CHAPITRE XV
Un comité d’accueil composé pour moitié d’anges gardiens roses et blonds et pour moitié d’Oonantis orangé rouge se présenta sur la plage des aulnes-à-syges dès que le canot eut accosté. Une douzaine d’hommes, fusil à l’épaule, kong à la ceinture, en tenue léopard, ours gris et cerf royal. L’endroit n’avait rien d’un port, même camouflé. Serguéi eut l’impression d’entrer dans le palais du Seigneur Ugi par une porte dérobée. « Mauvais signe », pensa-t-il. De toute façon, il n’attendait rien de bon de ce voyage ni de l’entrevue qui allait suivre – si on ne le liquidait pas en route.
Il remarqua deux soldats embusqués dans les rochers, derrière une mitrailleuse qui rappelait les modèles allemands de la Deuxième Guerre mondiale. Une association d’idées lui chavira le cœur : et la Troisième ? En quel état se trouvait maintenant la Terre lointaine ?
C’était la première mitrailleuse qu’il voyait sur Shiraboam et cela aussi lui fit un choc. Les deux Oonantis surveillaient le lac et la rive nord, celle du camp. Le Seigneur Ugi craignait-il ses officiers ikariens et terriens tout autant que de ses ennemis syges ?
Sophia, Serguéi et le lieutenant Suhii montèrent dans une voiturette électrique haute sur pattes, qui ressemblait à un insecte aquatique. Les hommes d’escorte s’installèrent trois par trois sur de grosses motochenilles. Propulsion électrique aussi ? En tout cas, il existait sur Shiraboam une technologie capable de produire des accumulateurs bien plus efficaces que ceux de la Terre. « Ceux de la Terre à la fin du XXe siècle ! rectifia-t-il. Dieu sait où ils en sont maintenant ? À l’antigravité ou au chariot à bœufs ? »
La piste montait en zigzag entre les aulnes-à-syges. Au moment où les véhicules atteignaient le plateau qui occupait la partie nord-est de l’île, le soleil sortit de derrière les nuages, révélant un panorama de vallons échancrés vers le lac, parsemés de bosquets, de chalets de bois, de huttes en bois ou en pierre. Ohnahaa était plus grande que Serguéi l’avait supposé. Corollaire : son évasion serait plus difficile. On verrait le moment venu… Il avait ses yeux et ses griffes !
Les soldats du Seigneur circulaient en tous sens, à pied, ou sur divers véhicules. Un cavalier solitaire salua au passage le lieutenant Suhii. Encore un Oonanti. L’île n’était pas seulement le quartier général du Seigneur Ugi : c’était une base oonantie. Sophia serra le bras de Serguéi. Une troupe de serfs – d’esclaves – travaillait à un terrassement sous la surveillance des anges gardiens blonds, armés de fouets. Serguéi avait une certaine expérience de ce genre de situation, du mauvais côté du fouet. Il rendit à Sophia l’étreinte de sa main. « Après tout, nous sommes ici pour expier… »
Mais expier quoi ?
Le palais du Seigneur se dressait derrière une palissade de deux mètres de haut. C’était un énorme chalet, inachevé, flanqué de bâtiments bas, de huttes et de guérites. Une barrière hérissée de pointes s’ouvrit devant la voiture, tandis que les motochenilles s’arrêtaient à bonne distance. Le lieutenant bondit de son siège, aida Serguéi à descendre.
— Attention, notre Seigneur Ugi nous a vus !
Ses mains tremblaient et lorsqu’il prit le bras de Serguéi pour soutenir celui-ci, il faillit tomber avec lui. Suivi de près par deux gardes du corps terriens, aryens même, le général oonanti s’avançait vers les visiteurs à pas lents, léger et brillant comme un personnage fantastique. Serguéi éprouva une surprise intense. Il avait oublié d’interroger Sophia sur l’homme qu’il allait rencontrer. C’était un très jeune homme. À première vue, on l’eût pris pour un prince enfant, un adolescent efféminé, avec ses cheveux longs, à peine cuivrés, sa frêle stature, son cou mince, ses bras fluets. Mais la dureté métallique de ses traits, la densité de son regard sous ses longs cils roses démentaient aussitôt cette impression.
Il y avait quelque chose de royal dans le port de sa tête et le pli dédaigneux de sa bouche. De royal ou d’inhumain… Sa peau était d’un orange très pâle, ses cheveux bronze foncé, assez loin du rouge éclatant des crinières oonanties qui l’entouraient. Il aurait pu passer pour un Terrien ou plutôt pour une Terrienne. Et fort belle…
Peut-être le Seigneur était-il une Dame ? Peut-être n’était-il pas humain ? Peut-être jouait-il un rôle ? Peut-être était-il un robot, un porteur d’âme ou n’importe quoi de ce genre ?
Peut-être était-il un Boara ?
En tout cas, il exerçait sur ses officiers, ses gardes, ses proches, un ascendant extraordinaire.
— Bienvenue, Goer de la Terre, dit-il d’une voix douce mais nettement masculine. Et toi aussi, Sophia. Et merci à toi, Suhii. Tu peux disposer, lieutenant.
Il s’approcha de Serguéi, relaya l’officier.
— Sophia et moi allons conduire notre invité jusqu’à un siège confortable.
Le groupe franchit un rideau de saules, d’aulnes-à-syges et de bambous et arriva devant une piscine ovale, d’environ cinquante mètres dans son grand axe, pleine d’une eau bleu pâle, transparente. Deux filles nageaient en se poursuivant et en s’éclaboussant. Dans cette eau si claire, on voyait qu’elles étaient complètement nues. Serguéi ne put retenir une exclamation d’étonnement. En quelques pas, il avait changé d’univers. Il avait quitté le Nejernoey moyenâgeux pour rejoindre la civilisation technologique, ses fastes et ses jeux. Il ne se sentait pas plus rassuré pour autant. Le mystère qui suintait par tous les pores jaunes du Seigneur lui parut s’épaissir encore.
Puis il oublia les naïades. Son regard vola autour de la piscine, s’arrêtant sur un homme et sur un objet aussi inattendus l’un que l’autre. L’objet était un poste de télévision portatif, tranquillement posé sur le marbre beige, à côté du plongeoir. L’homme, étendu sur une sorte de chaise longue, avait une barbe grise sur des joues creuses, des bras et des jambes très maigres, mal accrochés à un corps massif. Il ressemblait au Juif errant et, lorsqu’il tourna la tête vers le Seigneur et ses hôtes, Serguéi vit qu’il ne s’était pas trompé.
David le prophète !
— Nous détruirons les syges, disait calmement Ugi. Nous en avons maintenant les moyens.
Il caressa distraitement la cuisse de Sophia. La jeune femme, en slip de bain, les seins nus, était assise près de lui dans une attitude languissante. Serguéi avait naturellement gardé son uniforme de toile grise. Il n’était pas censé pouvoir se baigner ni même se déshabiller. Le Seigneur Ugi portait une combinaison argentée, en tissu artificiel, d’aspect métallisé, ornée de dessins multicolores, qui laissait ses bras et ses épaules nus. Il avait passé par-dessus un gilet sans manches, largement ouvert, avec quatre poches où étaient accrochés des armes, des clés et divers objets qui semblaient appartenir à une technologie étrangère, peut-être non humaine.
Était-ce l’aveu d’une connivence avec une race supérieure, qui aurait pu être celle des grands juges, ou une simple mascarade destinée à tromper ses officiers ? Serguéi eut l’intuition qu’il recevrait bientôt une réponse à toutes ses questions. S’il vivait assez longtemps.
— Nous détruirons les syges, par le fer et par le feu, répétait le Seigneur. Je dispose maintenant de nouveaux moyens qui me permettront de défolier leurs chênes-de-fer et de griller le sous-bois. Nous allons commencer prochainement par les pentes de la montagne que vous voyez en face de vous, sur la rive sud du lac. Nous aurons une centaine de ballons, quatre ou cinq hydravions… et plus tard une dizaine. J’attends également des lance-flammes et des automitrailleuses. Il faut en finir avec ces monstres. D’autant qu’il y a un fait nouveau.
« Nous avons la preuve que les syges gardent des esclaves humains pour se nourrir de leur sang. Nous en avons libéré quelques-uns. La plupart étaient devenus des animaux. Ils étaient aussi très affaiblis et inconscients. Mais récemment, un commando de lutte contre les syges-des-arbres a libéré un ancien serf de Jeberberen, nommé Marino. Ce Marino était un Mordant. Il ne croyait pas à l’existence des syges. Il s’est évadé pour gagner la forêt. Les syges – qui existaient vraiment – l’ont capturé et transformé en outre à sang. Mais il est encore conscient. Il se souvient très bien de son odyssée. Il se souvient de vous, Serguéi Goer. Il était votre compagnon de servage à Cinq-Cabanes-du-Loup-gris, au domaine de Jeberberen. Vous pourrez authentifier son témoignage, ce qui est très important… Voilà une des raisons de votre présence ici. On va amener Marino et vous l’écouterez ! »
« Il ne veut donc pas me tuer tout de suite », pensa Serguéi. L’apparente bienveillance du Seigneur l’inquiétait presque davantage. Et l’opération projetée contre les syges rendait son évasion encore plus incertaine.
Il rencontra l’étrange regard – profond, camouflé, double, électrique… – du chef oonanti. Il le soutint et dit simplement :
— Je me souviens de Marino. Je suis heureux qu’il soit vivant.
— Je suppose que vous n’avez pas oublié non plus David Rolguer le prophète.
— Je l’avais reconnu.
— C’est la deuxième raison de mon invitation. David prétend qu’il va mourir aujourd’hui. Comme il a toujours été bon prophète, cela pourrait bien arriver. Vous ne trouvez pas qu’il a l’air malade ?
David s’était levé et il s’avançait calmement vers le Seigneur Ugi. Une sorte de toge, rouge et blanche, serrée par une ceinture violette, le drapait non sans élégance des épaules aux genoux, découvrant ses jambes squelettiques, creusées de plaies sanguinolentes. Ses pieds nus saignaient aussi et il laissait derrière lui des traces rougeâtres sur le marbre clair. Il sourit à Serguéi.
— Non, je n’ai pas été torturé. Enfin, depuis longtemps. C’est une forme de maladie, si l’on veut. Mais je ne mourrai pas de ça. Je mourrai de mort violente. Notre cher Seigneur le sait très bien, mais ça n’a aucune importance. Toi, tu vivras et je fais de toi mon légataire universel. À vrai dire, je ne possède rien, mais je tiens à ce symbole.
Le Seigneur esquissa un geste de jeune fauve s’étirant au soleil. Un rictus moqueur pinça ses lèvres ocre, striées de veinules roses.
— Qu’est-ce qui vous prouve que Serguéi Goer vivra, David ?
— C’est une prophétie que je fais, cher Seigneur.
— Très bien. J’ai accédé à ta demande. Ton héritier symbolique est ici. À toi de tenir tes promesses.
— Je suis prêt à répondre à toutes questions.
— Cela ne suffira pas, David. Ton légataire universel doit entendre ton testament. Et je l’écouterai aussi. Telles sont nos conventions.
Le Seigneur Ugi fit claquer ses longs doigts aux ongles dorés. Deux anges gardiens bondirent à l’appel. D’un signe, il leur commanda de donner un fauteuil gonflé à David et un autre à Serguéi.
— Asseyez-vous tous les deux en face de moi. Je veux voir votre regard.
Il tourna ostensiblement la tête et se remit à caresser les jambes, le ventre et les seins de Sophia. La jeune femme avait fermé les yeux. Le cou tendu en arrière, elle offrait au soleil son visage sans expression. Son souffle s’accéléra légèrement. Impossible de deviner si elle éprouvait du dégoût, du plaisir, de la fierté ou n’importe quoi d’autre. Peut-être cela n’avait-il aucune importance.
Soudain, l’Oonanti leva la main qui palpait Sophia et la pointa tour à tour sur David et sur Serguéi.
— Eh bien ! prophète, dis-moi qui est en réalité celui-ci !
David envoya un sourire d’encouragement à son ancien compagnon de cachot. Mais Serguéi savait que sa vie allait se jouer dans les prochaines minutes. Il se prépara à se changer en syge. En syge-de-jour, une variété hybride qui n’existait pas encore… Non pour tenter de fuir en abandonnant Sophia, mais pour bondir sur le Seigneur Ugi et le tuer avant d’être tué. Ou mieux : le prendre en otage.
Il serra les poings. Le sang coula dans ses paumes. Cela risquait de le dénoncer. Il se mordit la lèvre et il sentit immédiatement le sang au coin de sa bouche. Il pensa : « Je suis perdu ! »
David joignit les mains et leva les yeux au ciel.
— Celui-ci, comme vous dites, cher Seigneur, s’appelle Goer. Serge Goer…
— Serguéi.
— Serguéi si tu veux. C’est un Goer de la Terre. Il y en a beaucoup sur ce monde et ailleurs. Étrange tribu qui a essaimé sur toutes les planètes du totum, par je ne sais quel mystère. J’ai douté longtemps en être un moi-même. Et maintenant… Oui, je réponds à votre question, cher Seigneur. Serguéi Goer est vraiment un Goer. Mais il n’est pas un descendant de Jôl Goer, le Fondateur de la civilisation humaine sur Shiraboam. Vous savez, cher Seigneur, combien les Boaras sont friands des manipulations temporelles. Vous en avez là une tout à fait réussie. Serguéi est très probablement le père du Fondateur !
« Toi, Joël, pensa Serguéi. Toi, mon fils. Je n’ai jamais douté de ton destin. J’ignore ce que tu as fait exactement, mais c’est magnifique. Et tu as été l’ami des syges… »
— L’ami des syges ! s’exclama le Seigneur.
— C’est vrai, fit David. L’homme dont vous avez entrepris de détruire l’œuvre.
— Oh ! l’œuvre était déjà malade. Ce que tu appelles la « civilisation humaine » n’existe plus sur Shiraboam. Et la rupture entre les hommes et les syges est consommée depuis longtemps. Bien sûr, grâce au témoignage de Marino, je pourrai convaincre le Cardinal Prince élu que son attentisme, son laxisme ne se justifient plus et qu’il faut agir.
— Voulez-vous une prophétie, cher Seigneur ? En voici une : le Grand Meneor ne se laissera pas convaincre par vos arguments. C’est peut-être un Goer de la Terre, lui aussi. Il vous fera la guerre. Il détruira votre armée.
— Et je mourrai ?
— Peut-être pourrez-vous fuir vers Oonanti ou un autre monde.
— Serguéi Goer, ici présent, serait donc le père du Jôl Goer ? Cela ressemble à une histoire légendaire.
— Nous vivons une histoire légendaire.
— David, dit Serguéi. Tu as dit à la prison que tu étais né sur la Terre, en Amérique, il y a deux siècles environ. Ainsi, tu ne peux pas être un Goer.
— C’est une question ? La réponse vous intéresse, cher Seigneur ? Les choses ne sont pas aussi simples, Serguéi. D’abord, je ne sais pas si je suis né en Amérique, ni sur la Terre. J’avais six ans quand je suis arrivé à Manhattan. Les souvenirs de mon enfance sont extrêmement confus. Je ne sais pas d’où je venais. Mon nom était Roger Guerre. J’étais sans doute Français, à cause de ce nom et de la langue que je parlais un peu. Je connaissais aussi, quelques mots d’anglais. Et je baragouinais une langue que personne n’a jamais pu identifier et qui était peut-être bien le nejerien. Un couple juif âgé m’a adopté. Plus tard, je suis parti en Europe. C’était l’époque napoléonienne. J’ai beaucoup voyagé… Comment je suis arrivé sur Shiraboam ? Comme tout le monde. J’ai rencontré les porteurs d’âme des Boaras qui m’ont dit que des choses effroyables se préparaient sur la Terre. Ils m’ont proposé le pacte du jugement et m’ont transporté Dieu sait comment sur ce monde. Quand j’ai vu les forêts du Nejernoey, il m’a semblé reconnaître le paysage de mon enfance… Pourquoi m’avait-on envoyé sur la Terre dans mon jeune âge ? Pourquoi ces manipulations temporelles ? Comme je vais comparaître bientôt devant le tribunal du jugement dernier, les Boaras m’expliqueront sans doute tout cela.
Le Seigneur Ugi chassa la réflexion d’un geste de la main, appuyé par une moue méprisante.
— Dispense-nous de tes états d’âme, prophète.
David garda un moment le silence. Le Seigneur reprit :
— Tu as juré que tu parlerais en présence de Serguéi Goer. Il est là. Nous t’écoutons tous les deux.
— Peut-être ai-je commis une erreur. Peut-être ai-je trop tardé pour choisir mon héritier spirituel ? J’annonce que Serguéi Goer vivra.
— Tu l’as déjà dit ! coupa le Seigneur sur un ton agacé.
— Je le répète. Si, par extraordinaire, il venait à mourir…
— Tu ne crois même pas à tes prophéties ? Si Serguéi Goer mourait, tu n’aurais plus d’héritier, c’est ça ? Tu me demandes un engagement ? Mais tu n’as aucune confiance en moi ? Alors, à quoi bon ? Tu dois croire à tes prophéties. Tu n’as pas d’autre ressource.
— Je peux encore me taire.
— Mais tu veux parler avant de mourir. Et tu as annoncé ta mort. Pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? Tu es obligé de parler. De plus, tu as une chance, si faible soit-elle, de me convaincre.
— C’est vrai. Si faible soit-elle… Cher Seigneur, tu ignores peut-être que tu t’es mis au service des ennemis de la race humaine. Bien que j’en doute !
Le Seigneur s’esclaffa. Mais il avait blêmi.
— J’ai déjà entendu ce son de cloche. Alors, ton testament spirituel n’est rien d’autre que le Système Goer ?
— Qu’est-ce que le système Goer ? demanda Serguéi.
— Un tissu d’imbécillités ! répondit l’Oonanti. Une théorie absurde inventée par Jôl Goer pour justifier l’alliance entre les hommes et les syges. On appelle également « Système Goer » une secte vouée à propager les idées de son fondateur. Car c’est tout ce qu’il a jamais fondé, votre grand homme : la secte qui porte son nom.
David se souleva dans son fauteuil.
— Tu as voulu que je parle, cher Seigneur. Je vais le faire.
— Tu es donc un agent du Système Goer ? Je suis déçu. Je te prenais pour un véritable prophète !
L’Oonanti ricana.
— Qu’espères-tu ? Me convertir ? Non, tu dois avoir un but plus subtil. Alors, je vais t’écouter pour comprendre.
David regarda Serguéi.
— Je regrette, frère. J’aurais dû te dire tout cela à la prison. Mais je ne savais pas encore que j’allais mourir si tôt. J’avais peur que tu me croies fou. Et je pensais qu’il y avait avec nous des espions ennemis… Le résultat, c’est que je suis obligé de te parler aujourd’hui dans les pires conditions. Le Seigneur Ugi est probablement – je n’en suis pas encore tout à fait certain – le pire ennemi de l’humanité unie qu’il y ait sur ce continent et peut-être sur tout Shiraboam. Dès que tu connaîtras la vérité, ta vie sera en danger. Mais je sais que tu vivras. C’est une prophétie que je fais, car je suis prophète.
— Une prédiction, rectifia le Seigneur.
— Peut-être. Attention, Serguéi. Tu devras être extrêmement vigilant et te tenir prêt à te battre. Comment ? Je te fais confiance et je crois que les Boaras t’aideront, car tu n’es pas ici par hasard. C’est impossible. Même s’ils sont très loin, les Boaras veillent sur nous… Mais ne sous-estime pas notre cher et noble Seigneur Ugi. Il est moins stupide qu’il n’essaie de le paraître en ce moment. Il se demande ce que je sais exactement et il attend que je vide mon sac. Il pense que je te donnerai le maximum d’informations et qu’il pourra mesurer ainsi à quel point les gens du Système Goer sont renseignés.
« Il est persuadé que j’appartiens au Système Goer. Il a peut-être tort… ou peut-être pas. Mais les choses sont moins simples qu’il le pense. Il y a sans doute un groupe d’hommes qu’on appelle Système Goer et qui sont aujourd’hui le fer de lance de l’humanité. Et il y a ceux qui les approuvent et les aident parfois, mais ne partagent pas leurs secrets. Qu’est-ce qui prouve au Seigneur Ugi que je ne suis pas de ceux-là ?
« Je suis un homme seul qui est allé jusqu’au bout, sur la route du jugement. Ce que je vais te dire, j’ai mis près de deux siècles pour le découvrir. Entre-temps, j’avais rencontré les hommes et les femmes du Système Goer. Mais ce ne sont pas eux qui m’ont appris ce que je sais. Voilà la vérité.
« Et je voulais que notre Seigneur Ugi sache qui tu es pour qu’il n’ait pas un jour la tentation de te maltraiter… »
— Je ne crois pas une seule de ces bonnes paroles, dit l’Oonanti à Serguéi. Je ne pense pas que tu sois le père de Jôl Goer, ni même son arrière-petit-fils. Cette argumentation est destinée à me convaincre que tu es intouchable. J’ai voulu vous confronter pour vous démasquer. J’ai sans doute réussi. Je pense que vous êtes tous les deux des agents du Système Goer. Et si David tient tant à te protéger, c’est que tu es quelqu’un d’important !
— Seigneur, dit Serguéi, croyez-vous que j’aurais gardé le nom de Goer, dans ce cas ?
— Le nom de Goer jouit encore d’un grand prestige parmi mes imbéciles de soldats terriens et ikariens. Tu participes peut-être à une tentative de déstabilisation de mon armée. Mais peu importe.
— Discussion oiseuse, fit David. Écoute-moi, Serguéi, et ne t’occupe pas de ce qu’il dit. L’hypothèse de Goer, il a fallu des siècles à Jôl Goer pour la concevoir et l’étayer. Elle s’est largement confirmée après lui et maintenant, ce n’est plus une hypothèse : c’est une certitude. Elle seule explique pourquoi des millions d’humains de toutes les races ont été transportés sur Shiraboam. Elle seule explique le jugement. Elle seule explique ce que veulent les Boaras… et pourquoi les porteurs d’âme sont idiots !
Il reprit son souffle et ajouta, plus bas :
— Elle seule explique pourquoi les Oonantis tentent de détruire les syges !
Le Seigneur Ugi eut un geste menaçant.
— Tais-toi, imbécile ! cria-t-il. Laisse-moi réfléchir.
Deux anges gardiens s’approchèrent d’un bond et encadrèrent le fauteuil de David. Le prophète voulut continuer. Deux mains se posèrent sur ses épaules, les pouces s’appuyant sur son cou. Il émit un bref gargouillis et se tut.
— Je t’ai assez entendu pour savoir que tu es un agent du Système Goer, prophète ! Pour Serguéi, j’hésite encore. Je suis perplexe. Peut-être est-il vraiment ce qu’il dit : un héroïque guetteur de mon armée, un sincère ennemi des syges… J’étudierai son cas plus tard. Je vais donc lui donner sa chance en le dispensant d’entendre tes révélations. S’il est loyal, mieux vaut ne pas l’intoxiquer avec le Système Goer. Ce ne sont que des contes à dormir debout, mais certains qui les ont crus en sont devenus fous. Quant à toi, David Rolguer, je veux bien admettre que tu es un vrai prophète. Je vais même t’aider à le prouver. Tu as annoncé ta mort pour aujourd’hui, n’est-ce pas ? Il serait dommage que tu te sois trompé !
Le Seigneur Ugi eut un geste extraordinairement vif. Un geste de syge, pensa Serguéi qui se sentait lui-même à demi syge. Il se tenait prêt à bondir. Il aurait peut-être pu tuer le chef oonanti avant que celui-ci n’abatte David. Mais les anges gardiens et les soldats aux cheveux rouges veillaient en grand nombre autour de la piscine et dans le bosquet voisin. Vingt, trente ou plus… David n’aurait pas plus de cinq secondes de sursis. « Et je me ferais aussitôt massacrer avec Sophia… » Le vieux prophète avait joué et perdu. Il le savait d’avance. Malheureusement, il n’avait pas eu le temps de parler.
Serguéi décida de sauver sa propre vie. C’est ce que David avait voulu. Sa dernière prophétie devait signifier : « N’essaie pas de me sauver. Il faut que tu vives… » Alors, il serra les dents. Tous ses muscles se contractèrent avec une violence douloureuse. Il ne bougea pas.
Le lance-rayon du Seigneur Ugi n’émit aucune radiation visible. C’était un tube de la grosseur d’un crayon. Il n’y eut aucun bruit sauf celui que fit le corps de David en roulant au sol.
— Mon Dieu ! dit Sophia. Il est mort !