six
Dès que
j’ai aperçu la chemise hawaïenne écarlate et orange
(identique à celle qu’il portait la dernière fois que je l’avais
vu, mais bon, qui étais-je pour le juger ?) ainsi que le
bermuda à carreaux, les souliers vernis noirs et les chaussettes
assorties, j’ai su avec certitude que ce n’était pas une
coïncidence.
C’était le destin.
Écrit.
Mektoub, comme on dit en arabe.
Ça ne faisait pas l’ombre d’un
doute dans mon esprit.
Pour quelle autre raison, à
peine entrée dans la salle, serais-je tombée pile sur Mort, le
vieil homme à l’origine de tout ça, celui qui m’avait parlé de
l’endroit où tous les rêves étaient créés ?
Et pour la seconde fois
d’affilée, qui plus est ?
Alors même que je me demandais
s’il m’avait reconnue, il s’est tourné en me souriant.
– Tiens ! Salut, la
nouvelle !
Comment ça,
nouvelle ?
Je l’ai fixé du regard en
plissant les yeux, sans trop savoir comment le prendre. Au début,
j’ai pensé qu’il faisait allusion à mon jeune âge, mais j’ai vite
compris que c’était plutôt à mon halo.
Je brillais vert ; lui,
jaune. Signe indubitable qu’il était ici depuis plus longtemps que
moi. Ça se voyait, rien qu’en le regardant.
Je lui ai rendu son sourire,
cherchant furtivement d’un coup d’œil derrière lui l’ami qui
l’accompagnait la dernière fois, celui qui était réticent à l’idée
de me refiler la moindre info. Mais comme de bien entendu – le
destin, vous dis-je –, il n’était pas là. Pour moi, c’était de
bon augure aussi.
– Alors, tu l’as
trouvé ? a demandé Mort en avançant dans la file.
Un box venait de se libérer,
et la personne devant lui s’est aussitôt engouffrée à
l’intérieur.
J’ai secoué la tête, prenant
soin de parler plus bas que d’habitude.
– Pas encore, j’ai
précisé.
Mort m’a toisée, ses sourcils
broussailleux se rejoignant comme si une chenille bien dodue avait
atterri sur son front.
– Vous pensez que vous
pourriez m’aider, me montrer comment y aller ? Je sais que
vous êtes occupé et tout, mais je peux patienter. J’espérais juste
que peut-être…
Je n’ai pas eu le temps de
finir qu’une autre cabine s’est libérée.
– Suivant ! a
annoncé une grosse voix.
Mort a commencé à agiter
nerveusement les mains, à les plier et les tendre le long de son
corps, visiblement impatient d’entrer dans le box pour contempler
sa vie d’autrefois.
Il ne me restait plus qu’une
poignée de secondes avant de le perdre définitivement, alors je me
suis lancée d’une traite :
– J’espérais-que-vous-pourriez-peut-être-m’indiquer-la-bonne-direction…
La phrase est sortie si vite
qu’on aurait dit un seul et même mot.
Il a hésité, son regard
oscillant entre la cabine et moi. J’ai cru que tout était fichu,
qu’il avait finalement décidé de ne pas m’aider, jusqu’à ce qu’il
pousse un soupir, fasse signe à la personne derrière lui et se
tourne vers moi.
– Tu dois avoir un
message bigrement important à transmettre, hein ?
J’ai acquiescé. Je n’avais pas
la moindre idée de l’éventuelle teneur de ce message, mais je
savais que si je voulais obtenir son aide et accéder à ce fameux
endroit dédié aux rêves, mieux valait garder cette incertitude pour
moi.
Il a fait une grimace, la
bouche de travers et la joue opposée tendue, déridée en
conséquence. Puis son visage a retrouvé une expression normale,
quand ses lèvres sont revenues en place.
– J’ai une petite-fille
de ton âge… Elle s’appelle Daisy. Quel âge as-tu, dix
ans ?
Ça m’a fait râler.
Littéralement. J’ai poussé un grognement que je n’ai même pas
essayé de réprimer. Il venait de m’insulter de la pire façon.
Mais Mort s’est contenté
d’éclater de rire. Il a ri si fort que j’ai été à deux doigts de
tourner les talons, résignée à me débrouiller toute seule, quand il
s’est enfin calmé.
– Tu es sûre de vouloir y
aller ?
J’ai pensé à ma sœur et à quel
point elle me manquait.
À Bodhi et Jasmine, et à
l’effet que ça me faisait de les voir ensemble.
Et alors, quand mon regard a
croisé celui de Mort, j’ai compris que Bodhi m’avait menti. La
Fabrique des rêves n’était pas interdite d’accès, Bodhi était juste
le pire de tous les rabat-joie.
– Oui, j’aimerais
vraiment découvrir cet endroit, j’ai répondu d’une voix grave et
sérieuse. Vous allez m’aider à le trouver ?
Mort a jeté un coup d’œil
circulaire dans la Salle de projection, s’est frotté le menton
d’une main étonnamment bien manucurée, puis a foncé droit vers la
sortie. Il m’a tenu la porte et fait signe de passer.
– Après vous, jeune
fille.