avais fini avec lui. Il était la source de tous mes soucis. S’il m’avait laissée faire ma projection comme je le lui avais demandé depuis le début, toute cette histoire avec Satchel ne serait jamais arrivée.
Je serais chez moi, bien au chaud dans mon lit, en train de faire de beaux rêves après avoir obtenu les précieux conseils de ma sœur.
Mais finalement, rien du tout ! Grâce à Monsieur Mouffette, je venais de repartir direct à la case départ, ce qui revenait à dire à peu près nulle part. J’éprouvais un tel dégoût envers moi-même, envers mon stupide grade 1.5 et mon minable halo, que j’ai tiré comme une dingue sur mes manches, les rabattant d’un coup sec sur mes poignets et les plaquant sur mes oreilles, pour ne surtout pas l’entendre me seriner qu’il me restait un long chemin à parcourir.
J’ai décollé mes pieds vissés au sol, et me suis dirigée comme une furie vers la sortie.
Mais alors que j’étais sur le pas de la porte, les paroles de Balthazar m’ont interpellée :
– Tu crois que je me fichais de Satchel ? Que je n’ai pas essayé de discuter avec lui, de le raisonner ? Tu crois que tu es la seule à avoir échoué avec ce garçon ?
Lui tournant le dos dans l’embrasure, je me disais : Oui, c’est à peu près ce que je pense. Il ne m’avait jamais traversé l’esprit que d’autres personnes puissent être au courant des agissements de Satchel. Mais bon, ça ne changeait plus grand-chose. C’était comme ça, un point c’est tout.
– C’est moi qui ai créé la Fabrique des rêves, et il fut un temps où Satchel était mon meilleur apprenti, a continué Balthazar, avec un soupçon de fierté imparable dans la voix. Rien ne se passe ici sans que je n’en sois averti.
– Dans ce cas, pourquoi l’avoir laissé faire ?
Je me suis retournée, mais dès que mon regard a croisé le sien, j’ai compris que je connaissais déjà la réponse. Le libre arbitre était roi. La seule règle ici.
Secouant la tête, je me suis de nouveau tournée vers la porte. J’ai retiré la première planche et l’ai posée par terre.
– Tu sais, Riley, ce n’est pas comme ça que tu auras un jour treize ans.
Du coin de l’œil, j’ai senti le regard préoccupé qu’il me lançait.
– Sans rire ? ai-je ronchonné en jetant violemment au sol la deuxième planche que je venais d’enlever. Quel scoop, Balthazar ! Franchement, merci du tuyau. C’est sensas, vraiment bon à savoir.
Le front plissé, j’ai soufflé sur ma frange blonde ramollo et retiré la dernière planche, impatiente de prendre vraiment mes distances avec lui.
– Ce n’est pas comme ça qu’on grandit, Riley. Gagner ne suffit pas, contrairement à ce que tu crois.
– Ah bon ? Mais alors, comment il faut s’y prendre, au juste ? ai-je répliqué d’un ton débordant de sarcasme.
Au fond de moi, pourtant, j’espérais sincèrement qu’il allait me le dire.
– Pour grandir, il faut… grandir.
Il a hoché la tête comme s’il venait de me faire une immense révélation.
J’ai pesté en levant les yeux au ciel. Merci d’applaudir le plus grand réalisateur de tous les temps pour ces énièmes paroles de sagesse à la noix !
Sur cette réflexion, j’ai baissé la tête, passé une jambe de l’autre côté de la porte et vite reposé le pied bien à plat.
– Tu as un immense potentiel, mais tu ne sais absolument pas comment le canaliser, a ajouté Balthazar derrière mon dos.
Ça m’embête de l’admettre, mais je dois dire que la seconde jambe a mis beaucoup plus de temps à suivre, car j’étais curieuse de voir où il voulait en venir.
– Si tu n’étais pas déjà apprenti Passeur d’âmes, j’aurais demandé à te former comme assistante réalisatrice. Tu as beaucoup de cœur, mais aussi un sacré tempérament, Riley. Chaque fois que tu t’apprêtes à parler, je m’attends à voir des flammes jaillir de ta bouche.
Bon, je sais, j’étais censée être furieuse à cet instant, mais ç’a été plus fort que moi, j’ai souri. Ce n’était pas tout à fait un compliment de sa part, mais il fallait bien avouer que cette description m’allait comme un gant.
– Il semble que tu aies par ailleurs un sérieux penchant pour l’indiscipline. Les horaires de fermeture de la Fabrique, par exemple, ça te parle ?
Mon sourire s’est évanoui. Et comme je ne comptais pas poireauter dans l’attente d’un nouveau sermon, je me suis accroupie et suis passée pour de bon de l’autre côté du trou. J’étais déjà presque à la grille, quand Balthazar m’a rattrapée.
– Tu as l’âme d’une artiste. Tout art digne de ce nom consiste à contourner les règles, à ouvrir une nouvelle voie. Tu abordes ta vie dans l’au-delà avec une détermination et une passion farouches, et tu aimes gagner par-dessus tout. Ces qualités doivent se révéler très utiles dans ton rôle de Passeur d’âmes. Mais comme tu as pu le constater, certaines âmes choisiront toujours de suivre leur propre chemin. C’est comme ça. Mais ça n’a aucun impact sur toi.
Ma gorge s’est serrée malgré moi. Au fond, je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle. Je m’imaginais que le Conseil avait fait de moi un Passeur d’âmes parce que j’étais capable d’établir des liens avec les fantômes, parce que, d’expérience, je savais ce que ça faisait de se raccrocher à tout prix à la dimension terrienne, à son ancienne vie, refusant coûte que coûte de tourner la page. Mais peut-être percevaient-ils autre chose en moi. Mon tempérament de feu, mon cœur, ma détermination, ma passion et mon désir ardent de gagner… tout ça avait peut-être aussi un peu joué quand ils m’avaient choisie pour ce poste.
Mes réflexions furent interrompues par Balthazar.
– Tu possèdes de grandes qualités, et c’est tant mieux, mais il faut apprendre à les canaliser afin de grandir. Sans maîtrise, ce n’est qu’un paquet d’émotions prêtes à se déchaîner à tout moment. La capacité de se contrôler est un signe essentiel de maturité, tu ne trouves pas ?
J’en suis restée bouche bée, complètement figée et raide comme… oui, un bonhomme de neige. Soudain, je comprenais tout, du moins en partie, comme si on venait de me remettre une autre pièce du puzzle.
La tête penchée en arrière, Balthazar a contemplé le ciel ; il faisait encore bien nuit, quoique, ici et là, des touches de lueurs argentées aient commencé à percer, annonçant l’aube à venir.
– Il nous reste encore un peu de temps avant que la Fabrique ne rouvre ses portes pour la journée, a murmuré Balthazar.
Il a baissé les yeux vers moi, tripotant le foulard autour de son cou.
– Si on allait rendre une visite éclair à ta chère et tendre sœur ?