CHAPITRE XVI

Serguéi eut vite fait le tour du chalet : deux pièces minuscules et sommairement meublées. Plus un coin toilette non encore aménagé… Un demi-chalet, en fait. Un officier oonanti occupait sans doute l’autre moitié. Des grappes d’ampoules électriques jetaient sur les boiseries et les tapis de fourrure une lumière crue, intense, qui faisait paraître plus épaisse l’obscurité extérieure. Nuit sans lune… Le cœur de Serguéi se mit à battre plus fort. « Une nuit pour les syges ! » Voilà qui doublait ou triplait ses chances d’évasion.

Emmener Sophia dans la montagne aux chênes-de-fer ? Il n’était pas sûr d’avoir un autre choix.

— C’est correct, dit gravement la jeune femme.

Serguéi éclata de rire. Elle reprit avec une moue d’appréciation :

— Les meubles sont un peu rustiques. Mais il y a un réfrigérateur, tu as vu ?

— J’ai vu. L’état-major ne se refuse rien !

Elle rit à son tour.

— Une chaumière pour deux cœurs en instance de jugement.

— Petite île tout confort… Pour le jugement, nous avons le temps : dix ans.

— Nous sommes vivants. C’est presque un miracle, non ?

— Nous n’avons qu’un sursis.

— Je n’ai pas très bien compris pourquoi David s’est fait tuer.

Ils s’étendirent sur le plus large des deux lits qui occupaient les coins de la chambre et se serrèrent l’un contre l’autre.

— Je crois que David appartenait vraiment à ce que le Seigneur a appelé le Système Goer, dit Serguéi. Je crois qu’il accomplissait une mission.

— Ça n’explique pas tout.

— Il était vieux, blessé, malade, usé. Il voulait en finir pour aller au jugement dernier. Il a voulu mourir devant nous d’une façon spectaculaire et exemplaire, pour nous convaincre de rejoindre son camp.

— Quel camp ?

— C’est à voir. Il espérait peut-être que le Seigneur Ugi le laisserait parler un peu plus longtemps. Et puis il est télépathe. En mourant, il a essayé de communiquer avec moi. Il m’a transmis un message… ou quelque chose qui voulait être un message. Tout était mêlé, ou du moins c’est arrivé dans ma tête complètement mêlé : le Système Goer et une information qui… Je ne sais pas. Je réussirai peut-être à la retrouver. On dirait qu’elle est tombée tout au fond de ma mémoire. Elle est maintenant comme un souvenir très ancien et très vague. Mais je sais qu’elle concerne un moyen de…

Serguéi baissa la voix. Sophia attira son visage contre sa joue.

— Parle-moi à l’oreille.

— Tu crois qu’ils nous écoutent ?

— C’est possible. Ils ont toutes sortes de dispositifs électroniques. Ça doit être du matériel d’origine non humaine.

— Dans ce cas, il vaut mieux se taire.

— Ou parler d’autre chose.

— En nejerien, en anglais, en français ?

— S’ils nous écoutent, mieux vaut parler nejerien pour ne pas trop susciter leur méfiance. Je suppose que tu as des questions à me poser ?

— Mille… Enfin une ! Je me souviens de tes derniers mots, sur la Terre, dans ta maison : « Je ne pars pas. Je ne peux pas quitter la Terre. Adieu ! » Qu’est-ce qui s’est passé après ?

— Tu as disparu. Les deux porteurs d’âme, Yanka et Omahi, étaient toujours là, ricanant bêtement. Ils avaient l’air tout à fait idiots !

— Pourquoi les porteurs d’âme sont-ils idiots ? demanda Serguéi comme s’il se posait la question à lui-même une fois de plus, sans espoir de réponse.

Mais il avait maintenant un espoir de réponse au cœur et dans la tête. Sophia continua :

— Ils étaient insupportablement idiots. Alors, je me suis sentie très seule. Je n’ai pas pensé que je ne pourrais pas vivre sans toi. Je croyais bien que je pourrais vivre sans toi. J’avais choisi la Terre… Non, j’ai pensé que tu allais connaître des aventures fantastiques, merveilleuses, terribles. Et moi, si je survivais à la guerre atomique, ce serait dans des conditions misérables, et je m’ennuierais à mourir. J’ai compris qu’à chaque minute de mon existence, je me demanderais où tu étais et ce que tu faisais… Ces réflexions n’ont pas dû me prendre plus de cinq secondes. Les deux idiots étaient encore là, comme s’ils attendaient que je change d’avis. Je leur ai fait plaisir. J’ai dit : « Oui, ça va. J’ai changé d’avis. Emmenez-moi aussi sur la planète du jugement ! »

« Je me suis endormie. Je me suis réveillée presque aussitôt – du moins c’est ce qu’il m’a semblé – sur la plate-forme d’arrivée. Là, j’ai attendu longtemps, car je ne me décidais pas à me lancer sur une passerelle. Enfin, je suis allée à la tour du jugement. Un juge – bienveillant – m’a dit que j’étais un spécimen d’humanité tout à fait médiocre, mais qu’il m’aimait bien quand même. « Vos histoires sexuelles ne m’intéressent pas… » Il m’a proposé ce qu’il appelait une solution douce. Je lui ai répondu que la meilleure solution pour moi, c’était de te rejoindre. Il s’est renseigné et il m’a répondu que tu n’étais pas encore passé en jugement. Je devais donc attendre. J’ai dormi encore dans une chambre minuscule au-dessous de la tour.

« La voix du juge m’a réveillée. Il était très triste, ce bon juge. Il s’était mis en rapport avec le tien qui t’avait trouvé corrompu, égoïste et pervers comme d’ailleurs la plupart des humains. L’ennui c’est qu’il avait choisi une solution très dure pour toi. Tu étais déjà en route pour le Nejernoey avec un convoi d’esclaves… Je me suis fâchée. J’ai crié si fort que j’ai cru l’avoir chassé. Je l’ai traité d’imposteur, de négrier, de nazi, de faux dieu… Et il m’écoutait. Il m’a répondu que je pouvais te rejoindre si je le souhaitais. Mais alors, je devrais renoncer à la solution douce. Il faudrait que je sois esclave aussi. Et pour longtemps… Peut-être jusqu’à mon jugement décennal, à moins que je me débrouille pour être affranchie avant. Ou que mon maître me torture à mort pour s’amuser !

« Tu sais le reste, à quelques détails près… dont tu me feras grâce ! »

Tout en écoutant sa compagne, Serguéi essayait de mettre de l’ordre dans le magma d’idées et d’informations que David Rolguer lui avait transmis avant de mourir. Une certitude surnageait : David, vrai prophète ou habile charlatan, était bien un agent du Système Goer. Et il avait recruté Serguéi pour prendre sa suite… D’autre part, les porteurs d’âme étaient vraiment idiots. Les Boaras avaient voulu qu’ils soient ainsi pour qu’ils ne puissent capter l’héritage.

Quel héritage ? Celui des Boaras, bien sûr ! Car cette prodigieuse affaire, qui mettait en jeu l’avenir de l’humanité et de bien d’autres races, était une histoire d’héritage.

— Je te fais grâce des détails, dit Serguéi. Mais j’ai une autre question à te poser. Est-ce que tu as toujours ce don de prémonition ou de précognition que tu attribuais, au moins en partie je crois, à ta maison ?

— Je ne sais pas si je l’avais en moi ou si la maison me l’a légué. Il est toujours là. Il m’a sauvé la vie au moins une fois depuis que je suis sur Shiraboam. Il m’a aidée trois ou quatre fois. Et d’ailleurs, si j’ai pu te rejoindre ici, c’est grâce à lui. Et maintenant…

— Et maintenant ?

Sophia gémit et porta la main à sa cuisse, sous sa jupe que Serguéi avait relevée. Leurs doigts se rencontrèrent.

— Oh ! pardon. Tu saignes…, fit-il.

— Pourquoi tes ongles sont-ils devenus coupants comme du verre ?

— Tais-toi ! dit-il.

Puis en français, très bas, il expliqua :

— Je suis en train de changer. Je commence à prendre certains caractères des syges.

— Oh ! fit-elle.

— Un syge est mort dans ma tête.

Une transformation profonde était en cours dans son système nerveux, son sang, son cerveau, ses muscles. Il sentit le cou soyeux et tendre de Sophia sous ses lèvres. Un désir fou monta en lui, mais il réussit à le dominer. Il caressa doucement l’épaule, la hanche et le ventre de la jeune femme, avec la paume de sa main, en évitant de l’effleurer avec ses ongles. Mais il la sentit frémir. La peau de ses bras et de ses cuisses se hérissait. Elle avait peur de lui. « Normal, pensa-t-il. Mais elle s’habituera. Et moi aussi… J’apprendrai à rentrer mes griffes quand il faut ! »

— Maintenant…, dit Sophia en répondant avec un certain retard à la question de Serguéi ; maintenant, j’ai peur. Je sens que nous sommes menacés. Maintenant, tout de suite.

— Menacés par les…

Il forma sur ses lèvres le mot « Oonantis », mais ne le prononça pas tout à fait. Sophia hocha la tête : elle avait deviné.

— Si j’ai bien interprété le message de David, il y a un enjeu énorme. Et des êtres, des humains et des non-humains, qui se livrent dans l’ombre une guerre terrifiante. Alors, oui, nous sommes menacés. Il faut fuir.

— Mais nous ne pouvons pas… Tu n’es pas guéri !

— Je ne sais pas, dit-il. Je me sens bien. Mon corps a acquis de nouvelles aptitudes. De toute façon, je n’ai pas le choix.

— Où aller ? demanda Sophia doucement.

— Si j’avais été seul, j’aurais quitté l’île. J’aurais taché de gagner la montagne des syges…

— Tu serais parti chez les syges ?

— Oui.

— Tu… Oh ! Serguéi, je crois que je connais un endroit où nous pourrions nous cacher, ici, dans Pîle, en attendant.

Serguéi se décida sans perdre un instant.

— Oui, nous y allons.

Il sauta du lit et aida Sophia à se lever. La jeune femme mit de l’ordre dans ses vêtements. Puis elle regarda Serguéi en se forçant à sourire. Il vit que ses mains tremblaient. Il voulut les prendre dans les siennes. Ses ongles brillèrent dans la lumière. Instinctivement, il les cacha derrière son dos. Il chercha son sac. Il ne l’avait plus. Impossible de se souvenir s’il l’avait laissé de l’autre côté du lac, oublié dans le bateau ou ailleurs. Oh, ça n’avait aucune importance. Ah, le détecteur de métal était toujours au fond de sa poche. Il eut envie de le jeter. Mais il y tenait. Il le garda.

D’un grognement, il donna le signal du départ. Puis il se retourna et prit le bras de Sophia.

— La nuit est très sombre. C’est une chance pour nous. Tu vas me suivre.

— Mais tu ne connais pas l’île. Tu ne sais pas où il faut aller !

— C’est vrai, admit-il.

— Je vais me repérer aux lumières.

Soudain, la jeune femme poussa un léger cri de frayeur. Elle mit aussitôt la main devant sa bouche et recula vers l’intérieur du chalet. Elle ferma les yeux et respira avec effort.

— Sophia ! Qu’est-ce que tu as ?

— J’ai peur ! souffla-t-elle. Je sens qu’ils sont là. Ils viennent nous chercher pour nous interroger… peut-être pour nous tuer. Oh ! Serguéi, nous sommes perdus !

— Non, dit-il. Attends là. Ou plutôt rentre. Je vais voir.

— Non, ne sors pas.

— Il le faut. Sais-tu combien ils sont ?

— Je ne sais pas. Plusieurs. Pas beaucoup…

— Attends-moi ici calmement, dit-il sur un ton si ferme que la jeune femme obéit sans plus discuter.

Elle s’adossa au mur puis recula encore et se laissa tomber sur le lit défait.

Serguéi sortit et se glissa dans la nuit avec une vivacité dont il se serait cru incapable. Mais il n’était plus lui-même et il le savait. Il vit les trois hommes qui arrivaient dans une voiture électrique silencieuse. La voiture s’arrêta en bout de piste, à cinquante mètres du chalet. Les hommes descendirent. Trois… trois seulement. En voyant la voiture, il avait eu peur de se trouver en face de quatre hommes armés. Contre trois, il avait sa chance, à condition d’oublier tout ce qui restait d’humain dans sa tête, dans son cœur et dans son corps.

Il eut le temps de se cacher derrière l’une des nombreuses touffes d’arbustes qui parsemaient le terrain sur lequel était construite cette cité de chalets. C’était un mélange de troènes, de viornes, de noirpruns et d’essences propres à ce monde et à ce pays. Alors, en silence, il enleva les vêtements qui le gênaient. Il garda seulement le court caleçon de peau que portaient les sous-officiers de l’armée Ugi. Il ôta aussi ses chaussures. Il était à peine conscient de ses gestes. Mais il eut l’impression que la plante de ses pieds durcissait pour s’adapter au terrain caillouteux, hérissé de chardons.

Il vit les trois hommes se diriger vers le chalet. Deux d’entre eux avaient une lampe. Ils s’en servirent brièvement. Il y eut deux éclairs pâles et, de nouveau, l’obscurité très dense. Les visiteurs avaient bien l’intention de surprendre ceux qu’ils cherchaient. Ils s’arrêtèrent à mi-chemin pour se concerter. À voix basse… Serguéi se prépara à bondir derrière eux, mais la situation ne lui semblait pas encore tout à fait satisfaisante.

Il n’entendait pas les paroles chuchotées par les trois hommes. Tout à coup, il perçut leurs émissions mentales. Encore un don hérité du syge mort dans sa tête ? Il l’accepta de tout cœur. En tant qu’humain, il ne se serait pas risqué à affronter trois tueurs bien entraînés : un sous-officier oonanti et deux anges gardiens. Il lui fallait devenir un tueur plus redoutable que les trois réunis, c’est-à-dire un chasseur syge aux réflexes accélérés et aux griffes tranchantes.

Quelque chose se déclencha en lui, à un niveau très profond. Les larmes vinrent brusquement à ses yeux, puis coulèrent sur ses joues. Un frisson brûlant courut le long de ses nerfs. Il pensa : « C’est fait ! » Il éprouva dans tout le corps une forte sensation de chaleur. La sueur mouillait maintenant ses bras et ses épaules. Il se sentit prêt à l’attaque.

Il écouta ses adversaires. Pour une raison inconnue, la tactique qu’ils avaient choisie d’abord ne semblait plus convenir. Ils pouvaient apercevoir Sophia seule dans le chalet, par la grande fenêtre vitrée de la chambre. Ils se demandaient où était passé Serguéi.

« Il faut que je les sépare », se dit-il. D’instinct, il envoya une impulsion mentale qui fut accueillie docilement par le sergent oonanti. « Fais le tour du chalet (…) » Serguéi ne perçut pas le nom de l’homme, qui obéit aussitôt. Le cœur de Serguéi battit plus fort. C’était un cœur sauvage, cruel et pur, moins qu’à demi humain.

L’Oonanti et le deuxième ange gardien reculèrent à l’abri d’une touffe voisine, où brillaient les fruits rouges d’une sorte de cormier aux oiseaux. La petite lune se montra au-dessus de la montagne des syges. Serguéi fit la grimace. Il avait l’impression d’y voir comme en plein jour ; mais ce n’était peut-être pas le cas des hommes ordinaires. Il courut sur la pointe des pieds, très vite. À partir de cet instant, sa vision nocturne et sa vitesse faisaient de lui un fauve en action. Il parcourut une soixantaine de mètres ainsi, dans le plus grand silence, pour prendre à revers ses ennemis, toujours inconscients de la menace.

Au moment où il arrivait derrière le bouquet d’arbustes, à moins de cinq mètres du sergent oonanti, il écrasa une branche sèche. Le sous-officier crut que l’ange gardien expédié en reconnaissance était de retour. Il l’appela : « C’est toi, Morgan ? Nous sommes ici ! » Il avait peur. Le nom de Goer… Goer de la Terre menait dans sa tête une ronde lancinante. Serguéi émit un signal apaisant et se jeta en avant, guidé par une force étrangère, irrésistible et terrifiante.

Les deux hommes ne devaient pas avoir le temps de saisir leurs armes. Pas le temps de crier. Il réfréna son désir d’attaquer par-devant pour leur arracher les yeux. Il lui fallait attaquer au moins le premier par-derrière. Il fit un bond énorme et retomba sur les épaules du sergent oonanti. Il lui rompit la nuque des deux mains jointes. Il n’avait jamais appris les gestes qui tuent. Il les trouvait dans une mémoire atavique greffée sur la sienne.

Le sergent était mort avant de toucher le sol. L’ange gardien se retourna. Serguéi prit appui sur la terre d’un seul pied avant de bondir une deuxième fois, les mains tendues, les ongles pointés. Égorgé, l’homme lâcha un son rauque, étouffé, avant de mourir. Ce n’était ni un appel, ni un cri d’alarme. Juste un bruit qui se perdit dans la nuit. Mais il s’en était fallu d’une demi-seconde que l’alerte ne soit donnée.

Serguéi regarda ses mains poissées de sang. Il faillit se lécher les doigts. Un sourire lui vint, un sourire humain. Il n’était pas un syge. Il n’aimait pas le sang. Pas encore… Il dépouilla les cadavres d’un kong et d’un couteau. Ces armes lui plaisaient. Les autres lui paraissaient trop encombrantes et il ne savait pas s’en servir. Il avança à la rencontre du second ange gardien dont il avait senti mentalement l’approche. Il prit le couteau par la pointe et le balança légèrement au bout de son bras droit. Mais il aurait pu tout aussi bien le lancer de la main gauche. Le dernier ennemi apparut dans le clair de lune. Serguéi le laissa entrer dans une zone d’ombre et reprit sa progression silencieuse. À cinq mètres environ, il s’arrêta et lança le couteau.

Il plongea aussitôt pour accompagner l’homme dans sa chute et l’acheva à coup de griffes. La pensée du jugement lui vint. Il se releva en posant ses mains ensanglantées sur ses yeux.