CHAPITRE X

Serge retrouva son ancien chef de groupe, T’nek, que les événements avaient ramené dans le rang et qui ne cessait de répéter : « Hein, Goer, c’était une bonne idée. Une bonne idée de s’engager dans l’expédition contre les syges ! » Et aussi un de ses compagnons de cachot qui se nommait Will et qui avait une main coupée. Malgré cette mutilation, Will était très gai et sifflait parfois des airs de la Terre.

Ils étaient une centaine qui marchaient entre les hauts sapins noirs, conduits par un officier à cheval et encadrés par une demi-douzaine de soldats armés de mousquetons. Vêtus de haillons propres et chaussés de mocassins en bon état, ils suivaient sans rechigner la cadence imposée par le cavalier. Ils étaient aussi mieux nourris qu’autrefois. Malgré la sinistre réputation du Seigneur Ugi, ils avaient vu en changeant de maître leur situation s’améliorer de façon inespérée. Ils allaient peut-être appartenir à la nouvelle armée de justice, formée par le Seigneur. Tout le monde pensait que l’expédition contre les syges était un simple prétexte pour se poser en rival du Prince élu.

— Attention ! dit Will à ses deux compagnons. Il faudra quand même se battre contre les syges. Le Seigneur Ugi a besoin d’une victoire sur ces sales bêtes pour renforcer son prestige et, de toute façon, il est obligé de donner le change.

— Donner le change à qui ? demanda T’nek.

— Aux autorités, aux Boaras, à Dieu sait qui. Au Prince élu même, avant d’être assez puissant pour l’affronter. Mais il n’a aucune chance. Il va d’abord se faire tanner par les syges. Et le Grand Meneor n’aura aucune peine à écrabouiller ce qui restera de l’armée Ugi ! Mais je m’en fous. Mon laissez-passer sera bientôt prêt.

Il montra sa main gauche, ouverte.

— Je pourrais même demander à partir tout de suite, mais je ne suis pas pressé. Je vous quitterai avant la fin de l’entraînement, en vous souhaitant bonne chance.

Le laissez-passer commençait à s’imprimer dans la paume de Will. On pouvait lire, en caractères nejeriens :

LAISS PAS
WILLI SHOP
En rout pour le tribun
de Mo Be enst lak

— C’est le tribunal de Mors-Bemerkenstaglak, expliqua Will. Le même que pour mon premier jugement décennal. Eh oui, j’avais eu un bon jugement. Et j’avais reçu un billet de chemin de fer et de bateau pour Kamn’ix, en Atreham. J’étais un homme libre et un pécule important m’attendait. Mais j’aimais une fille que j’avais laissée à Huparlac. Je voulais l’emmener avec moi en Atreham. Je suis revenu et je me suis fait piquer. Dix ans de servage de plus ! Au début, j’ai cru devenir fou. Mais je ne regrette rien. J’ai beaucoup appris. Notamment, le langage des syges – enfin un tout petit peu – et c’est pour ça que je suis ici aujourd’hui.

« Il y a deux mois environ, j’ai commencé à voir les premières marques du passeport dans ma main droite. Quelques autres serfs étaient dans le même cas. Nous nous sommes groupés. Pour certains, c’était la première fois. L’impatience les rendait fous. Nous nous sommes mis à fronder. Nous avons refusé de travailler. Les anges gardiens m’ont accusé d’être le meneur. Ils m’ont coupé la main droite et ils m’ont jeté en prison. C’est là qu’on s’est rencontrés, conclut-il pour Serge. Le passeport a mis deux mois pour se réimprimer sur ma main gauche ! »

La colonne des volontaires s’enfonça dans une vallée où la forêt, constituée à quatre-vingt-dix pour cent de résineux, était épaisse et sombre. Le sentier devint étroit. Les hommes durent marcher en file indienne. Gêné par les branches, l’officier à cheval qui conduisait la troupe ralentit l’allure. Les hommes purent souffler un peu. Mais ils ne pouvaient s’empêcher de jeter des regards inquiets dans l’ombre profonde du sous-bois. La peur des syges hantait tous les esprits.

À un moment, Will éclata de rire.

— Nous n’arriverons pas au pays des syges avant une journée de marche, dit-il. Et encore… La forêt des Mille collines n’est que l’avant-poste de la grande forêt des syges qui s’étend sur deux mille kilomètres de long et mille kilomètres de large. Autant dire que le Seigneur Ugi n’est pas au bout de ses peines ! Avec un peu d’attention et d’habitude, les humains peuvent sentir la présence des syges… mais moins bien qu’ils sentent la nôtre. Ces sales vampires sont terriblement télépathes !

— Et tu sais communiquer avec eux ? demanda Serge.

— Attention ! dit Will. Ce ne sont que des bêtes. J’ai jamais prétendu le contraire, hein ! Télépathie n’est peut-être pas le mot juste. Ce sont des bêtes : ils ne pensent pas… Mais ils sont sensibles aux ultra-sons. Ils en émettent et ils en reçoivent. J’avais fabriqué un sifflet à ultra-sons que les anges gardiens m’ont volé quand ils m’ont mis en prison. J’ai promis au lieutenant K’Til’no de lui en faire un autre. Il est possible de fabriquer aussi des flûtes qui permettent de communiquer sommairement avec les syges… Mais ça sert à quoi ? Ça sert à quoi, je vous le demande, de communiquer avec des bêtes ?

Serge sourit. Will insistait trop sur l’animalité des syges. Il payait son tribut à la doctrine officielle. Au fond de lui, y croyait-il vraiment ?

— Et les hipars ?

— Oh ! les hipars…

L’homme à la main coupée baissa instinctivement la voix.

— Y en a plus ! Presque plus, enfin… depuis des siècles. On n’en parle pas. Tu peux parler des syges tant que tu veux… À condition de pas aller raconter que c’est des gens ! C’est pas des gens ! C’est pas des gens !

— Et les hipars, c’étaient des gens ?

— À non ! sûrement pas ! Les hipars, c’étaient des chauves-souris géantes, rien de plus. Et tu n’as pas intérêt à en parler.

Il baissa de nouveau la voix.

— Un tabou, voilà ce que c’est. On s’en fout, mais il faut respecter.

— Je vois, dit Serge. Will, ça fait vingt ans que tu es sur Shiraboam ? Tu es déjà passé au jugement décennal. Tu as déjà vu beaucoup de choses. Moins que David Rolguer, mais pas mal quand même. Tu as dû réfléchir sacrément aussi, pendant tout ce temps…

— Ouais, Goer ?

— Est-ce que tu en sais un peu plus sur les Boaras ?

— Les Boaras…

Will baissa la tête et pressa le pas, comme s’il voulait échapper à la question. Pourtant, une ride profonde creusait son front au-dessus de ses sourcils froncés. Il leva brusquement son poignet sectionné.

— Ma main ! Si j’ai un jugement, ils m’en grefferont une autre ou ils me la feront repousser. Ils en sont capables… Ils peuvent faire repousser un membre.

— Qui ?

— Qui ? Les médecins de Bemerkenstaglak ? Peut-être, mais grâce à la science des Boaras. Est-ce qu’ils ont toute la science des Boaras ? Je ne crois pas. Même en Atreham, même dans les pays les plus évolués. Ils en ont quelques bribes, comme ça. Parce que la science des Boaras, c’est quelque chose d’absolument fabuleux. Pour ce qu’on en sait… Mais les Boaras, on les voit jamais. Il paraît qu’on les entend quelquefois dans sa tête, comme au premier jugement. En tout cas, ils ne m’ont pas parlé à moi. Et jamais personne n’a pu me dire à quoi ils ressemblaient. David Rolguer prétend quelquefois qu’ils n’existent plus… Qu’ils ont existé dans le passé mais qu’ils ont disparu, comme les dinosaures de la Terre. Mais le vieux David raconte n’importe quoi et le contraire, suivant son humeur. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les porteurs d’âme, comme on les appelle, sont des idiots.

— C’est quand même bizarre, dit Serge. Vous ne trouvez pas ?

— Moi, je ne me mêle pas de ces histoires, grommela T’nek. Je veux être affranchi et avoir une bonne vie sur ce monde. C’est tout. Je n’ai pas envie d’être trop malin. Pour moi, les Boaras sont les juges et les maîtres. Les porteurs d’âme sont leurs valets ou leurs esclaves ou leurs robots : ça ne me regarde pas.

Serge éclata de rire.

— Moi, j’aimerais bien être un peu plus malin. Il me semble que si je pouvais comprendre pourquoi ces Boaras, suprêmement évolués et maîtres d’une science prodigieuse… ont choisi d’avoir des serviteurs idiots, eh bien je comprendrais beaucoup de choses. Je comprendrais peut-être qui sont réellement les porteurs d’âme et ce que veulent réellement les Boaras.

Will, qui marchait devant Serge, ne répondit pas. T’nek, qui marchait derrière, sortit du rang pour arranger son mocassin et se laissa distancer. La conversation l’effrayait.

Serge pensa avec une pointe de tristesse qu’il était en train de se montrer infidèle à la méthode qui l’avait tant aidé, qui l’avait peut-être empêché de devenir fou de désespoir ou d’horreur : croire que tout était vrai… Oui, cette attitude l’avait sauvé. Elle lui avait permis de franchir une étape extrêmement difficile de sa destinée. Mais elle était trop facile, trop simpliste. Elle méritait d’être dépassée.

Elle devait à tout prix l’être.

En marchant dans la forêt obscure, il sentit une certitude bien plus excitante le pénétrer corps et âme. Rien n’était complètement faux, mais tout avait un autre sens.

Il y eut un jour entier de marche. Puis un autre. Le camp était encore plus loin. La colonne des volontaires passait la nuit dans les clairières. Serge prit tout de suite ses fonctions de guetteur. Le sous-lieutenant Yao Sen, qui commandait le groupe, le soumit à plusieurs épreuves d’observation nocturne et se déclara étonné. Serge pourtant n’avait pas l’impression d’être un phénomène. Il en parla à Will qui se mit à rire.

— Tu auras bientôt des émules. C’est une excellente chose pour la lutte contre les syges.

— Je ne comprends pas.

— Les humains du Nejernoey n’osent pas voir la nuit. Si tu as une bonne vision nocturne, tout le monde dit que tu as des yeux de syge. Qui aime s’entendre comparer à une sale bête ? Tu es même suspect d’être un peu vampire. Les vampires font peur à tous les humains sur tous les mondes, et ici encore plus qu’ailleurs. Il faut du courage pour prendre le risque de leur ressembler !

Serge observa ses compagnons de route. Beaucoup avaient l’air complètement aveugles dès la tombée de la nuit. On eût dit que le clair de lune n’existait pas pour eux. Seuls ou presque les nouveaux venus échappaient à cette névrose… Mais peut-être un long séjour sur Shiraboam avait-il réellement un effet néfaste sur l’acuité visuelle des humains ? Serge finit par admettre qu’il s’agissait d’une combinaison des deux phénomènes. La névrose devait entraîner à la longue une dégénérescence physiologique de la vue.

Les officiers et les sous-officiers possédaient de puissantes lampes électriques. Les piles, minuscules, portaient une seule mention : Atreham. Atreham, l’autre continent, le pays de la technologie, de la vie facile, où les serfs du Nejernoey rêvaient de partir après leur jugement décennal… Les volontaires avaient des torches que Serge prit d’abord pour de simples branches de résineux. C’étaient aussi des produits d’une technique étrangère. Les humains de Shiraboam utilisaient avec plus ou moins de bonheur quelques bribes de la fabuleuse science des Boaras. « Les Boaras, dit Will, n’ont pas besoin de lampes ni de torches. Ils claquent des doigts et la lumière jaillit. En admettant qu’ils aient des doigts… Et ils n’ont même pas besoin de lumière. Ils voient la réalité avec les yeux de l’esprit. Mais pour nous, les lampes, les torches, c’est merveilleux. Il en faudrait dix fois plus. Nous chasserons les syges avec la lumière. Et aussi peut-être avec les sons ou les ultrasons… »

Will rêvait en marchant. La proximité du jugement décennal faisait de lui un personnage important. À coup sûr, il allait jouer un rôle dans l’avenir de la planète.

Et puis les grenades éclairantes. Will en parlait avec respect : il en avait jeté sur les syges, autrefois. Elles étaient à peine plus grosses que les fruits du hêtrenoir ou les poires rouges qu’on trouvait dans les sous-bois clairs. Mais elles étaient très lourdes et contenaient une quantité incroyable d’énergie. On les jetait sur les syges, pour les aveugler, soit lorsqu’on était attaqué par ces sales bêtes, soit quand on voulait donner l’assaut à un nid ou une caverne de vampires. Leur explosion produisait pendant une minute entière une lueur extrêmement vive. Les syges s’enfuyaient affolés, ou se terraient les mains sur les yeux – et se faisaient massacrer.

À l’étape, Will montra à Serge le volontaire qui portait les grenades dans une caisse en liège. C’était une lourde charge. Le lendemain, Serge s’offrit pour prendre la place. À l’étape suivante, il était mort de fatigue. Il s’effondra à côté de la caisse et put examiner les grenades. Il ne trouva même pas la mention Atreham. Pas le moindre signe indiquant la provenance de ces mystérieuses petites bombes. Le système de déclenchement était simple et classique : une goupille très bien adaptée aux doigts humains. Était-ce un produit – ou plutôt un sous-produit – de la technologie boara ?

Serge avait une idée. Il voulait faire ses preuves comme porteur, en attendant de devenir guetteur. Il espérait se procurer ainsi un équipement personnel : une lampe, un couteau, une arme, des provisions… tout ce qu’il pourrait voler. Il était presque certain qu’il en aurait besoin un jour. Pour s’enfuir ou pour n’importe quel autre projet.

Mais en cinq jours de route à travers la forêt, de plus en plus épaisse et sombre, il n’eut droit qu’à la caisse de grenades. Les sous-officiers se moquaient ouvertement de lui. Il compta les grenades. Trente-huit. Personne ne semblait se soucier de leur nombre. Il n’y avait pas d’alvéoles dans la caisse. Le cinquième soir, avant de remettre son chargement au sous-officier qui en avait la responsabilité, il mit dans sa poche un petit fruit d’acier lisse et froid. Le sous-officier distribua des grenades à ses collègues et à la demi-douzaine de soldats qui encadraient la colonne de volontaires. Il le faisait à chaque étape. Il ne s’aperçut de rien.

Il n’y eut pas d’incursion de syges cette nuit-là, pas plus que les précédentes. Personne n’eut l’occasion de lancer une grenade éclairante. Au matin, Serge retrouva dans sa poche celle qu’il avait sortie de la caisse la veille. La colonne devait atteindre le camp d’entraînement le jour même. Il eut envie de remettre la grenade à sa place. À quoi bon la garder maintenant ? Et au camp, on risquait de faire l’inventaire des armes… Il réfléchit longuement et décida de tenter sa chance. Il la garda.