cinq
Mon
grand-père m’a donné des cours de surf. Ma mère m’a aidée à
peindre un paysage plus ou moins digne de ce nom. Ma grand-mère m’a
appris à langer un nouveau-né, tandis que mon père a fait preuve
d’une grande patience en me laissant chanter dans son groupe. Je me
suis bien amusée, mais au bout d’un moment, à l’évidence, il était
temps de passer à autre chose.
Personne ne l’avouait, mais il
était manifeste que je ne pouvais pas continuer comme ça jusqu’à la
Saint-Glinglin. L’heure était venue pour moi de voler de mes
propres ailes – façon de parler. De me construire un semblant de
vie en dehors de mes activités de Passeur d’âmes, et de ma famille.
Et peut-être même de me faire quelques amis.
Donc j’ai pris la route dans
cette perspective, accompagnée de Caramel. Mon objectif était
clair, mes intentions pures, et l’avenir s’annonçait radieux,
optimiste et plein de promesses. Du moins, tel était mon état
d’esprit avant de les apercevoir.
J’ai conscience d’avoir une
réputation de fouineuse toujours en train d’espionner tout le
monde. De ma sœur Ever, de mon vivant, au gratin hollywoodien après
ma mort, en passant par mes anciens profs, mes voisins et des amis
dont je prends parfois des nouvelles depuis la Salle de projection.
Mais ce jour-là, je le jure, l’idée d’espionner quelqu’un ne
m’avait pas traversé l’esprit.
J’étais décidée à ne m’occuper
que de mes oignons, rien que de mes oignons, comme si j’avais
oublié jusqu’à l’existence même du couple Bodhi-Jasmine.
Seulement, à la seconde où je
suis tombée sur eux, où je les ai vus se comporter comme s’ils se
croyaient à l’abri des regards, j’ai eu beau me dire que je ferais
mieux de passer mon chemin, j’en étais incapable.
Mes jambes flageolantes me
semblaient lourdes. Mon corps s’est figé sur place. Je ne pouvais
plus rien faire, à part rester là, empotée et pourtant consciente
que je devais filer avant que l’un d’eux ne me repère.
Mais aucun risque :
j’étais invisible pour eux.
Trop occupés à se dévorer des
yeux.
Vautré dans l’herbe, Bodhi
était adossé contre un gros tronc d’arbre, les jambes étendues
devant lui, tandis que Jasmine avait la tête posée sur ses
genoux.
Dans un livre épais, il lui
lisait de la poésie, ponctuant chaque strophe de longues pauses
songeuses pour s’imprégner de chaque mot. De la main, il caressait
les longues tresses brunes de Jasmine, faisant tinter et bruisser
doucement les perles de verre et sourire la jeune fille, illuminant
son visage et rendant ses yeux de plus en plus pétillants et
rêveurs.
Une vraie scène de cinéma, de
celles qu’Ever et ses amies regardaient à la télé autrefois.
Le genre de scènes qui, il y a
encore quelques années, m’aurait arraché des
« Beurk ! » et des « Pouah ! »
auxquels j’aurais ajouté toute une série de bruitages débectants
pour la forme.
Mais plus maintenant.
Les voir ensemble dans cette
situation m’a de nouveau accablée de cette étrange sensation de
vide intérieur.
Je me sentais si calme et si
triste que soudain le mot « mélancolie » a pris tout son
sens pour moi.
Et quand Bodhi a levé la main,
la paume tendue à plat devant lui, et fait apparaître une
magnifique fleur qu’il a ensuite glissée derrière l’oreille de
Jasmine – un brin de jasmin pour Jasmine,
original ! –, je n’ai pu détacher mon regard de la scène,
alors même que cette vision commençait à me mettre l’estomac en
vrille.
Ce n’était pas le Bodhi que je
connaissais, le skateur semi-pro mâcheur de pailles, qui adorait se
disputer – du moins avec moi.
Avec Jasmine, les choses se
passaient autrement.
L’attitude de Bodhi était aux
antipodes de celle qu’il adoptait en ma présence. Celle de
n’importe qui d’autre, tant que je resterais coincée dans la peau
d’une gamine de douze ans haute comme trois pommes, maigrichonne et
plate comme une planche à pain.
Tant que j’aurai cette
apparence, aucun garçon ne me récitera jamais un seul poème.
Personne ne me glissera une fleur dans les cheveux…
Soudain, une pensée qui ne
m’aurait même pas effleurée six mois plus tôt m’a fait flipper, à
tel point que je me suis mise à trembler de la tête aux pieds. Mon
humeur a déteint sur Caramel : il a rejeté la tête en arrière
et poussé une clameur lugubre.
– Caramel…
chut !
Trop tard.
Jasmine m’avait déjà repérée.
Bodhi n’a pas tardé à m’apercevoir à son tour, à me héler d’un ton
à la fois choqué et surpris, un poil fâché, par-dessus le
marché.
Je suis partie en courant,
entraînant Caramel malgré lui dans ma course.
On a quitté la clairière à
toutes jambes.
Longé des ruisseaux qui se
transformaient en rivières, et des rivières en lacs. Fui la forêt
et les grands espaces à ciel ouvert pour s’enfoncer dans une ville
envahie d’immenses bâtiments de verre.
Couru, jusqu’à ce qu’on soit
l’un comme l’autre trop crevés pour continuer.
Jusqu’à ce qu’on se souvienne
brusquement qu’il était bien plus simple de voler.
Je me suis élancée vers le
ciel aussi haut que possible, et même au-delà. Caramel planait à
mon côté, ses oreilles fouettant l’air à tout berzingue, ses
babines retroussées à l’extrême comme s’il souriait de toutes ses
dents. Mais si mon chien profitait allègrement du vol, moi je
n’avais qu’une envie, fuir. J’avais la tête qui tournait, l’estomac
en vrac, et j’aurais donné n’importe quoi pour effacer le souvenir
de ce que j’avais vu.
Pour me débarrasser de
l’horrible sentiment de désespoir que ça avait fait naître en
moi.
Je n’étais pas censée le
faire, on m’avait bien dit que c’était strictement interdit, et ça
m’avait déjà posé tout un tas de problèmes… mais quand bien même,
je n’ai pas pu m’empêcher de faire un crochet par la Salle de
projection.
J’avais besoin de voir ma
sœur. De trouver un moyen d’être avec elle, d’entrer en
contact.
Persuadée que je me sentirais
peut-être mieux après.
Taraudée par les
recommandations du Conseil.
Prendre
des vacances.
Passer un
peu de temps en famille. Entre amis.
Ce prétexte a suffi pour que
je me faufile dans la salle.