CHAPITRE XVII
— Thorbar, tu as du sang partout ! s’écria Sophia.
— Thorbar ? fit-il. Ah oui, Thorbar… Fais une prière pendant que je me lave ! Est-ce qu’il y a de l’eau ici ?
— Ce robinet, là… Qu’est-ce qui est arrivé ?
— Nos visiteurs ont eu un accident. Tais-toi : je te raconterai plus tard. Nous fuyons.
Il avait pris le temps de se rhabiller mais non de se chausser. Il avait aussi récupéré la lampe du dernier ange gardien. Il la tendit à Sophia.
— Ne t’en sers qu’en cas de nécessité absolue.
Il regarda la pendule suspendue en face de la porte d’entrée, et fit une conversion en temps terrestre. Il avait mis environ six minutes pour aller à la rencontre des visiteurs et se débarrasser d’eux. Un syge-des-arbres aurait opéré en moins d’une minute. Il sourit… Il ne serait jamais un syge-des-arbres. Tout au plus un syge-des-nids.
Le sergent oonanti était mort depuis deux minutes et demie, trois minutes. L’alerte pouvait être donnée d’un moment à l’autre. Sophia le regarda se laver les mains, une lueur d’épouvante dans les yeux. Elle se maîtrisa très vite et sortit la première. Il la rejoignit et la retint par le bras.
— Indique-moi la direction.
— Là ! fit-elle. Il y a un halo orangé. La couleur des Oonantis ! C’était à peu près celle de la petite lune, orangée aussi. Serguéi prit la main de sa compagne et entraîna celle-ci vers la plus proche ligne d’arbres, des aulnes à duvet. L’obscurité n’était plus assez forte pour assurer leur sécurité en terrain découvert. Ils se tapirent un moment sous les feuillages bas.
— Où m’emmènes-tu ? demanda Serguéi.
— À la maison des filles.
— Mais à cette heure-ci, ça doit être bourré d’officiers !
— Nous ne nous montrerons pas. Il y a une porte derrière le bâtiment principal. Elle est cachée par l’annexe, avec les cuisines et les entrepôts, et par une haie de lauriers odorants. On peut entrer directement dans une sorte de magasin et de là passer dans les souterrains. Il y a tout un réseau de caves et de tunnels. La maison a dû être construite sur les fondations d’un ancien château. C’est peut-être un vestige de la forteresse du Grand Meneor Lars Terviggen. Il faudra s’enfoncer le plus loin possible. Nous devrions pouvoir rester là un certain temps… quelques heures ou quelques jours. J’irai voler des provisions et de l’eau à la cuisine !
« Oh ! j’ai faim… »
— J’ai soif, dit Serguéi. Mais les chiens nous trouveront.
— Pas sûr. Je n’en ai jamais vu beaucoup dans l’île.
— Il y en a au camp, des hursters.
— Alors, tu ne veux plus me suivre ?
— Oh si ! Dans le message de David Rolguer, il était question d’un refuge souterrain, sur Olmahaa… Olmahaa vient peut-être d’Omaha. Les points Omaha étaient les bases des porteurs d’âme, ou quelque chose de ce genre… tu viens ?
Ils s’élancèrent à découvert. Serguéi guidait Sophia entre les pierres, les chardons et les buissons qui couvraient le sol rocailleux et inégal. Ils se reposèrent un instant sous un autre bouquet d’aulnes et ils reprirent leur course zigzaguante. Ils apercevaient maintenant à travers les arbres une grappe de lumières multicolores, aguicheuses.
— C’est là ! dit Sophia.
Sa voix tremblait légèrement. Il la força à se jeter au sol, brusquement. Une patrouille… La jeune femme se piqua le visage à une tige de chardon, se blessa un genou sur un caillou tranchant. Une épine de buisson noir s’enfonça dans sa paume. Elle serra les dents pour ne pas crier. La patrouille passa à une vingtaine de mètres : quatre hommes et un chien. Serguéi détourna l’attention des hommes sur les lumières féeriques de la maison de plaisir. Au chien, à tout hasard, il envoya un message mental de paix et de sommeil.
Il attendit une minute puis étreignit le bras de Sophia. Elle obéit au signal… Il leur fallut ainsi une vingtaine de minutes pour atteindre la maison des filles. La sirène retentit au moment où ils se glissaient derrière une haie couverte de petits fruits noirâtres, à dix pas de la porte dérobée que Sophia connaissait.
— C’est pour nous ?
— J’en ai peur.
Sophia donna un coup de lampe pour s’orienter. Elle cueillit une poignée de fruits sur la haie et les mit dans sa bouche. Il l’imita après une seconde d’hésitation. Les nerfs tendus, ils écoutèrent les sirènes d’alerte qui se répondaient dans toute l’île.
— Il faut gagner le souterrain, dit-elle. Vite !
La porte était fermée au verrou et ils essayèrent en vain de l’ouvrir. Ils entrèrent par une fenêtre et sautèrent dans une réserve encombrée de tonneaux, de caisses et de paquets suspendus au plafond bas. Ils respirèrent une odeur de vin aigre et de poisson fumé. De là, ils passèrent sans peine dans un couloir faiblement éclairé. Une femme surgit en face d’eux et poussa un cri de surprise. Elle lâcha un des paniers de bouteilles qu’elle portait au bras. Serguéi le rattrapa avant qu’il ne touche terre.
— Sophia ! fit la servante en portant sa main libre à sa poitrine. Tu m’as fait peur ! Tu as entendu les sirènes ? Qu’est-ce…
— Sass’ni, tu ne m’as pas vue. Ni lui – Sophia montra Serguéi – ni personne.
— Oui, oui ! souffla la jeune ikarienne. Je n’ai vu personne.
Serguéi lui rendit son panier en cachant ses ongles et se laissa entraîner par Sophia vers les souterrains.
— Ils sont là ! souffla Sophia.
Serguéi s’adossa à un mur de pierre. Sensation réconfortante : c’était le premier mur de pierre qu’il rencontrait en Nejernoey. Il fit face à l’entrée de la cave. Les anges-gardiens et leurs chiens approchaient. Il écouta. On n’entendait aucun aboiement. Les bêtes dressées par les Oonantis – loups à longue fourrure – chassaient en silence.
— Tu es sûre qu’ils sont derrière nous ?
— Je sais qu’ils vont nous rejoindre, dit Sophia d’une voix étouffée. Bientôt !
Serguéi lui demanda d’éclairer devant elle. L’obscurité était si dense que ses yeux de syge ne recueillaient pas un seul photon. La lampe de Sophia confirma l’impression qu’ils avaient acquise en tâtonnant. Ils étaient dans une cave et non dans un couloir. Aucune issue. Il fallait revenir en arrière. Sophia avoua qu’elle avait peur.
— Ils sont encore loin, dit Serguéi.
— Non !
Comme ils refluaient dans le tunnel qui les avait amenés, une lueur sautilla contre la paroi à une trentaine de mètres en arrière. Les chasseurs étaient là. Serguéi crut entendre gronder un chien-loup. Il s’élança dans un autre couloir, au plafond bas et au sol défoncé, tirant Sophia qui avait éteint sa lampe et le suivait sans chercher à voir autour d’elle.
— Comment ont-ils pu nous retrouver si vite ?
— Les chiens ! Baisse-toi… Allume ta lampe une seconde.
La salle dans laquelle ils avaient pénétré s’effondrait de tous côtés. Le plafond à la voûte lézardée rejoignait le sol boueux au milieu d’une petite mare luisante. Mais à gauche, un trou dans le mur éboulé révélait une amorce de passage.
— Allons par là, décida Serguéi.
Il porta la main à sa cuisse où il ressentait une légère brûlure. Le détecteur… Il ne comprit pas tout de suite. Un trou d’environ un mètre de diamètre coupait le passage. La lampe, vite… De l’eau coulait au-dessous. Il se pencha, en serrant le détecteur dans sa main droite. Bon Dieu ! Cette chaleur intense signalait la proximité d’une grande masse de métal.
— Les chiens ! cria Sophia.
— Saute là-dedans… Je t’aide !
La jeune femme tomba avec un bruit d’éclaboussement. Elle cria que tout allait bien : à peine cinquante centimètres d’eau et un sol ferme au-dessous. Serguéi se retourna. Un chien-loup lui sauta à la gorge, le manqua à cause de l’obscurité et repartit aussitôt à l’attaque. Serguéi l’évita une deuxième fois et lança en avant ses mains griffues. Une seconde plus tard, le hurster n’avait plus d’yeux et son sang s’écoulait en gargouillant. Une balle ricocha contre le mur. Un coup de kong précipita Serguéi à terre. À moitié assommé, il rampa jusqu’au trou et rejoignit Sophia.
— Par là ! cria-t-elle.
Il se releva en pataugeant. Il s’aperçut qu’il avait perdu son détecteur au cours de sa chute. Mais il n’en avait pas besoin pour deviner qu’il se trouvait dans un couloir de métal. Devant lui, les pas de Sophia, sortie du ruisseau, rendaient un son caractéristique. Il cogna du poing contre la paroi la plus proche : métal aussi. Un cercle de lumière vola à sa poursuite. Les chasseurs avaient trouvé l’orifice du plafond. Combien de temps hésiteraient-ils avant de sauter ?
Il rattrapa Sophia qui se tenait immobile dans une sorte de contrejour bleuté. Une plaque phosphorescente barrait le couloir.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Serguéi s’approcha.
— Je ne crois pas que ce soit un obstacle solide.
Il se rappelait maintenant les messages de David. Un sanctuaire du Système Goer avait été créé à l’emplacement d’un point omaha, abandonné par les porteurs d’âme. Quelque part au centre de l’île… Il frappa la surface lumineuse avec la pointe de son couteau. Il ne rencontra aucune résistance. Il avança d’un pas. Sa main traversa un rideau électrique. Il ressentit un léger picotement et une impression de froid au bout des doigts.
Un plouf sonore, suivi d’un autre et d’un autre encore, annoncèrent l’arrivée des chasseurs dans le couloir, trente ou quarante mètres en arrière. Il se décida.
— Viens, dit-il. Qu’est-ce qu’on risque ? Le jugement dernier ?
Sophia et Serguéi franchirent ensemble l’entrée du sanctuaire. Ils firent « Oh ! » ensemble, tombèrent et perdirent conscience en même temps.
— Réveille-toi, Serguéi – puisque tel est maintenant ton nom. Tu me l’as appris. Tu m’entends ? Je suis Joël Goer, ton fils. Ou je l’ai été. Je suis mort accidentellement il y a quatre siècles de ce monde, après en avoir vécu sept. Sept siècles bien remplis… Je suis arrivé sur la Planète du Jugement il y a un peu plus de mille cent années. J’étais un enfant, tu le sais, et je ne devais pas être jugé. Les porteurs d’âme appellent « uboans » les humains de cette catégorie, qui ont un rôle à jouer dans le grand projet des Boaras.
« Tu te réveilles aussi, Sophia ? Bonjour. C’est une grande joie pour moi de t’accueillir ici, à Bemerkenstaglak, même si je suis mort depuis longtemps. Oui, deux précisions importantes : vous n’êtes plus au sanctuaire d’Omaha-Olmahaa, mais à Mors-Bemerkenstaglak, principale base du Système Goer en Nejernoey. Comme tu l’avais deviné, Serguéi, c’est moi qui ai fondé cette ville, en même temps que le Système Goer, et moi qui l’ai nommée. Deuxième point : la voix qui vous parle et dit « je » en ce moment est naturellement celle d’un ordinateur boara qui contient ma mémoire ou ce qu’il en reste. Ce n’est pas tout à fait moi et c’est un peu plus que moi… »
Serguéi se rendit compte qu’il était étendu sur une banquette souple, dont la surface épousait exactement la forme de son corps nu. Au-dessus de lui, des formes vagues, aux couleurs pâles se mouvaient sur le plafond qui était peut-être un écran.
À côté, dans la même position sur une banquette semblable, Sophia respirait doucement, clignait les yeux et promenait une main inquiète sur sa poitrine et son cou. Ses cheveux, plus sombres qu’ils ne l’avaient jamais été, tombaient jusqu’au sol et se mêlaient à la fourrure noire du tapis.
Elle tourna la tête, vit Serguéi. Ils se sourirent.
La voix proche et mystérieuse qui disait je continua :
— Serguéi, je sais que tu as suivi les porteurs d’âme sur Shiraboam dans l’espoir de me rejoindre et de me revoir. Merci… Nous nous sommes retrouvés et la voix que tu entends est vraiment la mienne. Si vous le désirez l’un ou l’autre, ou bien tous les deux, l’ordinateur boara vous donnera cent ou mille images de moi. Mais peut-être préférerez-vous garder le souvenir d’un enfant de douze ans que vous avez vu pour la dernière fois sur la Terre il y a quelques mois ou plus de mille ans.
« Il m’a fallu un demi-millénaire pour découvrir la vérité sur le projet des Boaras. C’est la première épreuve que chaque race en compétition doit remporter. Certaines ne trouveront jamais et s’en moquent, pour leur bonheur peut-être. Quelques compagnons de la première heure et moi-même avons décidé – après des dizaines d’années de doute et de déchirement – de revendiquer l’héritage au nom des humains de la Terre, d’Ikar et d’ailleurs. Nous n’en sommes pas plus indignes que d’autres. Et les autres… Certains veulent posséder pour eux seuls la science et la puissance des Boaras. Ils sont prêts à s’en emparer par n’importe quels moyens, en profitant de l’imbécillité des porteurs d’âme, incapables d’assumer leurs rôles d’arbitres. C’est aussi le cas de quelques humains, en particulier des Oonantis.
« Nous avons choisi de respecter la règle du jeu, même si elle n’est pas toujours claire, les porteurs d’âme, qui sont des demi-robots, ayant peut-être oublié ou mal compris les instructions de leurs maîtres. Mais comme tu le sais, Serguéi, les porteurs d’âme devaient être inintelligents pour échapper à la tentation de capter l’héritage à leur profit.
« Nous ignorons presque tout des Boaras. Il s’agit d’une race très ancienne, probablement non humaine, qui a régné pendant des millions d’années. Un jour – un millénaire plutôt – ils ont décidé de quitter ce plan de réalité et de léguer leur prodigieuse science à une ou plusieurs races – humaines et non humaines – qu’ils jugeraient dignes de leur succéder. La succession est ouverte depuis plus de mille ans. Elle a malheureusement dégénéré en guerre de succession, par la faute des porteurs d’âme, par effet pervers ou par la volonté secrète des Boaras.
« L’épreuve durera sans doute encore longtemps : des siècles ou des millénaires. Mais il y a aussi quelques chances pour qu’elle se précipite. Par exemple, par une disqualification des tricheurs. Nous n’y croyons pas trop. Les porteurs d’âme sont tellement idiots qu’ils ne voient peut-être même pas les tricheries de nos ennemis. Chez nous, la tentation a été forte d’employer les mêmes moyens. Il est vrai que nous avions un gros retard scientifique et technologique. On peut dire cyniquement que notre intérêt était de jouer la carte morale. En espérant que les Boaras, si loin qu’ils soient, veillaient d’une façon ou d’une autre et n’accepteraient pas la victoire des tricheurs.
« C’est un pari. Nous le maintenons ; mais nous savons désormais que nous pouvons le perdre. Et contre notre gré, nous avons été entraînés dans l’engrenage de la guerre de succession. Nous nous battons.
« L’héritage des Boaras nous est versé progressivement. Au compte-gouttes et sans mode d’emploi. Les bribes de connaissances et les poussières de matériel qui sont mises à notre disposition, nous devons les découvrir et souvent les disputer aux autres. Nous devons prouver que nous sommes capables d’assimiler ces connaissances et de nous servir de ce matériel sans danger pour nous ni pour les autres. La base de Bemerkenstaglak dans laquelle vous vous trouvez en ce moment correspond au niveau trois. C’est notre pointe avancée dans la conquête de l’héritage. Mais nous ne savons pas où se situe le niveau maximum, ni à partir de quel moment nous aurons gagné… ou perdu.
« Il nous faut aussi prouver que nous sommes capables de progrès moral, grâce au système du jugement décennal. Le jugement et peut-être la planète même ont été conçus pour nous aider. Par qui ? Les porteurs d’âme ou les Boaras ? Nous l’ignorons et nous ignorons de quelle façon les autres races ont été aidées. Le beau projet des Boaras était de faire avancer en même temps science et conscience chez leurs futurs héritiers. Peut-être réussiront-ils finalement. En tout cas, nous jouons le jeu, nous.
« Mais nous avons été bien vite convaincus que les humains avaient d’énormes handicaps et qu’ils ne gagneraient jamais seuls la compétition. C’était aussi le cas des syges, trop primitifs pour comprendre le sens et l’enjeu de cette compétition. Mais les hommes et les syges unis auraient eu de bien meilleures chances. Nos concurrents, dont certains sont aujourd’hui nos ennemis mortels le pensaient aussi. Ils ont tout fait pour susciter la peur et la haine entre la race des hommes et celle des syges. Ils ont assez bien réussi.
« Ils ont trouvé de brillants alliés parmi les représentants de la planète Oonantia. Les Oonantis ont choisi de jouer leur propre carte, en se séparant du reste de l’humanité. Ils ont rejoint une coalition non humaine et ont reçu entre autres missions celle de consommer la rupture entre les humains d’origine terrienne et ikarienne et les humanoïdes syges de Shiraboam. Et si possible, pour plus de sûreté, de détruire les syges. Après, bien sûr, viendra l’élimination des Ikariens et des Terriens.
« Voilà schématisé l’état actuel de la guerre de succession des mondes dans laquelle nous sommes engagés.
« Maintenant que vous connaissez la vérité, vous n’avez plus d’autre choix que de rejoindre le Système Goer ou les ennemis de l’humanité. Un choix cruel, c’est vrai. Mais ceux qui savent ne peuvent rester neutres.
« Avez-vous des questions à poser ? »
Sophia devança Serguéi. Elle se dressa à demi sur la banquette, puis sauta sur le sol élastique où elle rebondit en riant. Le mur lisse lui renvoya son image. Elle leva les yeux, observant l’écran du plafond, cherchant à qui ou quoi s’adresser.
— Pourquoi les porteurs d’âme ne nous ont-ils pas dit la vérité ? demanda-t-elle ainsi.
— Pour trois raisons, répondit aussitôt Jôl Goer, ou l’ordinateur qui parlait en son nom. Parce que les humains doivent découvrir cette vérité eux-mêmes, parce que les porteurs d’âme sont aussi des recruteurs qui ont besoin de fables pour convaincre les recrues et parce qu’ils sont, de toute façon, trop stupides pour comprendre le projet de leurs maîtres.
— Mais vous-mêmes, les agents du Système Goer, pourquoi n’informez-vous pas mieux les humains de Shiraboam, les serfs du Nejernoey, les soldats de l’armée Ugi ? Pourquoi tolérez-vous l’ignorance, la misère, l’esclavage sur ce continent ?
Il y eut un instant de silence, comme si l’ordinateur réfléchissait à la question. Serguéi sourit. Il connaissait déjà la réponse.
— Pour trois raisons encore, expliqua enfin la voix de Jôl Goer. Le Nejernoey est un territoire d’épreuves pour les hommes qui arrivent de la Terre ou d’Ikar, et nous avons décidé de respecter la règle du jugement, du moins en général. Deuxièmement, les maîtres du Nejernoey, à l’exception du Prince élu, sont des êtres absolument mauvais, choisis par les juges suivant ce qu’ils appellent le « principe de l’enfer ». La vérité ne leur convient pas et beaucoup sont au service de nos ennemis. Enfin, dans la phase actuelle de la lutte, nous aimons mieux agir secrètement et nous démasquer le moins possible.
Serguéi se leva aussi et fit quelques pas au milieu de la salle… Les murs et le sol pareils à de profonds et glauques miroirs multipliaient en les étirant son reflet et celui de Sophia. « Niveau trois, pensa-t-il. Celui que la Terre aurait atteint au cours du XXIe siècle, sans la guerre. » La guerre ? Il demanda :
— Sait-on ici ce qu’est devenu notre monde… la Terre ?
La voix synthétique émit un semblant de rire.
— La guerre de succession nous oblige à voyager beaucoup. Nous avons dû envoyer des agents du Système Goer sur la Terre… qui a connu bien des avatars : près de vingt siècles terrestres se sont écoulés depuis notre départ. Naturellement, la guerre annoncée par les porteurs d’âme n’a pas eu lieu. Ce n’était qu’une de leurs ruses habituelles pour faciliter le recrutement !
Dix questions ou cent traversèrent l’esprit de Serguéi. Mais il devait renoncer à tout apprendre. Il choisit d’interroger l’ordinateur sur les Boaras.
— Les juges de la tour et ceux du tribunal de Bemerkenstaglak sont-ils des Boaras ?
— Certainement pas. Ce sont des machines-mémoires, comme moi-même. Aucune ne dépasse le niveau 3. Elles se situeraient plutôt autour de deux virgule cinq. Par contre, la projection du laissez-passer corporel, dont nous ne connaissons pas le mécanisme, doit être d’un niveau nettement plus élevé.
— Alors, où sont passés les Boaras ?
— Bien entendu, c’est une question que nous nous posons depuis des siècles sans avoir jamais trouvé de réponse certaine. Mais personnellement, je pense que les porteurs d’âme nous ont dit à peu près la vérité sur ce point. À mon avis, les Boaras sont allés si loin, si haut dans la connaissance et dans la puissance qu’ils ont finalement trouvé Dieu. Alors, ils ont quitté notre plan de réalité pour rejoindre le Sien. Et ils nous attendent près de Lui, à la fin des temps. Pour le jugement dernier.
Serguéi éprouvait une agréable sensation de sécurité, accompagnée d’un léger vertige. La forêt du Nejernoey était si loin. Il se rappela l’époque où il se traînait sur les genoux pour laper sa soupe dans une mangeoire sale. Était-elle à jamais révolue, cette époque ? Non. Il savait qu’il devrait quitter bientôt le cocon protecteur de la base de Bemerkenstagalk. Pour lui, l’épreuve continuait, au moins jusqu’au jugement décennal. David le lui avait fait comprendre dans son dernier message. Sophia le suivrait-elle, elle qui avait droit à la solution douce ?
Il préférait ne pas y songer pour le moment. Il regarda ses ongles et les trouva normaux. Des ongles humains, taillés de près, rognés même. Peut-être ne serait-il plus jamais un demi-syge. Et soudain, il se mit à penser avec nostalgie aux chênes-de-fer et aux nids de la montagne.
Sophia interrogea encore la machine.
— Quel va être notre sort à nous ?
La réponse, toute prête, tomba aussitôt :
— Si vous le désirez, je peux décider que l’épreuve que vous avez subie est suffisante et vous détourner de la voie du jugement. Vous entrerez immédiatement en action dans le Système Goer. Vous participerez à la guerre défensive que nous menons contre nos adversaires non humains – et parfois humains. Vous serez très utiles à la cause de l’homme.
« Si vous avez le courage de continuer dans la voie du jugement, vous tenterez de nouveau votre chance en Nejernoey. Vous affronterez des épreuves au moins aussi cruelles que celles que vous avez connues. Vous serez en même temps agents secrets du Système Goer, ce qui augmentera encore les risques. Vous souffrirez, vous mourrez peut-être – alors, vous rejoindrez tout de suite les Boaras à la fin de l’éternité. Mais si vous vivez, vous serez peut-être un jour parmi les humains accomplis, transformés, qui recevront l’héritage pour toute notre race.
« C’est le destin que je vous souhaite. C’est ainsi, naturellement, que vous nous aiderez le mieux. Mais c’est un choix terrible et vous êtes libres de le refuser. J’ajoute que vous avez tout le temps de vous décider. La guerre durera peut-être encore mille ans. Nous n’en sommes pas à une heure près, ni dix, ni cent. Reposez-vous et appelez-moi quand… »
— Pourquoi attendre ? coupa Sophia. Je crois que nous avons beaucoup dormi et… eh bien, la guerre s’achèvera peut-être plus tôt qu’on ne pense. J’ai envie de partir tout de suite. Serguéi ?
Serguéi approuva d’un signe de tête et sourit. « Pourquoi attendre, pensa-t-il, puisque nous restons ensemble. »
— Si je comprends bien, dit Jôl Goer, vous choisissez la voie du jugement. Je vous remercie et je vous souhaite bonne chance. Avant de partir, désirez-vous me voir tel que j’étais il y a…
— Non, dit sèchement Sophia. Nous te verrons en chair et en os au jugement dernier !
— Rendez-vous ici dans dix ans, à notre prochain jugement, fit Serguéi.
— Qu’on nous rende nos vêtements, ordonna Sophia. La canicule du deuxième été doit être commencée, mais les gens du Nejernoey sont tellement puritains que je n’oserai jamais me montrer nue dans la ville du tribunal !