huit
Dire que cet endroit ne ressemblait pas à ce que j’avais imaginé, alors même que je n’y avais jamais vraiment réfléchi, serait sans doute un peu absurde. Pourtant, ce sont les premiers mots qui me sont venus à l’esprit quand mon regard s’est posé sur la grande pancarte scintillante en forme de croissant de lune qui ornait l’entrée : Bienvenue à la Fabrique des rêves.
En fait, c’était à des années-lumière de ce que j’avais imaginé.
Je crois que je m’attendais plutôt à une sorte de salle de cinéma, quelque chose comme ça. Une immense pièce plongée dans l’obscurité, bourrée de fauteuils avec des cavités dans les accoudoirs pour caler une boisson, et un large écran projetant un méli-mélo d’images incroyables qui, sans qu’on sache comment, arrivaient à bon port dans l’esprit du rêveur.
Au lieu de ça, j’ai été accueillie par une grille imposante et un poste de contrôle entièrement vitré, occupé par un garde impassible qui nous a examinés avec attention.
Mort s’est avancé, l’a salué d’un ton bref mais avenant ; puis il a patiemment attendu, les pouces pendus aux boucles de sa ceinture, fredonnant un air inconnu, tandis que l’homme le jaugeait d’un regard méthodique. Le garde a parcouru une longue liste devant lui, tapotant la feuille de haut en bas avec la pointe de son stylo jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait, émarge la ligne d’une grosse croix rouge, et lance de nouveau un regard sévère à Mort en lui faisant signe d’entrer. J’ai eu beau suivre Mort de très près dans l’espoir de m’incruster avec lui, mon chien a apparemment été plus rapide.
Dès l’instant où j’ai essayé de glisser un pied de l’autre côté de la grille, elle s’est violemment refermée devant moi tandis que le garde me fusillait du regard.
– Nom et motif de la visite, je vous prie ? a-t-il questionné d’une voix dure.
Une boule dans la gorge, j’ai lancé un regard envieux à mes amis qui se trouvaient déjà là où je rêvais d’être.
– Euh… je m’appelle Riley Bloom, j’ai vite répondu en marmonnant.
Je me suis efforcée de ne pas me tortiller les doigts, ni mâchouiller une mèche de cheveux, remuer les genoux ou céder à tout autre geste nerveux qui me trahirait, tandis que je le regardais agiter rapidement son stylo le long de sa feuille.
– Quant au but de ma visite…
J’ai dégainé mon sourire le plus aimable – du moins l’espérais-je –, pensant qu’un brin de gentillesse accélérerait peut-être la procédure.
– Eh bien, j’aimerais transmettre un rêve à quelqu’un.
Mort a suffoqué, respiré bruyamment et s’est raclé la gorge ostensiblement, bien plus que nécessaire. Et quand mon regard a croisé le sien, j’ai compris exactement ce qu’il fabriquait : il essayait de noyer le poisson.
On aurait pu penser que je n’avais pas dit grand-chose, et pourtant, manifestement, j’en avais dit assez pour que mon voyage s’arrête là.
Il était trop tard pour revenir en arrière. Le garde me fixait déjà, les yeux mi-clos, d’un air méfiant.
– Pardon ? Qu’est-ce que vous avez dit ?
Il s’est penché, s’avançant vers moi d’une façon qui, de mon vivant, m’aurait rendue rouge écrevisse. Mais là, je suis juste restée les yeux exorbités, muette, me repassant mes réponses sans parvenir à mettre le doigt sur mon éventuelle bourde.
J’ai jeté un coup d’œil à Mort dans l’espoir qu’il puisse m’aider, mais à en juger par son air résigné, c’était à moi de jouer sur ce coup-là.
– Eh bien, ce que j’ai voulu dire, c’est que je suis ici pour envoyer un rêve à un proche, j’ai repris.
À peine avais-je terminé ma phrase que j’avais déjà envie de rentrer sous terre. Le garde a grimacé d’un air sinistre, tandis que Mort poussait un soupir en se plaquant les mains sur les joues.
– Bon… je ne suis peut-être pas très au fait des usages et des termes exacts, mais tout ce que je voudrais…
Tu voudrais rendre visite à quelqu’un dans ses rêves. Dis-lui ça, bon sang !
On aurait pu croire que cette pensée avait surgi inopinément dans mon esprit, mais je savais que ça n’avait rien d’un hasard. Loin de là. Ces mots avaient résonné d’un accent, à coup sûr de la côte Est, celui de Mort. Il ne s’agissait pas tant d’un message télépathique que d’un ordre, auquel je faisais mieux d’obéir si je voulais me retrouver du même côté de la grille que Caramel et lui.
– J’aimerais juste, euh… rendre visite à quelqu’un dans un rêve, j’ai répété en gardant le sourire.
Sourire maintenant si figé que je commençais à en avoir mal aux joues.
– Vous savez, une visite nocturne, quoi.
Le garde m’a regardée, toujours de marbre. Il est resté silencieux si longtemps que j’ai failli me trouver mal et partir en courant.
– Pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ? a-t-il finalement lâché.
Il a secoué la tête, griffonné mon nom au bas de sa liste avant de cocher la ligne d’une grosse croix rouge.
– Et pour votre gouverne, jeune fille, on ne transmet pas de rêves, ici. Les créations n’ont plus eu lieu depuis…
Fronçant les sourcils, il a regardé au loin comme s’il consultait un calendrier invisible que lui seul pouvait voir.
– Bref, disons juste que ça ne se fait plus de nos jours. Mais si votre but est de vous immiscer dans le rêve d’un proche, alors vous avez frappé à la bonne porte.
Il m’a fait un grand sourire, les yeux brillants et les joues fendues jusqu’aux oreilles : le changement était si radical et stupéfiant qu’on aurait dit une tout autre personne.
– Cela dit, il ne reste que quelques heures avant la fermeture. Pas sûr que vous ayez le temps aujourd’hui. Mais bon, au cas où, mettez ça.
Il m’a donné un badge que j’ai aussitôt accroché à mon tee-shirt. La grille s’est ouverte tandis que je m’étonnais intérieurement qu’un endroit pareil puisse fermer, alors que sur Terre, les gens rêvaient à toute heure du jour et de la nuit, et sur tous les fuseaux horaires. Un tas de personnes allaient se coucher quand d’autres entamaient leur journée. Toutefois, me gardant bien d’en remettre une couche, j’ai préféré hausser les épaules en souriant, et ajouter ce point de détail à la longue liste de choses que je trouvais absurdes.
Alors que je venais de franchir la grille, une autre voix à l’accent très prononcé s’est fait entendre.
– Rhoooo ! Mais qui est donc cette merveille ? D’où vient cette vision qui s’offre à moi ?
Je me suis tournée vers la voix, curieuse de voir à qui elle appartenait. J’ai remarqué que Mort s’est tout de suite écarté, le regard empli du plus grand respect, afin de laisser passer un petit bonhomme replet, avec une fine barbiche et des cheveux bruns luisants qui semblaient complètement noirs, à l’exception d’une large touffe blanche semblable à une queue de mouffette qui lui tombait dans les yeux.
Le personnage s’est approché à grands pas, les jambes de ses épais jodhpurs en toile extensible frottant l’une contre l’autre de façon inquiétante, tandis que ses bottes hautes claquaient énergiquement sur le bitume à une sinistre cadence. Plissant les yeux, j’ai jeté un œil à sa chemise bleue cintrée, notant au passage que les boutons étaient à un cheveu de sauter, et que le foulard en soie à motif cachemire, lâchement enroulé autour de son cou, a fini, au bout de deux tours, par s’envoler derrière lui comme un tourbillon de jet-stream brumeux.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il s’est planté devant nous, une main posée sur le cœur.
– Rhooo, bellissimo ! Perfetto ! Dépêchons maintenant, allez, allez, il n’y a pas de temps à perdre !
Sans bouger, j’ai lancé un regard à Mort, dans l’attente de ses instructions, ne sachant pas trop comment réagir. Après la pénible épreuve du garde, j’avais peur de dire ou de faire pile ce qu’il ne fallait pas.
Mais une seconde plus tard, l’étrange petit monsieur me tirait par la manche pour m’entraîner avec lui.
– Suivez-moi vite ! Elle correspond exactement à ce que j’avais demandé ! C’est un cadeau qui arrive – comment dites-vous déjà ? Juste à temps ! Comment avez-vous su que j’avais besoin de vous à cet instant précis ?
Il a regardé dans ma direction, le sourcil haussé, puis il a agité la main devant ses yeux, sans nous laisser le temps de répondre.
– Peu importe ! Je ne veux pas chercher à comprendre, j’accepte ce présent tel quel ! Il n’y a pas une minute à perdre, vite ! En revanche, si vous voulez bien enfiler ceci…
Il m’a fourré dans les mains une paire d’ailes en tulle d’un blanc immaculé.
– Maintenant, suivez-moi, allez, allez ! Dépêchons !
J’ai foncé à son côté, remontant à toutes jambes une large bande de béton, puis un sentier herbu sinueux débouchant sur un chemin d’asphalte en piteux état. En passant devant un immense bâtiment à l’abandon étonnamment délabré, j’ai ralenti, me débattant pour maintenir les ailes en place sur mon dos. Je ne savais absolument pas à quoi elles allaient me servir, mais j’étais tellement contente de m’éloigner de la grille d’entrée que j’ai préféré ne pas poser de questions.
– Je pensais que c’était fichu. J’étais certain qu’on m’obligerait à accepter un compromis, et inutile de vous dire que moi, Balthazar, ne suis pas très friand de ces arrangements. Ce n’est pas ma tasse de thé, comme on dit !
Il a jeté un coup d’œil à Caramel, et poursuivi avec un grand sourire :
– Un rêve est une recette subtile… composée à partir des plus purs ingrédients. Il doit être manipulé avec le plus grand soin. Comme un soufflé !
Il a frappé dans ses mains, ravi de sa métaphore.
– C’est un équilibre délicat qui n’admet aucun produit de substitution. J’étais totalement à court de ressources, à ça de m’en aller…
Joignant le geste à la parole, il a pincé son pouce et son index, levant la main bien haut pour que Caramel, Mort et moi n’en perdions pas une miette.
– Et puis, je me suis dit : « Balthazar, cette fois tu dois peut-être renoncer. Le moment est sans doute venu de prendre ta retraite pour de bon ! » Et là, une seconde après, qui vois-je ?
Il a freiné si brusquement que j’ai failli le percuter, et il nous a fallu un moment pour nous rendre compte qu’il attendait une réponse.
J’ai souri d’un air serein, m’inspirant de la célèbre Mona Lisa.
Le menton et le regard baissés, j’ai répondu d’une voix douce et humble :
– Je suis honorée de pouvoir vous être utile. J’ai effectivement le don très curieux de toujours débarquer au bon moment.
J’ai marqué une pause, confortablement lovée dans un sentiment d’autosatisfaction. Mais en relevant les yeux vers lui, j’ai compris que ce n’était pas exactement moi qu’il trouvait si bellissimo et perfetto.
Eh non ! pas du tout, même.
C’était Caramel qui le captivait.
Balthazar m’a regardée du coin de l’œil, l’air dubitatif, comme s’il me voyait pour la première fois ; et pour cause, c’était pour ainsi dire le cas.
– Qu’est-ce que vous fabriquez ?
Le ton mauvais et la mine renfrognée, il m’a arraché d’un coup sec les ailes qu’il m’avait posées dans les mains quelques secondes plus tôt.
– C’est une farce, c’est ça ? Balthazar a un grand sens de l’humour, c’est bien connu. Mais ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter ! Balthazar a une mission de la plus haute importance ! Le rêveur va se réveiller, si on n’agit pas très vite… Et alors, tout sera fichu !
Il a secoué la tête, marmonné dans sa barbe et bataillé pour fixer les ailes sur le dos d’un Caramel fort mécontent et pas franchement coopératif.
Pas encore tout à fait remise de la façon dont il m’avait traitée et reléguée au second plan, après mon chien, je me suis plantée devant lui, les mains sur les hanches.
– Euh, bon… OK, mais je vous signale que Caramel est un mâle, pas une femelle. Et puis, il n’a pas besoin d’ailes pour voler, il se débrouille très bien tout seul.
Balthazar ouvrait des yeux ronds comme des soucoupes, visiblement ébahi d’avoir décidément autant de chance. Puis il a attrapé Caramel par le collier et filé à toute vitesse, nous obligeant, Mort et moi, à cavaler pour les suivre.
– Balthazar a un tempérament d’artiste, m’a expliqué Mort, ses souliers vernis battant l’asphalte et ponctuant chacun de ses mots. Il lui arrive parfois d’être un peu… grincheux, mais c’est juste parce que c’est un grand perfectionniste. Il a des visions. Des visions spectaculaires. C’est un génie. Le maître absolu. Personne ne maîtrise autant que lui le numéro de voltige que sont les projections oniriques. Il est aussi légendaire ici qu’il l’était sur Terre. Caramel est entre de bonnes mains, ne t’en fais pas.
– Mais qui c’est, Balthazar ? ai-je demandé, décidant de ralentir sans plus chercher à les rattraper coûte que coûte.
Mort a eu l’air interloqué, puis il a désigné d’un geste la silhouette devant nous, qui disparaissait peu à peu de notre champ de vision.
J’ai secoué la tête.
– Oui, j’ai bien compris que c’était ce bonhomme. Mais qui est-il ? Qu’est-ce qu’il fait ici ?
Cette fois, Mort s’est retourné vers moi l’air sidéré, les sourcils haussés.
– Mais Balthazar est le patron de la Fabrique, voyons ! Depuis des années ! De son vivant, c’était un des réalisateurs les plus célèbres de tous les temps. La preuve, il a toute une étagère remplie d’oscars. Maintenant qu’il vit ici, il supervise toutes les projections. Il a une poignée d’assistants sous ses ordres, mais ne t’y trompe pas, c’est lui qui commande. Si tu as dans l’idée d’aller rendre visite à un proche en rêve, c’est par lui que ça passe. C’est ton seul espoir. Lui seul décide du montage final.