CHAPITRE XII

Le camion à vapeur cahotait au milieu d’une colonne d’environ douze véhicules semblables et, si possible, encore plus vétustes. Après une longue demi-journée, la colonne atteignit une piste plus importante, que de nombreux serfs étaient occupés à élargir sous la surveillance des anges gardiens armés de fouets et de kongs. Le Seigneur Ugi avait vraiment entrepris la conquête de la forêt des Mille Collines.

Cette forêt devenait de plus en plus haute, majestueuse et sombre. Les hêtrenoirs cédaient la place à des sortes de séquoias qui s’élevaient en moyenne à cent cinquante ou deux cents mètres. On voyait aussi une nouvelle espèce de chênes, gigantesques, avec des ramures denses et de minuscules feuilles gris taupe, et aussi sombres que les résineux. On les désignait sous le nom de chênes-de-fer ou chênes-à-syges. Leurs branches massives et très ramifiées se dressaient à quatre-vingts ou cent mètres au-dessus des troncs trapus, gros comme des tours : plus de trente mètres de diamètre à la base. Les grosses branches mesuraient dix ou quinze mètres de diamètre. Elles étendaient par-dessus la piste leurs torsades musculeuses, à écorce métallique, puis se divisaient en une multitude de serpents noirâtres qui allaient se perdre dans les hauteurs obscures.

— Un seul de ces chênes peut abriter une tribu entière de syges-des-arbres ! dit Aaloao, l’Oonanti qui partageait avec Serge un coin de plate-forme transformé en mare.

C’était un magnifique humanoïde à la peau orangée et aux cheveux rouges, traits caractéristiques de sa race. On rencontrait peu d’Oonantis en Nejernoey, où Terriens et Ikariens représentaient la presque totalité du peuplement humain. Serge en avait vu un ou deux à Jeberberen, de loin ; il se souvenait surtout de la belle jeune femme qui avait arraché ses sandales de jugement en arrivant à Huparlac. Elle s’était ensuite déchiré les pieds sur les éclats de bois et les chicots de buissons noirs en entrant dans la forêt. Et après… Il chassa de son esprit l’horrible vision.

Selon ce qu’il avait entendu dire, les Oonantis vivaient en paix sur une planète sous-peuplée : un monde idyllique. Bien peu s’étaient laissés convaincre par les porteurs d’âme de venir sur Shiraboam pour y être jugés et y subir leur peine. L’ennui – fléau de cette race trop heureuse – avait cependant poussé quelques insatisfaits à tenter l’aventure. Et Aaloao était de ceux-là… En attendant son premier jugement décennal, il servait dans l’armée du Seigneur Ugi. Il prétendait être spécialisé dans la lutte contre les syges-des-arbres. Il vouait une haine particulière à cette espèce : les plus cruels et les plus dangereux des syges, d’après lui. Serge avait raconté l’attaque du campement, au cours de laquelle il avait donné l’alarme de justesse.

— Une attaque sur sol mouillé, après une tempête ? s’était exclamé l’Oonanti en grinçant des dents. Il n’y a pas à s’y tromper : c’étaient des syges-des-arbres. Il faut les tuer, tous, tous, tous !

Et maintenant, Terriens et Ikariens écoutaient distraitement le récit de ses exploits, en levant les yeux de temps en temps pour observer la forêt par les trous de la bâche. Comment imaginer qu’un humain, fût-il un Oonanti-de-la-planète-heureuse, pouvait se hisser jusqu’au faîte des immenses chênes-de-fer ? Pourtant Aaloao affirmait s’être battu là-haut, en compagnie des plus agiles de ses frères. En général, ni les Terriens ni les Ikariens n’étaient capables de poursuivre les syges-des-arbres dans leur territoire, situé entre quarante et cent vingt mètres au-dessus du sol. Mais le Seigneur Ugi avait décidé de renforcer les sections destinées à lutter contre les syges-des-arbres. Il disposait seulement de quelques dizaines d’Oonantis, d’où la nécessité de recruter des Terriens et des Ikariens. Lui-même, Aaloao, allait être nommé instructeur. Déjà, il offrait ses services à tous les volontaires qui se sentaient le pied assez sûr et l’âme assez forte pour entrer dans ce corps d’élite.

Nul ne manifesta le moindre enthousiasme.

Serge n’avait aucun ami parmi ses nouveaux compagnons de misère. Marino le Mordant, David le Prophète, Will le manchot avaient croisé brièvement son chemin, son destin. Il ne les reverrait sans doute jamais. Son cœur se serrait à cette pensée… La beauté des Oonantis le fascinait. Un moment, il avait espéré se lier avec Aaloao ; mais celui-ci était bien trop vaniteux et belliqueux. Il renonça à ce projet enfantin.

— Les Mordants et les Ardents sont des idiots, racontait le joli garçon à la peau orangée. Les Mordants ne mordent rien du tout et ce sont eux qui sont mordus. Les Ardents ne sont que des chiens léchants. Tout ce qu’ils peuvent espérer, c’est devenir anges gardiens dans un domaine ou sous-officiers dans les troupes auxiliaires de notre Seigneur Ugi. Le zèle n’est pas grand-chose. Ce qu’il faut, c’est de l’efficacité. J’ai tué ou fait tuer des centaines de syges-des-arbres, auprès desquels les syges-des-nids et les syges-des-cavernes ne sont que d’inoffensives bestioles. Un jour, je serai chef de bataillon des troupes de choc de l’armée active et je dirigerai l’extermination des vampires !

Serge se boucha les oreilles pour ne plus l’entendre.

En plein jour, les rayons du soleil d’été pénétraient à peine sous le couvert ; les véhicules roulaient tous phares allumés. La piste était détrempée, semée de fondrières. Seule compensation : l’eau et le bois pour les chaudières ne manquaient jamais. La plupart des soldats prétendaient que la pluie apportait une protection sûre contre les syges. Mais Aaloao ricanait.

— Pas contre les syges-des-arbres ! De ceux-là, tant qu’il en existera un seul en Nejernoey, il n’y aura aucune protection sûre pour les hommes ! Même le jour… Il faut les tuer jusqu’au dernier. Voilà la seule protection sûre !

Serge commença à trouver cet acharnement suspect. Le personnage lui-même ne semblait pas à sa place. Propagandiste infatigable ou habile chasseur de syges, ou quoi qu’il fût d’autre, il n’était pas à sa place dans ce camion misérable, parmi ces piètres soldats et ces volontaires transis et fourbus. Était-il en réalité un prêtre de Thorbar, un juge itinérant déguisé, un tentateur, un envoyé des Boaras ?

La pluie cessa enfin. La piste s’élargit et devint boueuse. Les arbres semblaient s’écarter à regret pour laisser passer la lumière du jour. De pauvres rayons filtraient entre les nuages, la fumée des incendies et les cimes des séquoias.

— Enfin, ça brûle ! s’écria un soldat. Voilà ce qu’il faut faire, brûler cette satanée forêt, au lieu de courir après les syges en haut des arbres !

— Imbécile ! fit l’Oonanti avec une intonation de mépris farouche. Ces chênes que nous avons laissés derrière nous, est-ce que tu t’es demandé pourquoi on les appelle chênes-de-fer ? Ils couvrent un quart du Nejernoey profond ! Et ceux-là, les séquoias, ne brûlent guère mieux. Notre Seigneur Ugi n’est pas plus bête que toi, camarade. Si on pouvait brûler toute la forêt pour détruire les syges, il l’aurait fait depuis longtemps !

Une douce tiédeur pénétra dans le camion. Les vêtements des hommes se mirent à fumer. Serge somnola un moment. Il rêva qu’il se nommait Serguéi. En s’éveillant, il décida de prendre ce nom à consonance russe. Tant pis pour le passeport !

Plus tard, la colonne s’arrêta et les véhicules se rangèrent en cercle pour passer la nuit au milieu d’une clairière rocheuse. Serge – Serguéi – prit son tour de veille au début de la nuit. Il était plus las que s’il avait marché tout le jour. Il oublia même de guetter. Il imaginait les dents pointues des syges en train de se planter dans son cou. Les vampires suçaient son sang et il n’éprouvait aucune peur ni aucune répugnance. Plutôt une langueur voluptueuse. Il allait mourir et c’était bon… Le lendemain, il s’interrogea. N’avait-il pas eu un contact mental avec des syges qui se tenaient à proximité du camp mais n’osaient pas l’attaquer ?

Les syges, donc, n’attaquèrent pas. Le tour de veille s’acheva. Comme Serguéi s’enroulait dans sa couverture pour essayer de dormir, l’Oonanti le rejoignit.

— Je voudrais que tu viennes avec moi, Goer.

— Avec toi ? Où veux-tu aller ?

Serguéi avait-l’esprit embrumé par le sommeil. La nausée lui souleva l’estomac. Pourtant, Aaloao était propre et sentait bon, contrairement à la plupart des soldats d’origine terrienne ou ikarienne.

— Écoute-moi, dit-il. Je te demande de t’engager dans les chasseurs de syges-des-arbres. Tu es un bon guetteur. Tu nous rendrais des services. Et tu t’appelles Goer… Goer de la Terre.

— Je n’aime pas ce nom. Je crois que je vais en changer.

— Tu es fou. C’est un beau nom, un grand nom. Goer le Fondateur avait seulement un grave défaut, à cause duquel il a en partie échoué.

— En partie échoué, répéta Serguéi, la bouche pâteuse.

— Il aimait trop les syges. Le Nejernoey est le continent le plus arriéré de Shiraboam aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que Goer de la Terre rêvait d’une alliance avec les syges. Tu m’entends ? Une alliance entre les syges et les humains ! Tu ne trouves pas ça dégoûtant ? Il était fou !

— Fou, Goer de la Terre ?

— Ah oui, c’est dur à accepter. Mais sur ce point-là, Terrien, il l’était. Seuls, de tout temps, nous avons senti la monstruosité des syges. À leur arrivée sur Shiraboam, les premiers Terriens et les premiers Ikariens croyaient pouvoir s’entendre avec ces sales bêtes. Les premiers Oonantis ne sont pas tombés dans ce piège !

Serguéi-Serge, plus qu’à moitié endormi entendait de très loin cette diatribe. Il demanda en se retenant de bâiller :

— Mais en quoi tout ça me concerne-t-il ?

Aaloao reprit sur un ton véhément :

— Aujourd’hui, tout est possible parce qu’un chef oonanti dirige une guerre d’extermination contre les syges.

— Un chef oonanti ?

— Notre Seigneur Aabo Kao Ugi ! Avec lui, nous anéantirons la race des vampires. Comme on l’a fait pour les hipars au temps de Goer !

— Les syges ?

— Oui, imbécile ! Tu dois t’engager tout de suite dans mon commando. Les syges-des-arbres sont les plus difficiles à détruire. Et un Goer de la Terre parmi les troupes de choc de notre Seigneur, ça aura un effet symbolique. De ton côté, tu effaceras les fautes de ton grand ancêtre !

Serguéi-Serge dormait enfin. Dans son sommeil, il comprit qu’il avait commis une erreur : ce n’était pas son prénom mais son nom qui le gênait. Goer était trop lourd à porter. Il choisit un nom de consonance voisine et qui était celui d’un écrivain célèbre sur la Terre : Gorki s’accordait bien avec le prénom slave. Il décida de devenir Serguéi Gorki.