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À la seconde où j’ai vu Aurore, j’ai relâché d’un coup mes épaules, desserré les dents et poussé un gros soupir de soulagement, persuadée que j’avais une alliée, une amie dans mon camp.
J’étais certaine que tout allait bien se passer.
Je le sentais aux chatoiements de ses cheveux brillants dont la couleur changeait sans cesse, du blond au châtain, puis du brun au roux, et rebelote dans le même ordre.
Même chose avec sa peau, qui passait par toutes les nuances intermédiaires de la pâleur extrême au noir d’ébène.
Et que dire de sa robe longue ? Sa superbe étoffe jaune bruissait et scintillait à ses pieds comme une multitude d’étoiles filantes.
Contrairement à la première fois où je l’avais vue, je ne la prenais plus pour un ange ; mais cette vision lumineuse m’apaisa de façon considérable.
En fait, j’avais tout interprété de travers.
En voyant son habituel halo mauve électrique virer au violet, devenir beaucoup plus terne, j’ai tout de suite compris qu’on n’était pas dans le même camp.
Exactement comme Bodhi me l’avait annoncé, j’allais devoir m’expliquer sur un paquet de choses. Surtout que la dernière âme que j’avais fait passer n’était pas vraiment au programme.
Honteuse, j’ai regardé fixement le bout de mes baskets, tête basse, des mèches blondes en bataille me tombant dans les yeux, puis je me suis efforcée de le suivre en traînant les pieds. Profitant de ces derniers instants pour passer en revue à toute vitesse mes meilleures excuses, celles parmi les plus plausibles, répétant ma tirade en silence et en boucle, comme un comédien en proie au trac juste avant la première.
Même si je n’avais fait que mon boulot de Passeur d’âmes en amenant une ribambelle de fantômes à franchir le pont, je ne pouvais pas nier avoir été avertie : j’aurais dû fermer les yeux, m’occuper de mes oignons. Ne pas me mêler de leurs affaires en fourrant mon prétendu nez en trompette là où il n’avait absolument rien à faire.
Mais est-ce que j’avais suivi ce conseil ?
Hum… pas tout à fait.
J’avais plutôt foncé la tête la première dans un tas d’embrouilles.
J’ai suivi Bodhi jusqu’à la scène ; son dos était si raide et ses poings si serrés que j’étais contente de ne pas voir la tête qu’il faisait. Cela dit, à vue de nez, j’aurais pu parier qu’à défaut de mâchouiller une paille comme à son habitude quand le Conseil ne se trouvait pas dans les parages, sa bouche était pincée en un rictus sévère ; et que ses yeux verts, lourdement ombragés par sa frange de cils d’une épaisseur dingue, brillaient d’une lueur incendiaire pendant qu’il réfléchissait à un moyen de se débarrasser de moi une fois pour toutes.
Planquée derrière mes cheveux, j’ai regardé Aurore s’installer à côté de Claude, lui-même assis près de Samson, lequel était juste à côté de Célia, si menue qu’elle pouvait partager son accoudoir avec Royce sans qu’aucun d’eux n’ait à faire de compromis ou à se battre pour avoir de la place. En les voyant tous réunis comme ça, impatients d’entendre comment j’allais m’y prendre pour justifier mes actes, je me suis brusquement souvenue que j’avais un atout incontestable.
Un signe flagrant ne nécessitant aucune explication verbale, étant donné que c’était là, sous leur nez, visible aux yeux de tous.
Je brillais.
En fait, non, je rectifie : c’était mieux que ça, bien plus impressionnant.
En récompense de tout ce que j’avais accompli, mon éclat s’était considérablement intensifié. Passant directement de ce qui n’était au début qu’un simple chatoiement vert pâle, à peine perceptible, à… disons un vert un peu plus foncé.
Bon, j’avoue, le changement n’était peut-être pas si radical, mais à défaut d’être spectaculaire cet éclat compensait par son intensité.
En d’autres termes, on ne pouvait pas le louper.
Après tout, je l’avais bien vu, moi.
Et Bodhi aussi.
Même Caramel m’avait regardée avec des yeux ronds, aboyant en remuant la queue et en me tournant autour.
Selon moi, tout laissait donc à penser que le Conseil allait s’en rendre compte aussi – pour autant que je sache, rien ne lui échappait, d’habitude.
Donc je me suis détendue, j’ai repoussé mes cheveux derrière mes oreilles et je me suis dit : La situation ne doit pas être si grave que ça, vu que je brille d’un halo vert comme de la menthe… non ?
Sauf que là, je me suis souvenue de ce que Bodhi avait dit au sujet des conséquences de nos actes, et de la faculté du Conseil de donner et reprendre à volonté. Il avait insisté sur le fait qu’à cause de mon incapacité de m’en tenir aux ordres, il était tout à fait probable que d’ici à ce qu’on en ait fini, nous ayons tous les deux perdu notre éclat.
Consciente que je devais agir vite, faire tout mon possible pour les convaincre de voir les choses à ma façon, j’ai pris les devants.
Je n’avais pas le temps de tergiverser. Pas de temps à perdre.
À peine quelques minutes plus tôt, j’avais appris une nouvelle extraordinaire, entendu parler d’un mystérieux endroit, source de tous les rêves de la planète, et j’étais bien décidée à le trouver.
En plus, j’avais plus ou moins la certitude que Bodhi n’était pas fiable. Le fait qu’il me considérait comme un fardeau n’était un secret pour personne.
Au fond, avec lui, c’était toujours chacun pour soi. Alors, je l’ai tout de suite évincé pour occuper le devant de la scène.
Estomaqué par mon cran, il a essayé de m’écarter d’un coup de coude. Mais il a été trop long à la détente et moi trop rapide, il n’a pas eu le temps de faire quoi que ce soit que j’étais déjà droite comme un i face au Conseil, rejetant toute peur subsistant encore en moi.
La peur, c’était pour les poules mouillées. Ça, j’en étais persuadée.
Il était temps que je leur expose ma version des faits.
Mon histoire. Ma vision des choses.
J’étais sur le point de me lancer, quand j’ai vu l’éclat d’Aurore se ternir davantage, tout comme celui des autres membres du Conseil. Ils se sont assombris d’une façon qui m’a desséché la bouche et noué la gorge, à tel point que les mots se sont figés au bord de mes lèvres.
Je suis restée muette. Tremblante. Puis j’ai vu Bodhi – mon guide, la personne dont le boulot consistait précisément à m’épauler – secouer la tête et sourire d’un air narquois. Son attitude n’a plus laissé aucun doute dans mon esprit sur le plaisir qu’il prendrait à me voir me griller.