CHAPITRE PREMIER

Serge décrocha. Une voix féminine trop aiguë prononça quelques mots qu’il ne comprit pas. Après cinq secondes de silence, il crut que sa correspondante avait coupé la communication. Il déboutonna le col de sa chemise. Quelle chaleur pour un vingt-cinq avril ! Un orage montait de la mer. Ce ne serait pas le premier de l’année… Et il n’arrangerait rien, à aucun point de vue.

« Pourvu que Joël et ses copains ne soient pas en mer ! » pensa Serge.

La voix féminine appela de nouveau, sur un ton angoissé.

— Serge ? Serge ! Tu m’entends ?

Ce n’était pas Mme Hervier, la mère du jeune Frank, comme Serge l’avait espéré un instant.

— Serge ! C’est moi, Sophie !

— Je ne reconnaissais pas ta voix, dit-il.

Sophie… La disparition des enfants lui avait fait oublier sa tumultueuse amie. « Est-ce que nous devions nous voir aujourd’hui ? Ce soir, cette nuit ? » Il était incapable de s’en souvenir.

— Excuse-moi. Joël n’est pas rentré. J’attendais un coup de fil de Mme Hervier, la mère de son copain Frank.

— Quel Frank ?

— Frank Hervier, le meilleur copain de Joël.

— Je vois. Il est déjà venu ici.

— Avec Joël ?

— Bien sûr.

— Quand ? Aujourd’hui ?

— Non, il y a longtemps. Qu’est-ce qui se passe avec ton fils ?

Sophie était tellement immergée dans ses réflexions, ses rêves et ses fantasmes qu’elle entendait toujours mal ce qu’on lui disait. Son extrême introversion faisait partie de son charme. Sa voix, cependant, parut à Serge plus tendue qu’à l’ordinaire. L’angoisse de la jeune femme passa en lui et le déchira.

Il entreprit de raconter que Joël était parti en promenade au début de l’après-midi, avec ses camarades préférés, Frank et Catherine. Joël était le benjamin du trio : il avait onze ans. Frank, treize ans, était l’aîné. La fille se situait quelque part entre les deux garçons. Elle avait un frère d’une vingtaine d’années qui possédait un bateau. Une sortie en mer avait été envisagée au début de l’après-midi, mais quelqu’un avait changé d’idée et cela ne s’était pas fait. Frank, Catherine et Joël étaient partis à bicyclette vers la campagne ou vers la ville. Le pavillon des Hervier se trouvait tout près de l’océan. Il n’y avait que deux directions possibles quand on en sortait : celle de la plage et l’autre, qui pouvait conduire aussi bien à la campagne qu’à la ville. Les enfants avaient dit qu’ils allaient à la campagne. Ils avaient pu changer d’idée une deuxième fois. Ou mentir… Depuis, on était sans nouvelles d’eux.

C’était un samedi. Serge gardait Joël pour le week-end : un week-end écourté par le voyage de retour à Orléans. Il devait ramener le jeune garçon à sa mère le dimanche soir et rentrer dans la nuit.

Cette escapade n’était pas la première du redoutable trio. Serge n’était pas vraiment inquiet. Pas encore… Mais Sophie lui avait communiqué son éternelle angoisse. Comme à chacune de leurs rencontres… C’était à la fois épuisant et exaltant.

— Joël et Frank sont des garçons entreprenants, dit Serge. Mais ils sont calmes et en général assez prudents. Par contre, je me méfie un peu des idées extravagantes de leur petite amie, cette Catherine qui…

— Ton fils est méchant ! dit Sophie. Comme ton ex-épouse !

— Mais non. Pas Martine, en tout cas. Si Joël est méchant, il tient ça de moi, Sophie. Je ne suis pas quelqu’un de gentil, tu le sais.

— Personne n’est gentil !

Serge éclata de rire. Sophie se rebiffa.

— Tu te moques de moi ? Qu’est-ce que j’ai fait à ton fils pour qu’il m’en veuille tellement ?

— Mais il ne t’en veut pas.

— Il a essayé de rentrer à la villa, une fois.

— Tu es sûre ? Tu ne m’en as jamais parlé.

— Il est venu pour essayer de me faire du mal.

— Tu rêves !

— Dis que je suis folle, puisque tu le penses ! Joël est venu pour mettre le feu, pour tuer mes chats ou empoisonner mes poissons ou n’importe quoi !

— Je ne le crois pas, Sophie !

— Qui sait où tu vas les retrouver, ces gosses ? Les flics vont peut-être te les ramener menottes aux mains… Quoique, maintenant, ça n’a plus aucune importance !

— Plus aucune importance ? répéta Serge sans comprendre.

— Ça n’a plus d’importance parce qu’il va arriver quelque chose de terrible !

« Encore ! » pensa Serge avec lassitude. Sophie s’était spécialisée dans la prédiction des catastrophes en tout genre : séismes, épidémies, accidents d’avion, raz de marée, cyclones, fuites de gaz ou déraillements… Elle prétendait que sa maison – ou plutôt celle de son mari, David Vought – était une sorte d’observatoire temporel. Elle se trompait souvent, mais elle avait connu des réussites que voyantes et astrologues auraient pu lui envier.

— J’ai peur ! dit-elle en retenant son souffle. Je crois que je vais mourir !

— Tu te sens malade ? As-tu appelé le docteur Desportes ?

— Je ne me sens pas malade, idiot ! C’est quelque chose que je prévois… Tout proche, il me semble. Ici, bientôt, presque tout de suite !

Serge refusa de s’affoler. Sophie parlait souvent de la peur et de la mort. C’étaient même ses sujets de conversation préférés. Il avait le sentiment qu’elle était sincère et que son humeur oscillait sans arrêt de l’horreur au désespoir. Cela ne faisait qu’augmenter son attachement pour elle… Pourtant, il l’avait incitée plusieurs fois à quitter la villa Mizar, qui était peut-être, sinon un observatoire temporel, du moins une de ces maisons maudites, comme en décrit plus d’une légende.

Il se disait parfois qu’elle était folle ou, au contraire, qu’elle était parmi les gens qu’il fréquentait la seule personne saine d’esprit, la seule qui osait voir le monde tel qu’il était.

— Qu’est-ce que tu prévois ? demanda-t-il calmement. De quoi as-tu peur à ce point ? Est-ce quelque chose de nouveau ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Il l’entendait haleter. Sophie était de ces êtres capables de rester plusieurs minutes le combiné téléphonique à la main sans prononcer une parole ; et elle en profitait pour enfoncer dans ses paumes ses ongles longs et tranchants. Jusqu’au sang, quelquefois. Et quand le sang coulait, elle se calmait soudain.

Elle demanda, d’une voix si basse que Serge dut lui faire répéter sa question :

— Est-ce que tu as écouté les informations ?

— Quelles informations ?

— La radio, la télévision, expliqua-t-elle avec douceur, comme si elle parlait à un idiot.

D’ailleurs, il avait souvent l’impression qu’elle le prenait pour tel.

— Non, dit-il. Pas aujourd’hui. J’attendais Joël ou un coup de téléphone. Je n’ai même pas eu l’idée d’ouvrir un poste. Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle éclata.

— Mais je n’en sais rien, bon Dieu ! Comment veux-tu que je le sache ? Et puis je m’en fous ! On ne nous dit rien sur ce qui se trame. Et quand il y aura la guerre, on nous préviendra au tout dernier moment. Trop tard !

Serge était plus abasourdi qu’effrayé.

— La guerre ? C’est ce que tu crains ?

— Oui ! hurla-t-elle. Je savais depuis longtemps qu’elle allait se déclencher. Mais je ne croyais pas que ce serait si tôt. Et puis j’ai senti que ça arrivait, que beaucoup de gens allaient mourir, ici, autour de moi, partout… J’ai vu un bombardement. Enfin, je crois que c’est ça !

— C’est complètement fou ! dit Serge.

— Ah ! tu as fini par le cracher, ce mot qui te remplissait la bouche ! Mais je m’en fous ! Je ne t’en veux pas. Au point où on en est… Je comprends. Tu ne penses qu’à ton fils.

Elle se calma un peu.

— Je suis très sérieuse, Serge. Il faut que tu viennes me rejoindre ici, dans mon abri.

— Tu es dans ton abri ?

— Pas encore. Je me prépare.

Il ne croyait pas à cette prédiction, mais il était troublé. Un événement récent lui revenait à l’esprit et s’insinuait à travers son scepticisme. Quelques semaines plus tôt, Sophie avait montré une clairvoyance extraordinaire. Il s’efforça de n’y plus penser.

— Il faut que je retrouve mon fils, d’abord.

— Oui.

David Vought avait offert un abri antiatomique à sa femme environ trois mois avant l’arrivée de Serge Goer sur la côte.

— Il est en état de fonctionner depuis la fin de l’année dernière, expliqua-t-elle.

— Bien, fit-il. Je vais partir à la recherche de mon fils.

Il venait de prendre sa décision à l’instant où il prononçait ces mots. Il n’en pouvait plus d’attendre dans son studio, à marcher de long en large devant le téléphone. Et si la guerre éclatait dans les prochaines heures, plus rien n’avait de sens, à part ce qu’on pouvait faire pour sauver sa vie. Sophie avait raison… Serge entrait malgré lui dans le jeu de son amie.

Une chose, en tout cas, avait un sens : il voulait revoir Joël avant de mourir. Avant de mourir ? Mais il ne voulait pas que son fils meure, bon Dieu ! Cette femme était folle. Et il se laissait toujours prendre à ses absurdes prophéties. Non, il ne pouvait pas accepter qu’elle lui annonce ainsi la mort prochaine de Joël. Cent millions de victimes en Europe, mais pas Joël. La population entière de l’Amérique et de la Russie, il s’en moquait, mais pas Joël !

En attendant, il lui fallait se débarrasser de Sophie. Et il ne voyait pas d’autre solution que de paraître l’approuver.

— La guerre, fit-il, c’est possible. Oui, hélas, c’est bien possible. Alors, il faut que je retrouve mon fils tout de suite. Je pars.

Il luttait pour ne pas se laisser entraîner dans le cycle infernal de la crédulité et de la terreur. Sophie savait rendre toutes ses émotions extrêmement contagieuses.

— Fais vite, dit-elle. Je t’attends avec Joël… et les deux autres, si tu veux. L’abri est prévu pour cinq à six personnes. David est au diable et j’ai bien peu d’amis qui valent la peine d’être sauvés. J’aimerais que ces gosses en profitent.

— Comment l’expliquer aux parents ?

— C’est ton affaire.

— Dès que j’aurai retrouvé Joël, je te rejoindrai. On examinera la situation.

— S’il n’est pas trop tard !

— Tu sais que j’ai un téléphone dans ma voiture ? Tu pourras m’appeler quand tu voudras. Et je te donnerai des nouvelles aussitôt qu’il y en aura.

— Va-t’en ! cria-t-elle. Cours, rattrape ton gosse et ramène-le ici en vitesse !

Serge s’aperçut que ses mains tremblaient. Il tenait l’appareil sans se décider à raccrocher. Sophie coupa la communication. Il resta une minute ou deux immobile, planté devant la fenêtre, les yeux fixés sur l’horizon de la mer, au-dessus des toits. Sans doute la bombe n’exploserait-elle pas de ce côté. Il n’avait pas le bon balcon pour voir arriver la mort !

La sueur coulait sur ses mains, mouillait son cou, ses aisselles, tachait sa chemise claire. Il courut au lavabo, s’épongea avec un gant de toilette et se lava rapidement. Il se mit à frissonner. Non de froid, mais à cause d’une pensée terrifiante : si Joël était mort ?

Non, non. Joël vivrait. Il connaîtrait même un grand destin. C’était une certitude.

Serge revint à la fenêtre et observa la nuit. Il était 9 h 45. Une nuit de pleine lune, mais elle n’était pas encore tout à fait levée. De gros nuages gris-bleu, venus de l’océan, couvraient les trois quarts du ciel. Le faisceau d’un phare marin se posait régulièrement sur les toits. Jamais cette lumière ne lui avait paru aussi menaçante.

Il revint au milieu du studio et son regard rencontra le poste de télévision portatif qu’il n’ouvrait presque jamais. Il l’alluma, le temps de s’assurer que les trois programmes se déroulaient de façon tout à fait normale. Il y aurait sans doute un flash d’information à la radio, à dix heures. « Je le prendrai dans la voiture. »

Il n’était pas très sûr que ce soit une bonne idée de partir à la recherche de Joël, Frank et Catherine au hasard dans les rues ou n’importe où. Pourtant, il avait hâte de se lancer dans cette quête folle.

Il ferma le studio et descendit les trois étages calmement, en réfrénant son impatience. Dehors, il frissonna. Un vent humide et glacé soufflait de l’Atlantique. Il n’avait même pas pensé à enfiler un pull ou une veste. Il hésita à remonter. Il avait les clés de sa voiture, une pochette avec ses papiers et un peu d’argent. Paré pour la guerre atomique ! Il se força à rire, puis courut pour se réchauffer.