CHAPITRE II

Serge s’engouffra dans sa vieille Citroën et mit le chauffage. Une vieille Citroën à la peinture délavée, marquée de nombreuses éraflures, mais avec le téléphone. Il trouvait que ça avait beaucoup de gueule. Et Joël était fou de cette voiture.

Il regarda le ciel avant de démarrer. Plus d’orage en vue. On aurait plutôt dit qu’il allait neiger. Mais la neige ne tombait presque jamais dans ce pays ; et surtout pas au mois d’avril.

Sa chemise trempée lui collait toujours sur le dos. Il mit le moteur en route et s’engagea dans le trafic. Une bande de motards profitait du samedi soir pour faire du rodéo sur le front de mer. Les enfants avaient peut-être été intéressés par ce cirque, et peut-être avaient-ils voulu suivre le spectacle jusqu’à la fin. Non, cela ne ressemblait pas à Joël. Et puis, dans ce cas, le frère de Catherine et les parents de Frank les auraient retrouvés depuis longtemps.

« Essayons de réfléchir. Si les parents de Frank et le frère de Catherine qui connaissent bien la ville ne les ont pas vus, ça signifie peut-être que Joël, pour une fois, a été le meneur de jeu et a entraîné ses camarades dans un endroit connu de lui seul. » Il avait le goût des endroits secrets et des villes imaginaires, comme Bemer… Impossible de retrouver ce nom !

Serge pensa au centre de recherches Wurmser. Son fils l’avait suivi deux ou trois fois sur son lieu de travail – qu’il osait à peine nommer ainsi, tant il avait peu l’impression de travailler depuis qu’il était arrivé dans cette espèce d’ashram. Joël avait paru très intéressé par les ordinateurs et il aurait aimé fureter dans toutes sortes d’endroits interdits. Est-ce qu’il n’aurait pas tenté une expédition là-bas, avec ses copains ? Les enfants auraient pu essayer de pénétrer dans les bâtiments au cours de l’après-midi et se laisser enfermer le soir. On ne prenait pas de mesures de sécurité bien redoutables dans la journée. Mais le samedi, tout était bouclé et bien bouclé.

Les gosses se révélaient sans cesse capables d’exploits qui stupéfiaient les adultes. Surtout, quand les ordinateurs étaient en cause… Serge décida donc d’aller faire un tour chez Wurmser.

Mais, d’abord, il se mit à rouler au hasard. Il parcourut le front de mer deux fois de suite, fit un tour complet de la ville. Dix heures… Il prit la radio en espérant tomber sur un flash d’information. Il accrocha un bulletin sur Europe 1, très bref, très banal et, du même coup, très rassurant. Politique intérieure, un fait divers en cours à Paris, une nouvelle sportive, le Moyen-Orient, un cyclone dans l’océan Indien… La situation militaire dans les deux ou trois points chauds du monde semblait inchangée. Serge n’avait aucune envie de musique et il ferma aussitôt le poste.

Pas de guerre en vue.

Il avait besoin de faire le vide dans son esprit pour réfléchir au cas de Sophie. Il vivait depuis quatre mois dans cette ville très agréable, près de cette côte qu’il aimait. Mais la première femme qu’il avait connue ici était mariée, riche et un peu folle. De plus, elle ne s’entendait pas avec son fils. En somme, une aventure impossible.

En roulant vers le centre Wurmser, qui se trouvait à une dizaine de kilomètres vers le nord, il repensa à cette curieuse histoire qui avait fini de troubler ses certitudes et de déranger son scepticisme naturel… David Vought, le mari de Sophie, était un avocat international, spécialisé en droit maritime et aérien. Il voyageait beaucoup et ne venait à la villa Mizar que deux ou trois fois par an. Ses rapports avec sa femme étaient assez distants. Il téléphonait de temps en temps et écrivait parfois de longues lettres. Ils ne se décidaient pas à divorcer. Une affection sincère existait entre eux.

Un jour, au début de l’année, Sophie avait dit à Serge :

« — Je suis très inquiète. J’ai peur que David soit retenu en Union Soviétique ! »

Il lui demanda comment c’était possible. « Mais je n’en sais rien. À une époque assez éloignée, il s’est occupé d’une filière d’évasion de juifs et il est sur une liste noire du KGB… » Serge essaya de la rassurer. D’après ce qu’il savait, David Vought circulait entre l’Europe de l’Ouest, l’Amérique et le Japon. Il avait donc peu de chances de se retrouver contre son gré en Union Soviétique.

« — Je crains un détournement d’avion, dit Sophie. Dans ce cas, les Russes vérifieront sûrement la liste des passagers. S’ils découvrent David, ils s’empareront de lui ! »

Serge répondit que ça ne lui paraissait pas évident, que l’équipage s’opposerait à un enlèvement de ce genre, que les autorités soviétiques n’oseraient pas violer ouvertement le droit international, surtout en s’attaquant à un spécialiste de ces questions… De toute façon, il ne prenait pas très au sérieux les intuitions et les angoisses de Sophie, qu’il connaissait depuis peu de temps. Il discutait du risque d’un point de vue théorique.

Un peu plus tard, il se surprit à chercher dans les journaux toutes les informations concernant les détournements d’avions. Une semaine après, Sophie lui montra une lettre de David, racontant un incident qu’il avait vécu. Il se trouvait dans un Boeing qui avait décollé de Tokyo et volait vers le pôle. Au-dessus de la mer du Japon, un moteur de l’appareil avait pris feu. Il y avait eu une discussion entre le commandant de bord et le copilote. L’aérodrome le plus proche, compte tenu de la taille du Boeing, était situé en Union Soviétique. Peut-être était-ce Vladivostok ou une ville de cette région. Le commandant était un jeune ingénieur qui manquait d’expérience. Il voulut mettre le cap immédiatement vers cet aérodrome et alerter le contrôle pour avoir une autorisation d’atterrissage. Le copilote, plus expérimenté, soutint qu’il valait mieux retourner à Tokyo, bien que la distance fût deux ou trois fois plus grande. L’appareil volait presque normalement avec un moteur en feu et il pouvait s’offrir ces kilomètres supplémentaires. Un retour imprévu au Japon n’entraînerait aucune complication administrative et les problèmes techniques seraient vite résolus. En Sibérie, au contraire, il fallait s’attendre à des difficultés de tout ordre.

Le commandant s’entêta un moment ; puis il se rangea à l’avis du copilote, et l’appareil rentra à Tokyo sans histoire.

« — David l’a échappé belle ! commenta Sophie. J’avais senti le danger. Je vais lui dire de ne plus jamais prendre un vol polaire ! »

Serge fut impressionné. D’un autre côté, Sophie se vantait de ses prédictions, souvent invérifiables. Il lui arrivait de téléphoner aux compagnies aériennes ou aux journaux, ou aux consulats, pour annoncer des catastrophes qui n’arrivaient pas. Elle pensait sincèrement avoir aidé les responsables à en éviter un certain nombre… Elle avait une personnalité hors du commun. On ne pouvait la juger et la traiter comme une femme ordinaire.

Il quitta la ville et s’engagea sur une petite route qu’il connaissait bien, quoiqu’elle ne fût pas la plus directe. Il roulait entre deux rangées de peupliers, au milieu d’un paysage que le clair de lune semblait recouvrir d’une pellicule brillante. Les feuillages commençaient à friser. Les gros nuages flous qui s’en allaient vers l’est jetaient sur la campagne des ombres fugitives.

Pour arriver au centre Wurmser, il passa près d’une fromagerie, qui se signalait dans la nuit par une boîte de camembert lumineuse. La boîte était orientée du côté de la route nationale. Quand on l’observait par-derrière, l’objet devenait insolite et mystérieux : on eût dit un effet spécial dans un film de science-fiction. Serge se promit de le montrer à Joël. « Hein ? Ça ferait un OVNI tout à fait présentable. Une soucoupe-camembert, ha, ha ! »

Joël se passionnait pour mes mystérieux objets célestes, les effets lumineux d’origine inconnue et toutes ces choses. Cela pouvait-il expliquer sa fugue ? Pourquoi pas ?

Le centre de recherches était un quadrilatère irrégulier, à l’intérieur duquel s’éparpillaient une douzaine de bâtiments de types divers, le principal étant plat, en forme de L majuscule, quelques autres dans le style des villas du bord de mer et, au milieu, un gros cube qui abritait les services administratifs et la direction. L’ensemble couvrait deux ou trois hectares. Le mur d’enceinte était assez bas pour laisser voir le parc et les bâtiments, mais il y avait au-dessus une clôture électrique très moderne qui s’élevait à trois mètres cinquante. Les fils avaient l’air d’un inoffensif grillage. Le système d’alerte était en fait extrêmement sophistiqué. Les techniciens disaient qu’il aurait fait la différence entre un babouin et un gibbon. Eux ne la faisaient pas ! C’était une façon de parler. On ne lui en demandait pas tant. Le principal était qu’il ne se déclenche pas pour une mouette perdue ou un chat de gouttière entreprenant. Quant au système de défense, il était tout aussi perfectionné. Il pouvait donner au candidat à l’escalade des décharges graduées, la première étant un simple avertissement. Il s’agissait d’un circuit expérimental, contrôlé par ordinateur. L’Arabie Saoudite avait pris une option sur la première série.

À l’intérieur du centre de recherches, il n’y avait que des ordinateurs et des terminaux… Serge avait été choisi l’année d’avant, avec d’autres ingénieurs de Wurmser, pour rejoindre l’« équipe de réflexion » entretenue au bord de la mer par la société WEI (Wurmser Electronique et Informatique). « Chez Wurmser, vous serez plus près de la plage ! » lisait-on sur certaines offres d’emploi. C’était trop beau pour durer… Serge ne se faisait pas trop d’illusions sur les chances qu’il avait de finir sa carrière sur la Côte d’Argent.

Il avait, comme tous ses compagnons, une liberté d’action et de réflexion entière. En fait, la réflexion était leur seule activité, ou presque. Il n’appelait pas ça travailler. Pour schématiser, on lui avait demandé de deviner ce que seraient les prochaines grandes inventions qui transformeraient la vie des hommes. Divination ou prospective ? Il réfléchissait. Il ne manquait pas d’idées, mais toutes lui semblaient trop folles. Et il ne voyait pas bien comment elles pourraient s’insérer dans les programmes de Wurmser.

Certains prétendaient que ce petit paradis était en réalité un « frigidaire ». Il l’avait expliqué à Joël. « Quand nous y aurons passé assez longtemps pour ne plus être dans le coup et ne plus avoir aucune valeur pour les concurrents, on nous éjectera calmement… Ça, c’est trop moche pour être vrai. Enfin, je l’espère. Les optimistes pensent que nous sommes là pour répondre au défi japonais. On verra bien ! »

Que seraient donc les ordinateurs d’après l’ordinateur ? Et la technologie d’après la technologie ? Et la science d’après Dieu sait quoi ? Autant de questions passionnantes devant lesquelles Serge aimait s’asseoir en prenant sa tête dans ses mains… mais jamais plus d’un quart d’heure à la fois. Pour tenir la dragée haute à ces sacrés Japonais, il fallait voir loin. Il ne fallait pas hésiter à s’interroger sur la situation de Wurmser Electronique et Informatique dans, mettons, six cents ans ou deux mille ans ! Et sans rire. C’était une affaire sérieuse.

« Extrapolons la courbe du progrès technologique telle qu’elle se dessine au cours des vingt-cinq dernières années dans les secteurs de pointe, pensait Serge, et essayons de nous représenter le monde d’ici à deux ou trois siècles… ou vingt ou trente ! »

Il déclarait forfait au bout d’une minute. Mais il avait quand même une idée. Une piste… un peu trop folle pour la suivre jusqu’au bout. Il lui semblait que la technique du lointain avenir serait presque totalement débarrassée de son infrastructure lourde, des machines et des mécaniques trop spécialisées. Sa force serait d’utiliser n’importe quoi ou presque en guise de machine et de s’intégrer à n’importe quel processus existant dans la nature. Les ordinateurs du futur lui apparaissaient comme des processus mystérieusement enclenchés et mystérieusement entretenus, sans support matériel particulier. Les gens, les animaux, les légumes et les nuages s’intégrant à volonté au système pour transformer la nature tout entière en une fabuleuse machine pensante sur laquelle l’homme aurait un contrôle quasi magique…

Mais que se passerait-il si la guerre atomique éclatait ce soir ? Qu’adviendrait-il de la civilisation industrielle ? Et de la civilisation tout court ? Quel serait le sort des survivants ?

« Non, se dit-il. La guerre n’est pas pour aujourd’hui. Ce n’est qu’un cauchemar de Sophie. Un de plus ! » Pas pour aujourd’hui, peut-être. Mais demain ? Dans un mois, dans un an ? Et même dans un quart de siècle ? Serge se rappela soudain le nom de la ville imaginaire de Joël : Bemerkenstaglak. Et si…

Il arrêta sa voiture devant la porte extérieure, une grille en apparence pas très solide. Ni très haute… Il savait qu’elle était en réalité à peu près infranchissable, à moins de connaître un certain code, dont il possédait la petite moitié. Pour entrer, il lui suffisait d’appeler le gardien qui avait la grosse moitié. Il réfléchit un moment, assis derrière son volant. Le centre était plongé dans l’obscurité la plus complète, mais il ne pouvait pas voir le poste de garde depuis sa place. Il ne remarqua rien d’anormal… mais s’il y avait eu quelque chose d’anormal, il ne s’en serait pas aperçu, car il ne connaissait pas assez bien la maison.

« Sois sincère avec toi-même, Serge Goer, pensa-t-il. Crois-tu vraiment que ton fils, un gamin de onze ans, aurait pu entrer là-dedans s’il en avait eu vraiment envie ? » Oui, un gamin de onze ans, mais malin. Et les deux autres, Catherine et Frank, n’étaient pas idiots non plus. Tous les gosses sont diaboliques pour satisfaire leur curiosité. De plus, Joël avait un mélange d’intelligence, d’imagination et d’esprit pratique que son père se plaisait à juger exceptionnel. Parfois, il se croyait obligé de tempérer son enthousiasme, car il savait que tous les parents se rengorgent devant les plus médiocres exploits de leurs rejetons… Il balançait maintenant entre le doute et l’inquiétude. « Franchement, est-ce que je prendrais le pari ? » Il était incapable de se décider. Finalement, la raison l’emporta, d’une longueur. « Ce sont que des enfants. Il n’y a aucune chance pour qu’ils aient forcé le saint des saints ! »

Une allée faisait le tour de l’enceinte. Serge démarra et la suivit à petite allure. Puis il revint à la porte. Sa raison lui disait que Joël et les autres ne pouvaient pas être là, mais au fond de lui, secrètement, il les croyait capables de tout… La voiture avait sans doute été repérée par les senseurs. L’ordinateur de surveillance était peut-être déjà au courant de son manège. Il pensa qu’il ferait mieux de téléphoner pour s’excuser.

Il décrocha. À la place de la tonalité, un grésillement insolite se fit entendre. Il reposa l’appareil, tapota le clavier, donna un coup sur le tableau de bord. Puis il essaya de nouveau. Toujours le grésillement. Il forma quand même le numéro du gardien, qu’il connaissait par cœur. Aucun résultat.

10 h 25… Sophie avait probablement tenté de l’appeler. Cette panne était une coïncidence stupide. À certains moments, tout se mettait à aller de travers. Il craignait la loi des séries. La loi des séries existe. Elle traduit – mal – une structure de la réalité que nous ne comprenons pas.

Il regarda la bouche de l’interphone, révélée sur la grille par un carré luminescent. Était-il branché la nuit ? Pourquoi pas ? Serge hésita encore. Appeler le gardien ? Cela lui semblait plus difficile, psychologiquement, qu’au téléphone. Quelle explication donner ? Dire la vérité ? Mais le gardien qui ne connaissait pas Joël et ses copains trouverait ridicule l’idée de les chercher ici…

Joël et ses copains adoraient les escalades nocturnes, mais il y avait sur la côte des endroits plus faciles à visiter. L’exploit les excitait, sans nul doute, mais Joël savait distinguer le possible de l’impossible. C’était un de ses talents. Serge le soupçonnait d’avoir forcé les portes ou les fenêtres de quelques villas isolées – pour s’amuser et non pour voler. La fugue de ce soir était-elle liée à cette activité ? « Et s’ils s’étaient fait pincer, nous le saurions… »

De toute façon, la panne du téléphone modifiait quelque peu la situation. Les Hervier n’avaient plus la possibilité de communiquer avec Serge. Entre-temps, les trois enfants avaient peut-être été retrouvés. Peut-être étaient-ils revenus seuls, l’oreille basse mais crânant en secret.

Il repartit vers la ville. À un carrefour, il vit une cabine ; trop tard. Il ralentit un peu plus loin. Un chantier rendait la marche arrière presque impossible. Il continua… Et puis, il ne pouvait pas téléphoner aux Hervier sans appeler Sophie. Au fond, il cherchait sans doute le moyen de retarder cette communication, parce qu’il avait peur.

Il regarda le ciel. Les nuages étaient plus épais, plus sombres. Toujours pas de champignon atomique en vue. De quel côté allait-il apparaître, au fait ? Vers le nord ? Les objectifs militaires ne manquaient pas en Aquitaine. Paris était trop loin, naturellement.

« Si la guerre éclate cette nuit… » Il ne pouvait plus chasser ce genre de pensée. Il suivit une nouvelle fois le front de mer. Les motards n’étaient plus là, mais il y avait encore un peu de circulation.

Joël… Sophie… la guerre. Un coup de fatigue : tout se mêlait dans l’esprit de Serge. D’abord s’arrêter et téléphoner depuis un café ou une cabine. Il n’avait pas envie d’entrer dans un café. Il chercha une cabine.

Soudain, l’appareil de la voiture émit son rauque ronronnement de chat en rut. Serge sursauta et prit le combiné, le cœur battant. Il freina brutalement, dérapa. Il réussit à garder le contrôle de la voiture mais faillit perdre celui de ses nerfs. Rien. Pas de communication… Il se rangea au bord du trottoir, fit le numéro des Hervier puis celui de Sophie. Sans résultat. C’était plus qu’exaspérant : angoissant.

Il repartit, en quête d’une cabine. En général, la densité des téléphones lui semblait très forte, dans toutes les villes. Ce soir-là, il n’en voyait aucun. Enfin, il retrouva une cabine, proche de la plage, dont il s’était servi deux ou trois fois. Il arrêta la voiture à proximité en laissant la portière ouverte. L’endroit aurait pu paraître sombre, mais Serge avait une excellente vision nocturne. Il pouvait par exemple téléphoner dans l’obscurité complète sans employer aucun truc pour repérer les chiffres… Il laissa tomber la première pièce dans la fente de l’appareil. Une fois, deux fois… La sueur rendait ses mains glissantes. Ses doigts tremblaient. Un moment plus tôt, il avait eu l’impression qu’un orage montait. Maintenant, il se rendait compte que cette mauvaise chaleur suintait du fond de lui-même, du fond de son angoisse. Il lui fallut quelques minutes pour se rendre à l’évidence : la cabine ne fonctionnait pas. Loi des séries ? En tout cas, vu son emplacement, ça n’avait rien d’extraordinaire. Les gamins devaient y déverser des tonnes de sable !

Il résista à l’idée que des forces diaboliques avaient fomenté un complot contre lui. Il revint à la voiture, s’adossa à son siège, posa les mains sur le volant. La meilleure solution était de rentrer à la maison et de boire un verre. Il crut apercevoir une pièce de… un franc ou vingt centimes sur le trottoir, à deux ou trois mètres. Il sourit. L’avait-il vraiment vue, cette pièce ? Impossible de la retrouver. Il songea que Joël avait hérité de ses yeux de hibou, même s’il avait tendance à le nier, et qu’il s’en servait. Peut-être était-il en train de faire usage de ce don quelque part. Mauvais usage, probablement… C’est parce qu’il ne se sentait pas la conscience tranquille qu’il feignait d’ignorer qu’il voyait courir les souris en pleine nuit, comme une chouette. Il avait eu pas mal de chance à la loterie génétique. Il cumulait les qualités de ses parents et il semblait échapper pour le moment à leurs défauts les plus voyants. Sauf la curiosité de son père – mais était-ce un défaut ? Il avait hérité de sa mère des nerfs d’acier, une mémoire d’éléphant et une grande habileté manuelle. Cela faisait beaucoup. Trop peut-être pour son bonheur.

Serge s’avisa qu’il n’avait aucune envie de rentrer chez lui. Joël avait déjà passé la nuit chez son copain Frank. Ce serait encore ainsi cette fois. Serge ne pouvait pas faire grand-chose. L’urgence se déplaçait maintenant du côté de Sophie, qui avait dû l’appeler dix fois et devait être furieuse contre lui. Il repartit en direction de la villa Mizar qui se trouvait dans une zone résidentielle, assez boisée, au sud de la ville.

La nuit se noyait sous une étoupe bleutée, venue de l’océan. Les nuages défilaient devant la lune qu’ils occultaient presque sans arrêt, créant un paysage de clair-obscur, à l’effet trompeur et envoûtant.

Il lui sembla qu’une voiture le suivait. Il se dit qu’à fréquenter Sophie Vought, il deviendrait bientôt paranoïaque. Peut-être le mal était-il déjà fait. L’idée d’être suivi le troublait souvent. Mais ce soir-là, elle semblait aussi absurde et incongrue que celle d’un champignon atomique sur la douce campagne française. Il tourna en rond quelques kilomètres. La voiture suiveuse disparut. Elle n’avait jamais existé que dans son esprit.

La villa Mizar cachait au milieu des grands arbres ses trois étages à balcons et à pignons. L’obscurité rendait le parc qui l’enveloppait plus touffu et plus menaçant. Mais cette touffeur, Serge la perçait aisément et profondément. Il regretta de n’être pas descendu de voiture pour voir si la pièce d’un franc existait vraiment. Oui, elle devait exister. C’était un symbole, un signe. Mais envoyé par qui ? Et signifiant quoi ?

Il balaya cette pensée et essaya de distinguer dans la nuit brumeuse les massifs de fleurs exotiques, les serres, les allées et les bassins… Quant à l’abri antiatomique, il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où Sophie avait pu le planter. Et à quoi ressemblait donc ce truc ?

« Quel magnifique terrain de jeu pour Joël et ses copains ! se dit-il soudain. Abri compris… Ah ! si ce diable de gosse pouvait s’entendre avec cette sacrée bonne femme ! »

Pour la deuxième fois de la soirée, Serge se trouvait devant une forteresse fermée, obscure et inaccessible. Il sourit. Pas vraiment inaccessible. La clôture qui entourait le parc était constituée par un mur d’un mètre vingt de haut et, derrière, une haie de lauriers dans laquelle se trouvait pris un treillage ancien, assez lâche. La haie n’était pas très bien taillée et, de l’extérieur, on ne pouvait pas deviner l’existence du treillage. À plus forte raison, on ne pouvait distinguer l’endroit où il était déchiré. N’importe qui aurait pu pénétrer dans le parc, à condition de connaître approximativement cet endroit.

Sophie avait très peur d’être attaquée. Peut-être, lorsqu’elle était seule la nuit, s’enfermait-elle dans son abri ! La grille d’entrée ressemblait peu à celle de Wurmser. Un point commun, toutefois : l’interphone. Serge ne s’en était jamais servi. De ce point, on voyait assez bien la façade principale, toutes lumières éteintes. Comme chez Wurmser… Ce n’était pas le genre de Sophie, les lumières éteintes.

Là clé… Sophie lui avait donné une clé de la grille. Elle était dans la poche gauche de sa veste de velours. Et la veste de velours, il n’avait qu’à fermer les yeux pour la voir pendue à l’entrée du studio ! Dommage. Naturellement, il pouvait sonner ou appeler. Mais si la jeune femme s’était réfugiée dans son abri, elle ne répondrait sans doute pas.

Avant qu’il ait le téléphone dans sa voiture, ce qui était encore très récent, ils avaient convenu d’un code pour la sonnette de la grille. Sophie ne trouvait jamais le dernier coup assez long. Elle ne lui avait pas parlé de l’interphone. Peut-être ne fonctionnait-il pas ? Mais la sonnerie s’entendait peut-être dans toute la maison et le parc, alors que l’interphone avait seulement un ou deux récepteurs… Drôle de maison, la villa Mizar. D’après Sophie, un des précédents propriétaires avait disparu. Une femme qui l’avait habitée quelques mois s’y était suicidée dans sa baignoire. Un ancien secrétaire d’État, qui l’avait achetée pour presque rien n’y avait passé que huit jours de vacances avant de la remettre en vente. Une maison hantée ? Est-ce qu’il peut exister une maison hantée à la même époque et dans la même ville qu’un centre Wurmser ? Ou à Bemerkenstaglak ?

Serge descendit de voiture. Les nuages, en s’épaississant, avaient effacé le clair de lune. La nuit devenait charbonneuse, sous les feuillages lourds qui bordaient la route. Il alla à la grille et tira quatre fois la sonnette, suivant le code, trois coups brefs et un long. En admettant que Sophie l’entende, oserait-elle traverser le parc dans l’obscurité pour venir ouvrir ? « C’est moi, Serge ! » dit-il devant l’interphone. Il précisa : « Serge Goer… Mon téléphone est en panne. » Il appela : « Sophie ! Sophie ! » Il renouvela ses coups de sonnette. Il se sentait désespéré et stupide. Sophie devait être dans son abri, où elle avait un téléphone, mais ne pouvait sûrement pas entendre la sonnerie de la grille. L’abri ? Où se trouvait donc l’entrée de ce trou à rats ?

Il sonna encore. Aucune lumière ne s’allumait. Aucun bruit ne se faisait entendre. Il avait honte de cette situation tellement idiote. Il ne lui restait qu’à rentrer – enfin – chez lui pour téléphoner. Il ne voulut pas renoncer tout de suite. Il décida de faire le tour du parc pour essayer d’apercevoir une fenêtre éclairée de l’autre côté. Il aurait été bien étonné que Sophie eût pensé à éteindre toutes les lampes de la maison avant de partir pour son opération survie. À moins qu’elle eût coupé le compteur… Les lampadaires brillaient normalement aux environs et on voyait filtrer la clarté bleuâtre d’un écran de télévision sous les persiennes d’une maison voisine. Ce n’était donc pas une panne de secteur.

Il laissa la voiture devant la porte d’entrée et avança à pied dans une allée qui sinuait entre les villas et un bois de pins, assez touffu, descendant en pente douce vers la mer. Il s’était promené avec Sophie dans ces parages. En face de la villa, au bord du bois, il y avait un garage double, en général fermé. Pourquoi ce garage dans les pins ? Il l’ignorait et il s’en moquait. Il passa devant et il crut apercevoir contre le mur perpendiculaire à l’allée un objet brillant, aux trois quarts caché par les broussailles. Il s’approcha et vit une bicyclette d’enfant, puis une autre et une troisième… Il n’eut pas besoin d’une lampe pour reconnaître la dernière. Il fronça un peu les sourcils et accommoda sa vision nocturne. Oui, il avait devant lui le vélo rouge à guidon de course de Joël. Les petits démons !

Qu’est-ce que ces sales gosses pouvaient bien foutre à Mizar ? Serge soupira. Non, ce n’était pas si surprenant ni mystérieux. Joël avait entraîné ses copains à la villa pour faire une méchante farce à Sophie. Une méchante farce ou quelque chose de pire… Mais pourquoi étaient-ils encore là à onze heures du soir ? À moins qu’ils se soient fait prendre ou qu’ils soient repartis sans les bicyclettes, pour une raison inconnue, ce qui semblait peu vraisemblable.

Joël détestait-il Sophie autant qu’elle le pensait ? Qu’avait-il pu imaginer pour la tourmenter ? Peut-être s’était-il caché dans le parc, avec Frank et Catherine, en attendant la nuit, pour entreprendre Dieu sait quoi. Mais la nuit était venue depuis longtemps : que faisaient donc les enfants maintenant ?

Comment étaient-ils rentrés ? Joël connaissait-il la brèche dans le grillage ? « Oui, il était là quand Sophie me l’a montrée ! » Sophie avait expliqué à Serge qu’il était difficile de réparer ce grillage entièrement pris dans la haie. Serge avait répondu que ça lui paraissait tout de même faisable… et il n’avait plus jamais repensé à cette histoire, sans aucun rapport avec l’avenir du monde.

… Du moins c’est ce qu’on aurait pu croire alors.