CHAPITRE XIV

— Serguéi, le Seigneur Ugi va te recevoir dans une heure ! cria Sophia en entrant dans la chambre.

La jeune femme avait quitté le bordel des officiers pour devenir l’infirmière particulière du guetteur héroïque qui avait sauvé ses cent cinquante compagnons d’une mort certaine et qui, de surcroît, se nommait Goer de la Terre. Serguéi Goer… Lui doutait des bonnes intentions du Seigneur à son égard. Aabo Kaoo Ugi était un Oonanti à la peau orange et aux cheveux rouges : Serguéi avait la certitude que les Oonantis avaient fait de lui un héros pour cacher leurs fautes. Il le savait… Lorsqu’il avait repris conscience, dans un camion transformé en ambulance, qui roulait vers le lac de Yant, il avait su presque tout de suite qu’il était englué dans une toile d’araignée d’intrigues et de complots. Des intrigues et des complots qui dépassaient probablement de très haut le petit groupe du Seigneur Ugi et de ses officiers… Comment avait-il senti ou pressenti tout cela ? Le fait est qu’en s’éveillant il savait beaucoup de choses. Et il n’était plus le même. Par exemple, il s’appelait Serguéi et il…

— Je vais t’aider à faire un peu de toilette, dit Sophia en riant. Tu aurais même besoin d’un bon maquillage. Je t’assure que tu as l’air méchant !

— Méchant ?

Serguéi se leva, nu, s’étira, examina les cicatrices de sa poitrine et de son ventre.

— Si tu voyais ton dos ! s’exclama Sophia.

— J’ai dû me retourner au tout dernier moment, avant de perdre connaissance.

— Il t’a retourné. Il cherchait à t’arracher les yeux.

— Non !

— Non ? Comment le sais-tu ?

Serguéi baissa la voix.

— Il cherchait à communiquer avec moi !

— Après t’avoir tailladé le dos et les épaules jusqu’aux os ? Et pour communiquer avec toi, il a commencé à t’ouvrir la poitrine ? Quand on l’a abattu, il se préparait à te sortir les intestins, non ?

— Dans mon souvenir, les choses ne se sont pas passées exactement comme ça.

— Je croyais que tu ne te souvenais de rien.

Serguéi promena ses doigts sur son visage, serra son crâne dans ses mains.

— Par moments, il me semble que certains souvenirs me reviennent. Mais je ne suis pas sûr que ce soient vraiment les miens.

Sophia sourit d’un air conciliant, posa la main sur le bras de Serguéi.

— Viens pour ta toilette, mon chéri.

Serguéi se dégagea avec douceur.

— Je tiens debout tout seul. Je peux me laver d’une main, je crois, peut-être même des deux. Sophie, si…

Sophie eut un sourire infiniment tendre pour son compagnon retrouvé. Penser qu’elle l’avait rejoint depuis la Terre et que des siècles avaient passé, au fond de l’espace ! Elle rectifia :

— Sophia. Je m’appelle Sophia, maintenant. Ce n’était plus possible de garder mon nom intact. J’avais trop changé.

— Sophia ! dit-il.

Il la regarda fixement. Elle le suivit dans la salle de bains… Une vraie salle de bains, comme il n’en avait pas vu depuis son départ de la Terre. C’était si loin. « Je suis un héros. J’ai droit à un chalet d’officier. D’officier supérieur, même… En attendant qu’on me liquide discrètement, quelque part sur une île ! » Il caressa le rebord de la baignoire, fit couler de l’eau chaude dans le lavabo. Le sanitaire était en bois poli, brun foncé, avec une tuyauterie où s’ajustaient des sortes de bambous souples et des éléments en plastique marqués « Atreham ».

Serguéi éclata de rire.

— Autant en profiter, hein ? On verra après !

Sophia sourit, posa l’index sur une cicatrice qui traversait sa poitrine en diagonale. Il lui prit vivement le poignet.

— Tes cheveux ont repoussé, dit-il.

— Oui… une deuxième fois. On m’avait tondue quand je suis arrivée à Jeberberen.

— C’est vrai que tu as changé. Moi aussi…

Il observa la jeune femme avec une attention angoissée. Jeune, elle l’était bien plus qu’à leur première rencontre, sur la Terre, des siècles plus tôt. Dix ans de moins, peut-être. Elle avait aussi maigri, d’une drôle de façon. Sa peau se tendait sur les os de son visage, qui ne s’était pas creusé mais allongé, du moins en apparence. Ses yeux paraissaient un peu plus bridés, ses pommettes plus hautes, son nez plus busqué et sa bouche plus charnue. Son regard s’était assombri, éloigné et durci. Elle avait pris un air un peu inhumain. « Ou bien, se dit-il, c’est moi qui la vois autrement, parce que je suis devenu autre. »

Et il n’éprouvait pas à la retrouver l’émotion qu’il avait imaginée ou espérée en rêvant à leur rencontre. Trop de choses étaient arrivées entre-temps, et surtout ce dernier événement, qui avait failli lui coûter la vie. Il en portait les marques sur son corps et dans sa tête.

Ils avaient changé tous les deux. Le contraire eût été étonnant, après ce qu’ils avaient vécu et subi. Leurs rapports seraient différents. De même, les sentiments qu’ils avaient – qu’ils auraient – l’un pour l’autre. Il leur faudrait réapprendre à se connaître. Ce serait long… et peut-être impossible.

Sophia se retourna, tira le verrou de la salle de bains. Puis elle commença à déboutonner son corsage. Elle portait une longue robe rouge, faite d’un tissu assez pareil au velours côtelé, quadrillé par de fines lanières de cuir. C’était un vêtement élégant et luxueux, dont Serguéi n’avait encore jamais vu l’équivalent en Nejernoey.

Après, elle se mit à soulever sa jupe, lentement, comme pour laisser à Serguéi tout le temps de découvrir ses jambes nues, très brunes, musclées et striées par les cicatrices des coups de fouet.

— J’ai des cicatrices sur tout le corps, dit-elle. Même sur le ventre et la poitrine. J’ai été fouettée au moins cinquante fois. Pour rien, pour le plaisir… leur plaisir à eux, bien sûr ! Et regarde comme je suis bronzée. Je n’ai pourtant pas eu l’occasion de prendre un seul bain de soleil !

— Et en Nejernoey, les femmes sont toujours couvertes de la tête aux pieds. Mais c’est un phénomène que nous subissons tous, plus ou moins.

— Et tu peux l’expliquer ?

Serguéi hésita.

— Je vois une hypothèse, dit-il enfin. Toutes les races de la Terre sont représentées sur Shiraboam. Et il y a aussi les deux ou trois races d’Ikar. Sans parler des Oonantis… Je crois que nous tendons tous à nous ressembler, comme si les Boaras voulaient parvenir à unifier la race humaine.

— Mais les anges-gardiens qui ont conservé ce type aryen très pur ? Et les Oonantis, comme le Seigneur Ugi lui-même ?

— Ils sont très peu nombreux.

— Pas ici. Tu verras dans l’île d’Olmahaa : on ne voit guère que des peaux orangées ou blanches. Du moins, parmi les hommes. Par contre, les putains brunes sont très appréciées.

— Je ne sais pas, avoua Serguéi. Tu connais bien l’île ?

— Mais c’est là que je vivais quand tu es arrivé. On m’a envoyée ici pour m’occuper de toi, après ta blessure.

— Tu connais le Seigneur Ugi ?

— Oui.

— Tu… tu le connais très bien ?

— Oui.

Elle fit passer sa robe par-dessus sa tête, commença à ôter ses sous-vêtements : une longue écharpe de soie qui s’enroulait autour de son buste, de son ventre, de ses cuisses, puis une culotte et un bandeau de poitrine en cuir fin, un peu comme une peau de chamois… Avec la pointe du pied, Serguéi tâta la fourrure étalée sur le plancher de la salle de bains. Elle était épaisse et douce. Un peu courte, sans doute, mais elle ferait une couche acceptable.

Nue, Sophia s’approcha de Serguéi, hésita une seconde comme si elle craignait de raviver ses blessures et de rouvrir ses plaies, physiques et morales, ou bien comme si elle le trouvait aussi changé et inquiétant. Puis elle noua les bras autour de son cou et se serra contre lui. Il lui rendit son étreinte avec une seconde de retard, mais avec une vigueur qui laissait bien augurer de sa guérison. Elle haussa la bouche vers l’oreille de son compagnon et dit en chuchotant :

— Nous resterons ici, parce qu’on ne peut pas nous voir. Ni nous entendre, à condition que nous parlions doucement. Ils doivent croire que tu es encore mal en point. Si on nous observe, je suis censée t’aider à ta toilette, comme les autres jours.

— Qui ils ? Les Oonantis ?

— Les Oonantis ou leurs agents. Les espions du Seigneur Ugi. Pour répondre à ta question, je connais assez le Seigneur pour savoir qu’il veut ta peau !

Sophia et Serguéi suivirent docilement l’officier oonanti en uniforme vert chêne-de-fer qui devait les conduire auprès du chef de l’armée. Ils avaient décidé de gagner du temps. L’évasion semblait impossible tant que Serguéi n’était pas complètement guéri. Il feignait encore de marcher avec difficulté, de souffrir d’un vertige permanent qui l’obligeait à s’accrocher pour avancer aux bras des deux anges-gardiens qui l’encadraient. Sophia avait demandé que l’entrevue soit remise au lendemain. Le Seigneur Ugi avait maintenu son exigence : il voulait voir Goer de la Terre immédiatement.

Ce qui ne présageait rien de bon… Mais Serguéi avait formé en regardant le lac par la fenêtre du chalet, un plan d’évasion audacieux, depuis l’île même, dans le cas où il y serait assigné à résidence, hypothèse probable. Une fuite en direction de la rive montagneuse était sûrement exclue dans l’esprit des agents de sécurité et anges-gardiens qui truffaient sans nul doute l’île de l’état-major. Les deux kilomètres d’eau tranquille franchis d’une façon ou d’une autre, commençait le royaume des syges : syges-des-arbres, syges-des-nids et syges-des-cavernes, les trois espèces de vampires étaient, d’après ce que l’on racontait, également représentées sur ces pentes abruptes, dans cette forêt touffue. Le Seigneur Ugi lançait parfois des missions de reconnaissance sur le lac, jusqu’au rivage des syges, mais les embarcations n’accostaient pas, même le jour. Et Serguéi songeait naturellement à s’enfuir en pleine nuit vers le territoire ennemi. À condition de trouver un bateau et de pouvoir quitter Olmahaa, il avait la quasi-certitude de n’être pas poursuivi. Et il refusait de penser à ce qui arriverait lorsqu’il serait là-bas et à la merci des vampires tueurs.

Il avait pris sa décision : il tenterait sa chance – cette chance-là. Mais Sophia ? Il ne pouvait pas lui faire partager ce risque mortel. Alors, il devrait l’abandonner une nouvelle fois. Il devrait fuir sans elle, à son insu même. La perdre peut-être pour toujours.

Il se laissa porter plus qu’à moitié à l’arrière du canot électrique où le pilote et un ange-gardien supplémentaire attendaient l’air impatient et morose. Il s’assit sur un banc, près de Sophia qui lui prit la main. Instinctivement, il serra la paume offerte. La jeune femme gémit doucement et il sentit un liquide chaud couler sous ses doigts. Il faillit dire : « Pardon, je t’ai fait mal. » Il se retint de justesse. Ni l’officier oonanti, ni les anges-gardiens n’avaient besoin de savoir que les ongles de leur prisonnier héroïque étaient devenus tranchants comme des lames. Sophia avait voulu les tailler ; il avait retiré ses mains devant les ciseaux d’un geste brusque, un réflexe de protection.

À ce moment, il n’avait pas encore pensé que ses ongles pourraient devenir des armes redoutables, s’il les gardait. Comme les griffes des syges… Il avait des griffes depuis qu’un syge qui essayait de le tuer était mort dans sa tête. Sa vision nocturne avait-elle augmenté ? Il l’aurait juré. Il s’était réveillé dans la nuit. Il avait cru que le jour se levait. Une lueur terne, légèrement bleutée, emplissait la pièce, montant vers le plafond comme une brume. Mais les volets étaient clos de façon hermétique. Pendant plusieurs minutes, il avait pu observer tous les objets qui se trouvaient dans sa chambre. Puis des larmes brûlantes avaient coulé de ses yeux. La vision s’était brouillée, la clarté dissipée.

Il serrait maintenant au fond de sa poche le prisme cristallin qu’il avait découvert dans le camp d’entraînement après l’orage et la première attaque des syges. Il l’avait identifié : c’était un détecteur de métaux. La proximité du moteur de la chaloupe suffisait à le réchauffer. Serguéi avait récupéré son sac à l’hôpital du camp de Yant. Mais les deux choses auxquelles il tenait le plus, la lampe électrique et le couteau en acier, avaient disparu. Maintenant, il gardait le détecteur avec lui, comme un jouet. Il se demandait si cet instrument avait une réelle valeur et si l’occasion lui serait donnée de s’en servir. Peut-être pourrait-il prospecter la forêt des syges, quand il aurait fui. Le détecteur devint brûlant. Il le manipula d’une certaine façon, apprise par hasard. Le cristal refroidit presque aussitôt.

Sophia montra du doigt l’île d’Olmahaa, une masse verte, touffue, avec une plage de sable jaune à gauche et des rochers bruns à droite. La chaloupe se dirigeait du côté des rochers à une vitesse d’environ dix milles. La jeune femme s’adressa à l’officier oonanti :

— Lieutenant Suhii, avez-vous entendu dire qu’il existe un sanctuaire de l’ancienne race du Nejernoey sur Olmahaa ?

Le lieutenant secoua la tête.

— C’est un mythe absurde. L’ancienne race du Nejernoey n’était qu’une tribu de sauvages qui servaient de bétail aux syges. Ils étaient bien incapables de construire un sanctuaire, ni quoi que ce soit d’autre. D’ailleurs, il n’y a aucune trace de bâtiments anciens.

Sophia insista :

— Sous la maison des filles, on voit des fondations, des caves, des souterrains et je ne sais quoi. Ça ne date pas d’hier.

— C’est vrai, nous ne sommes pas les premiers à installer une base sur Olmahaa. Le Grand Meneo Lars Terviggen était arrivé jusqu’ici, il y a deux ou trois siècles. Mais ses successeurs ne pensent plus qu’à baiser leurs favorites et à prier Thorbar pour les syges ! La maison des filles d’Olmahaa est probablement bâtie sur les vestiges d’une ancienne forteresse. Voilà tout… Mais je reconnais volontiers qu’elle est notre sanctuaire !

Un vent froid soufflait sur le lac, ridant l’eau bleu-noir, sur laquelle dansaient les ternes reflets du soleil. Difficile d’imaginer que d’ici à quelques jours éclaterait la terrible canicule du second été, annoncée avec emphase par les anciens. Le canot pointait sa figure de proue aux cheveux rouges vers une baie entourée d’arbres qui semblaient porter d’énormes fleurs blanches.

— Qu’est-ce que c’est que ces arbres ? demanda Serguéi.

— Des aulnes à syges-des-nids, répondit le lieutenant Suhii. Je pense qu’on ne devrait pas garder ces saletés sur l’île. Vous devinez que les syges utilisent le duvet de ces chatons pour tapisser leurs tanières puantes. Il y en a beaucoup au pied de la montagne, de l’autre côté du lac : les aulnes forment le sous-bois des petits chênes-de-fer qui poussent ici. À mon avis, on pourrait facilement les brûler.

« C’est donc les syges-des-nids que je rencontrerai en débarquant là-bas ! » pensa Serguéi. Une image de volupté l’envahit presque brutalement. Il se vit au fond d’un nid tiède, à demi enfoui sous le duvet très doux, un syge aux dents longues penché sur son cou. Il sentait couler son sang et un bien-être supérieur se répandait dans son corps. Il était à la fois homme et syge, il découvrait un plaisir inhumain.