douze
Le secret, pour réussir une projection en rêve, consistait à assurer la réception, comme une gymnaste en salto sur un tapis de sol ou un parachutiste approchant à vitesse grand V d’un accueillant carré de gazon.
Autrement dit, pour reprendre la formule de Balthazar : « Après l’empreinte perceptive, l’atterrissage est le second point primordial. S’il n’est pas parfait, le rêveur se réveillera, et tout sera fichu ! »
Selon lui, avec les rêves on n’avait pas droit à l’erreur. Il fallait s’entraîner jusqu’à l’acquisition d’une parfaite maîtrise. Sinon, on n’avait plus qu’à raser les murs vers la sortie, et se trouver un endroit tranquille où tenter sa chance avec la transmission de pensées.
Je commençais tout juste à prendre conscience du privilège qui m’avait été accordé. Jusqu’à présent, je ne savais pas que d’autres avaient été contraints de suivre une formation d’un nombre d’heures incalculable auprès des assistants-réalisateurs, avant que Balthazar daigne envisager de travailler avec eux.
– Combien de temps a-t-il fallu à Mort pour maîtriser la technique ? ai-je demandé, non pas dans un esprit de compétition mais parce que j’avais besoin d’un point de repère, d’évaluer à la louche le temps nécessaire à mon apprentissage.
Mais Balthazar a pris un air renfrogné, rejetant ma question d’un geste expéditif.
– Mort n’est pas le sujet ici. Ce n’est pas lui qui nous intéresse. Il ne nous reste que peu de temps avant la fermeture. Si tu veux réussir ton saut, fais ce que je te dis.
J’ai hoché la tête, m’apprêtant à lui demander comment il pouvait savoir que l’heure de la fermeture approchait, puisque le temps n’existait pas à Ici et Maintenant, mais il m’a regardée avec dureté.
– Ça suffit, les questions. Aucune réponse ne pourra t’aider, c’est un travail qui se fait à l’instinct. Alors, prête pour ton premier saut ?
Là encore, j’ai hoché la tête, aussi excitée et impatiente que morte de trac. Pas certaine d’être d’attaque pour ce défi. Au départ, je n’étais pas très douée pour la corde à sauter, le saut en hauteur et en longueur, ou pour toute autre activité ayant trait au saut. Mais j’ai finalement découvert avec surprise qu’il ne s’agissait pas du tout de sauter. Balthazar avait raison, c’était un travail intuitif : se projeter dans un rêve était un acte bien plus psychologique que physique.
En gros, je devais observer tout un tas de rêves. Des rêves d’inconnus que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam, et qui ne me rappelaient absolument personne de mon entourage. Balthazar et moi nous sommes assis côte à côte, face à l’écran sur lequel était projeté un échantillon d’images prises au hasard, et ma tâche consistait à trouver le bon moment pour faire une apparition éclair et transmettre un message. Vu que c’était seulement la première étape de ma formation et que je ne m’incrustais pas réellement dans le décor, je me suis laissée aller à crier « Maintenant ! » chaque fois que bon me semblait.
Il m’a fallu un bout de temps pour piger le coup. C’était beaucoup, beaucoup plus difficile qu’il y paraissait. Dès que j’ai validé cet échelon, Balthazar m’a fait sauter pour de vrai.
On est passés en studio – une salle de tournage plus petite que celle où Caramel avait fait ses débuts, exclusivement réservée à l’entraînement – où, en somme, j’ai refait exactement tout ce que je venais de faire.
Je devais observer un rêve en cours, mais au lieu de crier « Maintenant ! » je me contentais d’esquisser un signe de tête. Et tout à coup, j’étais expulsée comme par magie de mon siège et projetée directement dans la scène. Je me retrouvais larguée en pleine action puis – sans alerter le rêveur ni le faire sursauter, l’effrayer ou, pire, le réveiller –, je devais trouver un moyen de me fondre dans le décor sans me faire remarquer d’aucune façon.
Dit comme ça, l’exercice semblait être du gâteau. Impossible à rater. Fastoche comme tout.
En vérité, c’était tout le contraire.
Lors de mes trois premières tentatives, c’est bien simple, tous les rêveurs se sont réveillés.
À la quatrième, le rêveur s’est avancé à grands pas vers moi, en exigeant que je lui dise qui j’étais et comment diable j’étais arrivée là.
Et à la cinquième… j’ai carrément paniqué. Complètement désarçonnée par la situation.
– Coupez ! a crié Balthazar.
Le son de sa voix m’a arrachée à la scène et réexpédiée dans mon siège, où je me suis faite toute petite à son côté.
– Qu’est-ce qui t’a pris ? Pourquoi tu es restée figée comme ça ? Comme un… un bonhomme de neige ?
Je me suis mordu la lèvre, presque certaine qu’il voulait dire comme une statue, et non un bonhomme de neige, mais j’avais tellement honte que je ne me sentais pas capable de le reprendre.
– Je suis vraiment désolée.
Dépitée, j’ai secoué la tête, le regard fuyant.
– Je… je ne peux même pas expliquer ma réaction. J’avais l’impression d’être en plein cauchemar.
Il m’a dévisagée, les sourcils haussés comme deux barres obliques au-dessus de ses yeux exorbités.
– Un cauchemar ? Quel cauchemar ? Tu crois que je fais dans le cauchemar, moi ? Que j’autorise ce genre de rêves sinistres ?
Il était fâché.
Non, en fait, pire que ça. Il était passé en dix secondes d’un visage rouge et grincheux à une expression de fureur absolue. Mais je tenais tant à ce qu’il comprenne, à ce qu’il ne se méprenne pas sur le sens de mon propos, que j’ai insisté en reformulant :
– Ce n’était pas un cauchemar pour le rêveur, mais pour moi !
Là, ç’a été son tour de se figer. Il a plissé les yeux. Attrapé son carnet de notes dans sa poche arrière, feuilleté rapidement les pages griffonnées en les étudiant avec attention, puis il a relevé le nez face à moi.
– Cette fille, la rêveuse… elle se trouvait bien à un bal de promo, n’est-ce pas ?
Balthazar a froncé les sourcils.
– Eh bien, il se trouve que… je ne sais pas ce que c’est. Je veux dire, j’en ai vu à la télé, au cinéma et tout. J’ai même lu des romans qui en décrivaient. Mais je n’en ai jamais fait l’expérience. Ils n’organisaient jamais rien de ce genre dans mon ancienne école. Je suppose qu’ils devaient nous croire trop immatures pour ça.
J’ai levé les yeux au ciel en secouant la tête, mais me suis vite reprise pour en venir à l’essentiel.
– Ce genre d’événements était réservé aux lycéens. Et manque de pot, je suis morte peu de temps avant mon entrée au lycée. C’est pour ça que je n’ai pas su comment réagir, ni comment me fondre dans la masse. Que je suis restée comme ça… comme un bonhomme de neige.
Balthazar a réfléchi, grommelé dans une langue étrangère quelques phrases que je n’ai pas comprises, puis a rangé son carnet dans sa poche et ajusté son foulard avant de me répondre.
– À ton avis, Russell Crowe était-il vraiment gladiateur ?
Il a attendu ma réponse en me fixant d’un air entendu, mais je suis restée bête. Et pour cause, je ne savais pas de qui il parlait, et encore moins où il voulait en venir.
– Tu crois que Marlon Brando était un membre de la Mafia ?
Cette fois, sa tête ronde s’agita et il ricana, les yeux étirés en deux fentes étroites.
– Ou qu’Elizabeth Taylor était réellement la reine du Nil ? Cléopâtre en personne ?
Je suis restée muette, me sentant plus idiote à chaque seconde, et lui s’est remis à marmonner dans sa barbe.
– Oh, zut ! Comment t’expliquer ?… a-t-il bougonné, avec compassion néanmoins.
Il a encore plissé les yeux en se frottant le menton.
– Tu crois que ce… Daniel Radcliffe, par exemple, tu crois vraiment qu’il se déplace à califourchon sur un balai, dans la vraie vie ?
Là, j’ai eu un mouvement de recul et mes épaules se sont affaissées d’un coup, au point de me priver de presque la moitié de ma taille réelle. Je comprenais enfin. Mais avant que je n’aie le temps de balbutier une réponse, il a crié :
– Tous ces acteurs n’étaient rien de tout ça avant d’avoir tourné un film ! Mais devant la caméra, ils se sont laissé guider par leur instinct. Ils ont établi les priorités, les exigences du rôle et fait ce qu’il fallait ! C’est ce qui s’appelle jouer la comédie, Riley ! Et si tu tiens vraiment à t’immiscer dans un rêve un jour, toi aussi tu dois apprendre à te glisser dans la peau de ton personnage. Tu dois t’adapter à la situation dans laquelle tu es plongée, observer d’un coup d’œil tout ce qui se passe autour de toi et agir en conséquence pour t’intégrer, te mêler aux autres, faire partie de la scène ! Voilà ce que j’attends de toi !
Je me suis redressée et j’ai relevé la tête. Cette fois, c’était bon, j’avais pigé. Vraiment. Enfin, tout me paraissait clair et logique. Ça revenait plus ou moins à ce que je disais tout à l’heure : si je réussissais à faire semblant, je finirais par y arriver vraiment. Autant dire que j’étais prête à tout pour ça, et en plus convaincue d’en être capable. J’avais juste besoin qu’il me donne une nouvelle chance – mais quelques indications scéniques ne seraient pas superflues…
J’ai planté mon regard droit dans le sien, en pleines prunelles.
– Je suis d’accord, tout ce que vous dites est très juste, mais il est vrai aussi que toutes ces personnes avaient un point commun : elles étaient dirigées par un excellent réalisateur.
J’ai marqué une pause pour lui laisser le temps de peser ma remarque.
– Ces comédiens travaillaient tous pour un cinéaste qui les orientait, les guidait et les aidait à affûter leur jeu.
Balthazar m’a toisée. Il a réfléchi, puis décidé de me donner une nouvelle chance.
– D’accord, reprenons ! Séquence six, prise un : action !