quatorze
Contrairement aux studios que j’avais visités sur
Terre, qui étaient équipés d’une technologie dernier cri en matière
de sécurité (je l’avais remarqué à force de traîner sur des
plateaux de cinéma pour espionner des acteurs et autres, à l’époque
où je n’avais pas encore franchi le pont), à Ici et Maintenant ce
type de précaution n’était pas nécessaire.
Tout reposait sur le système
de l’autosurveillance.
D’une part, parce qu’on ne
risquait pas de voler quoi que ce soit, vu que tout ce qu’on
pouvait convoiter s’obtenait d’une simple pensée. D’autre part, au
cas où vous ne l’auriez pas déjà deviné, on ne peut pas dire qu’Ici
et Maintenant regorge de délinquants en puissance.
Les résidents ici ont pour la
plupart un comportement honorable. Ils veulent apprendre, grandir,
et progresser.
Intensifier l’éclat de leur
aura et gravir un maximum d’échelons.
Tout ça pour dire que je n’ai
eu aucun mal à me faufiler à nouveau dans l’enceinte de la
Fabrique.
Paradoxalement, j’ai d’autant
plus culpabilisé que c’était facile.
Cela dit, ce sentiment de
honte n’a pas duré. J’avais une projection à accomplir. Et pas de
temps pour les états d’âme.
Il me fallait continuer sur ma
lancée. Trouver le moyen d’avoir treize ans. Ça ne pouvait plus
attendre, j’en avais trop envie.
Je me suis dirigée vers le
studio, envisageant de reproduire tout ce que Balthazar m’avait
appris. J’allais me taire, me relaxer, me connecter à la structure
énergétique d’Ever, à son « empreinte perceptive », et
improviser à partir de là.
Tant pis si je ne bénéficiais
pas du savoir-faire des cascadeurs, des maquilleurs, des
costumiers, et de tous les accessoires ; les mises en scène
dépouillées avaient aussi leur charme.
Court, mignon et simple, ça
ferait très bien l’affaire.
J’allais passer un peu de
temps avec ma sœur, obtenir d’elle de bons tuyaux et retourner d’où
je venais.
Fastoche.
Je me suis réjouie. Que
c’était bon, d’avoir un plan ! Du moins, c’est ce que je me
disais avant d’être brusquement plongée dans le noir.
Mais alors, noir de chez
noir !
Genre plus de lumière, aucune
lueur, le noir intersidéral.
D’accord, ça ne faisait pas si
longtemps que je vivais à Ici et Maintenant, mais c’était quand
même la première fois que je me trouvais confrontée à pareille
situation.
Je ne me souvenais pas m’être
retrouvée une seule fois dans le noir ici. La lumière était
omniprésente. Rayonnant toujours d’une lueur douce, dorée et
scintillante. Et même si je n’avais jamais réussi à en repérer la
source, elle était continuelle et donnait l’impression que
l’ensemble des lieux était éclairé de l’intérieur.
À moins, bien sûr, que l’on
n’ait envie de faire apparaître une tempête de neige, un orage, une
tornade ou toute autre intempérie – croyez-le ou non, certains ici
sont nostalgiques de ce genre de réjouissances. Remarquez, même
dans ce cas, le spectacle était confiné à une petite zone
préalablement déterminée, facile à éviter en attendant que ça se
calme ou que le nostalgique en question se lasse. Après quoi, en un
rien de temps, cette superbe lumière douce filtrait de nouveau de
toutes parts.
En revanche, ce noir intégral,
opaque, à couper au couteau, dans lequel je me retrouvais, je ne
l’avais pas vu depuis l’époque de nos virées familiales en camping
sur Terre. Et encore, il y avait toujours le clair de lune. Ou des
étoiles scintillant dans le ciel au-dessus de nous.
Mais à la Fabrique, ça
n’existait pas. J’ai bien essayé de faire apparaître une lampe
électrique, et même toute une brassée. C’est à peine si leur
faisceau a entaillé l’épaisse voûte de ce ciel noir comme du
velours.
Autant vous l’avouer tout de
suite : c’est plus ou moins à cet instant que j’ai commencé à
douter. Je n’avais jamais été fan de l’obscurité, en particulier du
noir complet comme dans un four, bref, le genre d’obscurité dont on
parvient difficilement à se dépêtrer.
J’ai commencé à rebrousser
chemin, plus que disposée à arrêter les frais et à déguerpir
rapidos. Cette nuit totale semblait si menaçante et de mauvais
augure que, soudain, l’idée de perdre mon temps sur une liste
d’attente interminable commençait à me plaire.
Cependant, il ne suffisait pas
de décider de partir ; encore fallait-il le pouvoir. Quand
j’ai tendu la main devant moi et l’ai agitée sous mon nez, je ne
l’ai même pas vue. Comme si j’étais devenue invisible !
Sans aucun moyen de savoir si
j’allais dans la bonne direction, je me suis résignée à avancer à
tout petits pas. Doucement, lentement, comme un bébé. Tout en me
maudissant à voix basse d’avoir congédié Caramel et certifié à Mort
que je me débrouillerais toute seule. Pressant le pas, quand la
panique a commencé à monter, et regrettant aussitôt ma décision
quand je me suis pris un mur en pleine figure. Le choc était si
violent que je fus persuadée que mon nez n’était plus à moitié en
trompette mais complètement.
Je suis restée comme ça, le
visage enfoui dans mes paumes, tremblant de la tête aux pieds et
refoulant mes larmes. Puis je me suis accordé un moment pour
m’enguirlander, en me répétant que la peur, c’était pour les poules
mouillées, que paniquer ne m’avancerait à rien et que pleurer était
un luxe que je ne pouvais me permettre.
Je me le suis répété dix,
cinquante fois, jusqu’à ce que ça commence à rentrer, et que j’y
croie… dur comme fer.
C’est alors que je l’ai
vue.
Une toute petite lueur, très
brève et très faible.
Son apparition fut
rapide.
Fugace.
Aussitôt là, aussitôt
partie.
Toutefois, cela m’a convaincue
d’attendre patiemment en silence, espérant de toutes mes forces la
revoir.
L’apparition suivante fut
aussi éphémère que la première, mais elle suffit à me remettre en
route, à me pousser à faire un petit pas de plus vers elle. Je
m’arrêtais dès que tout redevenait noir, puis refaisais un pas
quand cet infime trait de lumière transperçait de nouveau
l’obscurité, et me figeais de nouveau dès qu’elle
disparaissait.
J’ai bien cru que ça n’en
finirait jamais. Mais quand j’ai enfin atteint la source de la
lueur, même si je n’avais aucune idée de l’endroit où je me
trouvais, j’étais contente d’y être arrivée.
À tâtons, j’ai deviné une
façade rugueuse devant moi, quasi certaine que ce n’était pas celle
de l’un des bâtiments dans lesquels j’étais entrée tout à l’heure,
et submergée par le sentiment angoissant et tant redouté qu’il
puisse s’agir de celui que j’avais entraperçu à mon arrivée à la
Fabrique.
Celui qui semblait
vieux.
Oublié, à l’abandon et dans un
tel état de délabrement que l’accès aurait dû en être
condamné.
Et quand la lueur a de nouveau
surgi, j’ai compris d’où elle venait. Je l’ai vue filtrer à travers
une ouverture entravée de vieilles planches, qui avait dû jadis
accueillir une porte.
Je me suis approchée tout
doucement, puis, les joues écrasées contre les lattes de bois
fendues, j’ai jeté un œil à l’intérieur. Et j’ai sursauté. De
l’autre côté est apparu un gosse d’environ mon âge, un garçon aux
cheveux si blonds qu’ils paraissaient presque blancs, et au teint
si pâle qu’il se confondait avec ses cheveux. Il s’est retourné, a
regardé dans ma direction, et quand son regard s’est planté dans le
mien j’ai découvert des yeux si grands et si bleus que j’ai
aussitôt pensé aux piscines de Californie.
Avec sa crinière blonde, ses
yeux bleus et sa mine terreuse, il n’était pas très différent de
moi ; et pourtant sa physionomie semblait si intense, si
saisissante et inattendue, que je n’arrivais pas à dire si, oui ou
non, il avait l’air d’un ange…
Ou de tout son
contraire.
Figée, je ne savais plus trop
que faire. Mais avant que je n’aie le temps de décider quoi que ce
soit, il s’était déjà levé d’un bond de sa chaise et s’avançait
jusqu’à moi.
Seules deux misérables
planches nous séparaient tandis qu’il plantait les mains sur ses
hanches.
– Tu n’es pas censée être
ici, a-t-il soufflé.
Sa voix était beaucoup aiguë
que je ne l’aurais imaginé, mais on ne peut plus glaciale.
J’ai acquiescé d’un signe de
tête. Inutile de le nier, on savait tous les deux que c’était
vrai.
– C’est interdit de
rester ici après la fermeture.
J’ai haussé les épaules,
croisé les bras et jeté un œil derrière lui. J’essayais de trouver
quelque chose à dire qui soit susceptible de l’amener à se détendre
et m’autoriser à rester dans le coin un moment, au moins jusqu’à ce
que l’obscurité s’estompe.
Mais dès l’instant où j’ai
croisé son regard, j’ai compris que je serais incapable de lui dire
tout ça. Il dégageait quelque chose de très étrange, sans que je
puisse concrètement dire quoi.
– D’habitude, l’obscurité
suffit. Elle dissuade tous les traînards. C’est tout l’intérêt, tu
vois. Elle sert justement à ça. Et pourtant, te voilà.
Je me suis mordu la lèvre,
m’efforçant de soutenir son regard.
– Il faut croire que tu
ne flippes pas facilement, alors ?
Je me suis redressée, piquée
au vif par son ton de défi. Il était clair qu’il n’avait aucune
idée de la personne en face de lui, et il était peut-être temps que
je le lui dise, que je le lui montre même, tiens !
Les bons gros fantômes,
c’était ma spécialité. J’en avais déjà maté plus d’un. Pour ce que
j’en savais, les plus féroces traînaient tous sur Terre, alors
qu’est-ce que je risquais avec ce petit blondinet puisqu’il était
ici, dans un vieux studio à l’abandon ?
J’ai été tentée de lever les
yeux au ciel d’un air méprisant, mais je me suis retenue. Au mieux,
cet idiot se la jouait juste un peu… Au pire, il croyait réellement
pouvoir m’effrayer.
Eh bien, il pouvait toujours
courir !
OK, j’ai pigé.
Il m’a observée
attentivement.
– La peur, c’est pour les
poules mouillées, c’est ça ?
Je l’ai dévisagé en secouant
la tête. J’étais si absorbée dans mes pensées que je n’étais pas
sûre d’avoir correctement entendu.
– Pardon ?
Plissant les yeux, je l’ai
scruté de la tête aux pieds, du moins ce que les lattes me
laissaient entrevoir.
Je n’ai vu guère plus qu’un
semblant de chemise blanche impeccable, portée sur un pantalon, une
ceinture et des chaussures quasi semblables à celles que mon père
enfilait quand il avait des réunions importantes au bureau. De
nouveau, j’ai secoué la tête, atterrée par la façon dont certains
fantômes continuaient de s’accoutrer, alors qu’ils pouvaient faire
apparaître tout ce qu’ils voulaient.
Mais lui s’est contenté de
sourire, d’enlever quelques planches et de me faire signe d’entrer.
D’un geste, il m’a incitée à me baisser pour ne pas me cogner la
tête, puis a rebouché le trou derrière moi.
– Je te demandais si tu
étais ici à cause d’un rêve ? a-t-il feint de répéter.
Je me suis redressée face à
lui, quasi certaine que ce n’était pas du tout ce qu’il avait dit.
Toutefois, estimant qu’il pourrait m’être utile et que, si je la
jouais fine, j’avais peut-être encore une chance d’y arriver, j’ai
décidé de ne pas relever pour cette fois.
– Tu sais, maintenant que
j’y pense…
Il a marqué une pause, souri
davantage.
– Je n’aurais rien contre
un petit coup de main. Qu’est-ce que tu dirais de m’aider à
réaliser ma projection, et ensuite, je t’aiderais avec la tienne.
Marché conclu ?
Il m’a tendu la main.
Machinalement, je l’ai
serrée.
Ignorant tout bon sens, j’ai
confirmé notre accord.