quinze
On a fait les présentations.
Il s’appelait Satchel.
Satchel Alexander Blaise – le Troisième, pour être précis.
Ensuite, je suis restée là, debout devant lui, à l’écouter me raconter son histoire, absolument captivée.
Son nom faisait très sérieux. Important. Comme s’il était issu d’une famille royale, quelque chose comme ça.
Mais Satchel a chassé cette hypothèse d’un haussement d’épaules. Il m’a assuré que c’était juste un patronyme qui s’était transmis d’une génération à l’autre dans sa famille, jusqu’à ce que ce soit son tour de le porter, un peu comme une chemise qui lui viendrait d’un parent.
Ça ne signifiait pas grand-chose, il m’a l’a certifié. Par conséquent je ne devais pas y attacher trop d’importance.
Il y avait bien plus en jeu.
– Bien plus, a-t-il certifié.
– Ah oui, comme quoi ?
Je l’ai zieuté attentivement, dans l’espoir que sa réponse m’aiderait à le connaître un peu mieux, me prouverait que je n’avais rien à craindre et qu’il n’était pas très différent de moi.
Et dans l’espoir que sa réponse me débarrasserait du pressentiment tenace et dérangeant, de plus en plus fort depuis que j’étais entrée dans ce bâtiment et lui avais serré la main.
Mais il s’est encore contenté de hausser les épaules.
– On… on en reparlera plus tard. D’abord, j’ai besoin que tu m’aides pour ce rêve.
Il m’a conduite un peu plus loin dans la pièce, et là j’ai enfin vu d’où provenait l’étrange lueur. Un projecteur très ancien était installé au fond, braqué vers un vieil écran immense et taché dont les coins étaient tout jaunis et racornis, et la couture du bas grignotée par des accrocs et des trous.
– Qu’est-ce que c’est ? ai-je demandé, en constatant par ailleurs que cette pièce était bien plus petite que celle dans laquelle je m’étais entraînée.
Je m’étonnais qu’il utilise du matériel aussi obsolète, alors qu’il existait des appareils tout ce qu’il y a de plus moderne à acheter – ou à faire apparaître.
– Neuf n’est pas forcément synonyme de mieux.
Il m’a lancé un regard en tripotant le revers de ses manches.
– Celui-ci fonctionne très bien, et en plus il est d’époque.
Là, je l’ai tout de suite arrêté, avant d’aller plus loin.
– Quelle époque, au juste ?
La main sur la hanche, la bouche pincée, j’attendais non sans impatience qu’il m’en dise plus.
Il a bougonné, tapoté ses cheveux de la paume de la main, lissant une coupe non seulement archiringarde mais aussi visiblement domptée à coup de gel extra-fort et de salive.
– L’époque de la création de la Fabrique, a-t-il répliqué. Tout ce que tu vois ici, c’est du matériel authentique. Celui qu’on utilisait avant…
Il s’est interrompu puis, secouant la tête, a décidé d’en rester là sans finir sa phrase.
Mais je n’allais pas le laisser s’en tirer aussi facilement. Si lui avait besoin d’aide, moi j’avais besoin de réponses, et peu importait l’accord qu’on avait passé.
Les yeux mi-clos, j’ai pris mon air le plus sérieux et le plus glacial. Il a finalement soufflé en balançant les bras avec agacement.
– C’est le matos qu’ils utilisaient à l’époque, avant que les choses ne changent. C’est le matériel d’origine que…
D’un coup, j’ai compris. J’ai tout de suite deviné, avant même que les mots ne sortent de ses lèvres.
Il a planté son regard dans le mien, puis confirma l’idée qui me venait en tête.
– C’est ce que les créateurs utilisaient autrefois.
Les créateurs de rêves…
D’après les dires du garde à l’entrée, de Mort, et qui plus est de Balthazar, créer des rêves de toutes pièces ne se faisait plus depuis longtemps. Bon sang, quand je repense au regard fumasse dont j’avais écopé rien que pour avoir évoqué par hasard cette idée !
J’ai regardé Satchel, les yeux écarquillés comme jamais. Il m’a souri d’un air radieux, presque angélique.
– Crois-moi, quand tu auras créé ton propre rêve, tu n’auras plus jamais envie de te projeter dans ceux des autres.