trois
Premier constat à la sortie, Bodhi et Caramel m’avaient attendue.
Bodhi, appuyé contre la rampe en fer de l’escalier, mâchonnait une paille verte cabossée coincée entre ses molaires, et Caramel était assis à ses pieds, la langue pendant sur le côté.
J’ai couru vers eux, puis me suis accroupie nez à nez… avec la truffe de mon chien. Après un bon moment de gratouillis entre ses oreilles, aussi émue que lui, j’ai souri en voyant sa tête se laisser aller et ses yeux se fermer de plaisir. J’étais si absorbée dans l’instant, si touchée qu’ils m’aient attendue, que toute ma tristesse s’est dissipée.
C’est vrai, ma vie ici n’était pas une réussite pour l’instant ; mais au moins je ne serais jamais livrée à moi-même, jamais vraiment seule.
Je me suis éclairci la voix, consciente que le moment était venu de dire un truc sympa. Sans verser dans le sentimentalisme – cela me met toujours mal à l’aise – je voulais quand même exprimer toute ma gratitude. Leur faire savoir à quel point j’étais heureuse de les trouver tous les deux là.
Les lèvres entrouvertes, j’étais sur le point de me lancer, quand j’ai remarqué la façon dont le genou de Bodhi s’agitait nerveusement, cognant de manière intempestive contre la rampe, et j’ai compris alors que je m’étais méprise.
Bodhi n’en avait rien à faire de moi. Il était toujours dans son rôle de guide. S’il m’avait attendue, c’était juste par devoir.
Peut-être même un peu par pitié.
Il s’assurait simplement que j’avais quelque part où aller et n’allais pas encore m’attirer des ennuis, afin qu’il puisse profiter de ce congé tant attendu, sans plus se soucier de moi.
J’étais le tout dernier point sur sa liste d’obligations.
Cette terrible prise de conscience m’a fait ravaler d’un coup toutes les gentillesses que je m’apprêtais à lui dire. Et les mots qui ont jailli à leur place n’étaient plus vraiment du même tonneau.
– Le Conseil semblait plutôt vachement satisfait de mon travail, j’ai lâché en continuant de caresser Caramel, tandis que mon regard se plantait férocement dans celui de Bodhi. J’imagine que le choc est dur à encaisser pour toi, pas vrai ?
J’ai marqué une pause, attendu qu’il réplique, qu’il me renvoie aussitôt la balle d’une remarque sarcastique, pour que je puisse riposter de manière encore plus cinglante.
Je cherchais clairement la bagarre. Inutile de le nier. Surtout parce que je ne supportais pas l’idée qu’il puisse avoir pitié de moi. Pas question que je le tolère.
Les yeux mi-clos, Bodhi m’a fixée un bon moment. Et quand il a enfin répondu, son ton était si désinvolte qu’on aurait dit qu’il n’avait même pas perçu mon ironie.
– Pourquoi tu dis ça ? a-t-il demandé, en faisant glisser sa paille verte entre ses canines.
– Hum, attends voir… je sais pas, peut-être parce qu’ils m’ont félicitée, eux ? j’ai raillé, en prenant le temps de bien rouler les yeux pour illustrer mon propos.
Il commençait sérieusement à m’échauffer, à me taper sur le système, à tel point que Caramel n’a pas tardé à couiner avant de décamper loin de moi.
Mais si Bodhi était décontenancé, une chose est sûre, il ne le montrait pas. Au lieu de ça, il s’est contenté de rire. Enfin, ça tenait plus du rire jaune, à mi-chemin entre le ricanement et le ronchonnement ; mais en tout cas, à part ça, il a juste coincé sa paille sur le côté de sa bouche, sans se démonter.
– Non, ce que je me demandais, Riley, c’est pourquoi tu sous-entends que je ne suis pas content pour toi, de tout ce que tu as accompli ?
– Bah, parce que c’est le cas, non ?
J’ai fait la moue, les sourcils plus froncés que jamais, et vu Caramel se presser plus près de lui, et plus loin de moi.
Bodhi a haussé les épaules, jeté un œil alentour, tandis que son genou reprenait sa cadence, s’agitant si vite qu’il en devenait presque flou.
Et là j’ai eu le déclic.
Tout est devenu clair comme de l’eau de roche.
C’était encore pire que ce que je croyais.
Bodhi ne m’avait pas attendue. Sa présence ici n’avait aucun rapport avec moi. Il attendait quelqu’un d’autre.
Je vous jure, de mon vivant, c’est exactement dans ce genre de situation que mes joues seraient devenues écarlates, au point que je n’aurais plus eu qu’à partir me cacher en courant. Mais là je n’ai pas bougé, ni détourné les yeux au moment de répondre.
– Tu n’as sûrement pas oublié ce que tu m’as dit, juste avant d’arriver ici ? Que, à cause de moi et du fait que je m’étais obstinée à désobéir à tes règles… on risquait de tous les deux perdre notre éclat. Tu as dit que le Conseil avait le pouvoir de « donner et reprendre à volonté ». Tu as affirmé tout ça, et pourtant vise un peu comme je brille !
J’ai brusquement tendu le bras devant moi pour qu’il n’en perde pas une miette. Mais ça ne servait à rien, ses pensées étaient ailleurs. Il n’était déjà plus là.
Je l’ai regardé passer la main dans ses cheveux et sur ses vêtements. Il essayait d’avoir l’air enjoué, plein d’assurance, parfaitement maître de la situation, mais je le connaissais assez pour ne pas être dupe. Il faisait un effort surhumain pour dissimuler un trac énorme.
Mais la fille n’a rien remarqué.
Loin de là. Elle était trop occupée à balancer ses longues nattes brunes et brillantes. Trop occupée à rajuster son pull, à arrondir sa jupe plissée courte. Trop occupée à sourire, à faire signe de la main et à se montrer sous son meilleur jour.
J’aurais dû m’en douter, tout au moins le deviner, vu la façon dont elle avait crié et sifflé plus fort que tout le monde, pendant cette étrange cérémonie de remise de diplômes à laquelle j’avais assisté le premier jour de mon arrivée ici. Mais, en fait, j’étais loin d’imaginer que la fille que j’avais en secret surnommée la « Pom-pom girl » (principalement à cause de la tenue de majorette qu’elle portait tout le temps) était l’amie de Bodhi.
Je crois que j’espérais plutôt qu’on devienne amies, elle et moi.
À présent, c’était clair : le destin en avait décidé autrement.
Et alors même que je pensais ne pas pouvoir tomber plus bas, j’ai vu Caramel foncer vers eux comme le pire des traîtres.
Je l’ai sifflé pour le faire revenir illico.
Il m’a ignorée royalement, alors j’ai sifflé une deuxième fois.
Et comme il n’obéissait toujours pas, j’ai finalement fait apparaître une poignée de ses biscuits pour chien préférés, histoire de l’appâter, priant pour que le truc fonctionne. Et ce fut le cas ; j’ai honte, mais j’avoue avoir été soulagée.
Il s’est précipité à mes pieds, a chipé brusquement les biscuits dans ma paume, puis s’est retourné pour les manger, comme s’il se méfiait de moi. Comme si je risquais de changer d’avis et d’essayer de les lui reprendre, alors que je ne lui avais jamais fait ça de ma vie.
Je me suis agenouillée près de lui, tout en regardant Bodhi et la fille discuter, rire et au moindre prétexte se taper sur l’épaule, le bras, la main à tout bout de champ. Cette scène m’a rappelé les moments où j’espionnais ma grande sœur Ever et son petit copain ; à l’époque, je me persuadais que je ne faisais rien de mal, si ce n’est me préparer pour le jour où moi aussi je serais une adolescente, et que je ne violais pas du tout son intimité. Je me suis alors rendu compte que Bodhi et la Pom-pom girl se comportaient exactement de la même façon.
Quelques minutes avant, j’avais juste l’impression d’avoir mal au ventre. Mais ce n’était rien, comparé à ce que j’éprouvais à présent en les regardant flirter, la sensation bizarre d’être toute nouée.
Bien sûr, rien ne m’empêchait de faire apparaître le brillant à lèvres rose qui faisait scintiller la bouche de la fille.
Moi aussi, je pouvais me tresser les cheveux avec le même genre de perles multicolores, qui carillonnaient comme des clochettes dès qu’elle tournait la tête.
Tiens ! je pouvais même faire apparaître ma propre tenue de pom-pom girl, il me suffisait de la visualiser, et le tour était joué. Du gâteau.
Sauf que je ne remplirais jamais son pull comme elle.
Je n’aurais jamais l’air aussi jolie dans une jupe pareille.
Je ne lui ressemblerais tout simplement jamais.
Elle était superbe, une beauté exotique, et si elle portait un soutien-gorge, c’est parce qu’elle avait de quoi le remplir.
C’était une ado, elle.
Comparé à la gamine aux cheveux raplapla, au nez un peu trop court et aux yeux bleus, à la planche à pain que j’étais, il n’y avait pas photo.
Je ne pouvais absolument rien y faire.
J’étais coincée.
Et pour l’éternité, qui plus est.
Du moins, c’est ce que je croyais, jusqu’à ce que je me souvienne de ce que Bodhi m’avait dit récemment : « Tu ne sais donc vraiment pas comment ça marche, hein ? » Son regard s’était planté dans le mien. « Personne n’est jamais coincé quelque part, Riley. Sans rire, quelle idée tu te fais d’Ici et Maintenant, exactement ? »
J’étais restée bête et, au début, incapable d’articuler deux mots, mais ça n’a pas duré longtemps.
« Tu veux dire qu’en fait… je pourrais peut-être avoir treize ans un jour ? », j’avais répondu, les lèvres serrées, persuadée que c’était trop beau pour être vrai.
J’en rêvais depuis toujours. Je ne voulais que ça. Or, depuis le jour où j’avais péri dans l’accident, je pensais que cette perspective était morte avec moi.
Cependant, Bodhi s’était contenté de hausser un sourcil et les épaules de façon évasive : « À ma connaissance, il n’y a pas de limites… Tout est possible, ou presque. » Il avait refusé d’entrer dans les détails, laissant exprès cette déclaration dans le flou. N’empêche qu’il l’avait dit. Du coup, à cet instant, face à la jolie Pom-pom girl qui se tenait devant moi, je me suis cramponnée à ces mots comme un naufragé à une bouée de sauvetage.
Bodhi m’a désignée d’un geste du pouce par-dessus l’épaule, incitant alors la fille à mettre ses mains en porte-voix, pour me lancer : « Bien joué, Riley Bloom ! Tu brilles un max’ ! »
Génial. Dans la famille de pire en pire, je demande Riley. Non seulement il fallait qu’elle me rappelle à quel point, en plus d’être jolie, elle était sympa, mais avant qu’elle n’ouvre la bouche j’avais complètement oublié son accent.
Il était à la fois craquant et distingué, sooobritish.
Presque tout aussi cool que sa démarche, tandis qu’ils venaient vers moi.
J’étais prête à partir. À déguerpir sur-le-champ pour sauver les meubles, avant d’obtenir la palme de l’humiliation, quand Bodhi s’est approché doucement.
– Écoute, Riley, Jasmine et moi, on va y aller.
Je l’ai fixé avec des yeux ronds. Elle s’appelait Jasmine ? Puis j’ai secoué la tête en poussant un soupir. Au fond, pourquoi je m’étonnais ? Son prénom était féminin et hyper sympa, et le mien d’ordinaire réservé aux garçons : normal !
– Tu es sûre que ça va ?
Une lueur d’impatience mêlée d’inquiétude se lisait dans le regard de Bodhi et, pour être franche, j’étais à deux doigts de craquer.
J’ai détourné les yeux, répliquant d’un ton odieux et grognon.
– Pourquoi ça n’irait pas ?
Ce n’était sûrement pas avec ce genre de réponses que j’allais paraître plus mûre à ses yeux. Son sourire a disparu, ses traits se sont durcis, et en le voyant jeter un coup d’œil à Jasmine d’un air pressé, je n’ai pu m’empêcher d’en remettre une couche :
– Ben, vas-y ! Qu’est-ce que tu fais encore là ? Ça va, je n’ai pas besoin de baby-sitter !
Il a plissé les yeux si fort que ses prunelles n’étaient plus que deux fentes vertes.
– Bon, et toi, tu vas où ? a-t-il demandé, mais sans réel intérêt.
Cette question faisait aussi partie de son devoir ; en tant que guide, il n’avait pour ainsi dire pas le choix, il devait garder un œil sur moi.
J’ai froncé les sourcils, songeant que je ferais aussi bien de lui rétorquer que ce n’étaient pas ses oignons, que rien ne m’obligeait à lui rendre des comptes à chaque heure de la journée. Au lieu de ça, je me suis surprise à répondre tout autre chose :
– Je vais aller faire un tour à la Fabrique des rêves, j’ai décrété sur un coup de tête.
Après tout, cette destination en valait une autre.
Il a tourné brusquement la tête, les traits crispés, visiblement outré :
– Mais de quoi tu parles ?
J’ai haussé les épaules en tripotant le bord de mon pull, et pris tout mon temps pour répondre.
– Tu sais, cet endroit où ils créent les rêves ? Ça a l’air sympa, alors je me suis dit que j’allais y faire un tour… Tu y es déjà allé, toi ?
Il a réprimé un bougonnement et serré si fort ses lèvres qu’elles sont devenues blanches. Puis, après avoir jeté un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule indiquant en silence à Jasmine qu’il serait à elle dans une minute, il s’est retourné vers moi.
– Écoute, Riley, tu ne peux pas aller là-bas. C’est interdit.
J’ai bien été tentée de lui rire au nez. De lui rappeler qu’on était en congé, donc jusqu’à nouvel ordre il n’était plus mon chef. Mais, étant donné que je savais peu de choses sur cet endroit, hormis ce qu’en avaient dit les deux papis de la Salle de projection, j’ai décidé de modérer mon premier mouvement et de la jouer fine.
– Pourquoi ça ? me suis-je étonnée, écarquillant les yeux d’un air innocent.
Ce truc marchait toujours avec mon père, mais rarement, sinon jamais, avec ma mère.
– L’accès en est interdit, je t’assure. C’est devenu illégal depuis…
Il a froncé les sourcils et regardé tout autour de lui, comme s’il espérait trouver la réponse écrite quelque part.
– Écoute, c’est interdit, c’est tout. Mais libre à toi d’essayer d’y entrer.
Il a secoué la tête, passé la main dans ses cheveux dont il a agrippé une grande mèche, puis poussé un soupir d’agacement.
– Riley… ne t’approche pas de cet endroit, d’accord ? Pour une fois, au moins, crois-moi sur parole et suis mon conseil, tu veux bien ? Tu peux essayer de te tenir tranquille suffisamment longtemps pour que je puisse profiter tranquillement de mes vacances ?
La bouche en coin, je l’ai fait mariner un peu avant de répondre, appréciant au passage le fait qu’il ne se souciait plus vraiment de Jasmine. J’avais enfin son attention pleine et entière.
Mais, très vite, son genou s’est remis à s’agiter, et cette fois ses doigts se sont mis de la partie. Il les passait nerveusement de ses cheveux à son pull et à sa boucle de ceinture, et rebelote dans l’autre sens, l’air impatient de se débarrasser de moi, de pouvoir se consacrer aux occupations que tout adolescent affectionne.
Alors, je l’ai libéré.
Je lui ai donné exactement la réponse qu’il attendait, le regardant droit dans les yeux :
– Ne t’inquiète pas. Oublie ma question.
Il m’a décoché un regard sceptique.
– Je t’assure, j’ai renchéri en hochant la tête. C’est vrai, au début je me disais que ça pourrait être sympa d’y aller, mais bon, si c’est interdit et tout…
J’ai marqué une pause, le temps de me composer une expression que j’espérais plus sincère.
– Je ne veux plus m’attirer d’ennuis. Surtout après avoir récolté les lauriers du Conseil…
J’ai tourné les talons dans l’idée de filer rapidement, mais je me suis vite aperçue que Caramel avait une fois de plus préféré la compagnie de Bodhi. J’ai dû m’arrêter et faire apparaître une nouvelle poignée de biscuits pour l’inciter à me suivre.
– Riley… tu le penses vraiment ? Tu ne dis pas ça en l’air, hein ? a lancé Bodhi derrière mon dos.
J’ai filé en agitant la main avec dédain. Juste pour lui faire croire que j’étais très pressée.
Que j’avais bien mieux à faire ailleurs.