CHAPITRE III

Serge n’avait pas la mémoire quasi photographique de son fils. Où était donc ce fameux passage ? Assez près de la maison…, peut-être en face du bois de pins… Il se tortura l’esprit un moment, puis décida de tenter un essai. Il se hissa sur le mur en s’accrochant à la haie. Il se mit à avancer, de biais, en se tenant d’une main et en tâtant le treillage de l’autre.

Parfois, il cessait son exploration pour donner ce qu’il appelait ironiquement « un coup de lampe ». Il fronçait les sourcils, retenait son souffle et accommodait au maximum sa vision nocturne. Il avait l’impression que Joël était un vrai nyctalope. Pas lui. Une torche lui aurait été bien utile, quand même. Non : la lumière aurait pu attirer l’attention d’un voisin. Après tout, il était en train de pénétrer par effraction dans une propriété privée. Il lui fallut un long, très long moment pour repérer la brèche. Il avait mal aux reins et au bras.

Il s’accroupit pour évaluer les dimensions du trou. Alors, il remarqua les traces de passage : feuillages froissés, branches brisées… Des traces récentes, autant qu’il put en juger. Les battements de son cœur devinrent presque douloureux. Il posa la main sur sa poitrine.

Le vent s’était mis à souffler plus fort. Il tremblait sous sa chemise mouillée. Il reprit son souffle et s’engagea dans le trou que les enfants avaient peut-être agrandi quelques minutes ou quelques heures plus tôt. Les phares d’une voiture roulant au ralenti balayèrent l’allée. Sans doute, un riverain qui rentrait chez lui. Serge n’avait pas envie de se faire surprendre dans cette position. Il s’enfonça un peu dans la haie, en espérant que personne ne le prendrait pour un cambrioleur. Il avait les tempes battantes. Au moment de franchir le passage, il crut que la voiture s’arrêtait. Il sauta de l’autre côté, se reçut à genoux sur l’herbe, les mains et le visage un peu griffés, la vue brouillée par l’effort. Il se retourna et ne vit plus les phares qui balayaient la haie.

Presque aussitôt, une portière claqua. De l’intérieur de la voiture, une voix féminine prononça une phrase qu’il ne comprit pas. Une voix masculine, de l’extérieur, répondit vaguement :

— … comprends rien !

Puis, sur un ton excité :

— Dis donc ! Le secteur vient de claquer aussi !

Serge leva la tête et se rendit compte que les lampadaires étaient éteints. On ne voyait plus une seule lumière électrique dans les environs. Il devina que la voiture du couple avait stoppé à cause d’une panne de courant : allumage et éclairage. « Bon Dieu ! pensa-t-il. Ça me rappelle quelque chose… » Quelque chose qui expliquait peut-être la présence de Joël à la villa Mizar.

Il s’aperçut que sa chemise était déchirée. En outre, il avait laissé sa pochette dans la Citroën, avec argent et papiers. Et la clé sur le contact… Mais cela n’avait plus d’importance, maintenant.

Il scruta l’environnement touffu. À force d’accommoder dans le noir, il commençait à avoir mal à la tête : une barre au-dessus des sourcils, comme s’il avait eu un gros fil dur serré sur le front. À cela s’ajoutait un creux brûlant à la place de l’estomac. Son estomac était une pierre creuse, pleine de cendres chaudes. Et il avait la poitrine prise dans un corset de tôle.

De l’autre côté de la haie, la femme appela l’homme qui la rejoignit dans la voiture. La portière retomba. Serge perçut les échos d’une discussion. Puis il y eut un double claquement de portière, suivi d’un bruit de pas féminins. Serge comprit que la femme s’enfuyait pendant que l’homme fermait sa voiture à clé.

Les lampadaires se rallumèrent tous ensemble, le long de l’avenue principale, sur l’allée secondaire. La femme fit « Oh ! » et s’arrêta net. L’homme cria :

— Attends, je vais voir si les phares marchent !

Tandis qu’il rouvrait une portière, l’éclairage public vacilla et s’éteignit une deuxième fois. La femme se mit à hurler. L’homme referma brusquement la porte du véhicule et la rejoignit d’un pas calme, sans courir.

Serge entendit un bruit de feuillage froissé, près de lui. Vraiment tout près. Comme si quelqu’un le guettait, caché derrière un massif ou peut-être dedans. Presque aussitôt, une petite silhouette claire détala sur sa gauche. Une fillette en jupe blanche… non, jaune. Catherine ? Il vit flotter ses cheveux blonds comme sur un écran. Oui, c’était elle.

Il crut comprendre. Les enfants étaient entrés en plein jour, Dieu sait pour quoi faire. La nuit venue, ils n’avaient pas su retrouver le passage. Ils étaient en train de le chercher et il les avait dérangés en s’introduisant à son tour… Il appela : « Catherine ! Catherine ! » La petite fille avait pris peur en apercevant une silhouette d’homme. Elle s’enfuit et Serge se lança à sa poursuite, certain de commettre une imbécillité mais incapable de s’en empêcher. L’enfant se mit à pleurer. Il l’appela encore. Il lui cria de ne pas avoir peur, de revenir, qu’il était le père de Joël et qu’il ne voulait pas lui faire de mal. La petite fille courait vers la maison. Dans cette direction l’obscurité semblait plus épaisse. Puis une lueur orangée s’alluma derrière l’aile gauche, débordant sur les feuillages du parc et éclairant faiblement le toit rougeâtre. Serge n’était même pas sûr que la lueur se fût allumée à ce moment. Peut-être s’était-elle seulement déplacée ou étendue. On aurait dit une aurore boréale. La clarté s’éleva encore au-dessus de la maison et jusque sur la façade à véranda, la façade principale, vers laquelle Serge courait, poursuivant toujours la jeune Catherine.

Il vit l’enfant pénétrer sous la véranda et disparaître dans la maison. Il pensa que Sophie était partie à son abri sans fermer les portes. À quoi bon fermer les portes si la guerre atomique menace de tout détruire d’ici à quelques minutes ou quelques heures ? Si, justement ! Selon toute probabilité, il n’y aurait pas de bombe dans les environs immédiats. Seulement l’onde de chaleur, le souffle plus ou moins violent et les retombées. Mieux valait bloquer toutes les ouvertures pour protéger l’intérieur des bâtiments. Il s’étonna que Sophie n’y eût pas pensé.

Mais lui-même avait oublié qu’en courant après Catherine, il l’effrayerait encore davantage. Maintenant, il hésitait. Entrer dans la maison ? Il lui fallait bien, de toute façon, retrouver Sophie. Mais pourrait-il repérer dans l’obscurité l’escalier qui conduisait à l’abri ? Il décida de faire d’abord le tour de la maison pour essayer de voir d’où venait cette étrange lueur orangée… presque rose maintenant.

Sur la droite, du côté d’un bouquet de troènes qui cachaient un petit bassin, une autre lumière apparut. Faible, pâle, tremblante : à peine plus qu’un ver luisant… Seulement, elle se balançait à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol, comme une lampe portée par quelqu’un qui laisse pendre son bras le long de son corps. Serge eut vraiment cette impression. Mais il ne vit personne. Un insecte ? Une sorte de luciole ? Non, la lumière était un peu trop vive et trop blanche… Blanche ? Elle changeait maintenant de couleur. Elle était orangée, rose – comme la clarté qu’il avait vue un moment plus tôt derrière la maison et au-dessus. Cette clarté avait disparu et il ne put comparer.

Voici que la petite lumière se dirigeait vers lui, toujours en sautillant, presque au ras du sol. Elle monta légèrement et sa course devint rectiligne. « Elle pique droit sur moi ! » pensa Serge. Elle s’immobilisa soudain à hauteur de son visage. Impossible d’évaluer la distance à laquelle elle se trouvait. Un mètre ? Deux ou dix ? Quelque chose empêchait Serge de dire si elle était près de lui ou extrêmement loin. Il savait que ce n’était pas un insecte, ni rien qu’il eût jamais observé.

Elle se mit à clignoter très vite. Légèrement hypnotisé, Serge ne put détourner les yeux comme il en avait envie. Mais en avait-il vraiment envie ? Il devinait que le moment était venu de faire face au destin. Il pensa : « Le jour et l’heure… » Il résista un instant au vertige qui le tirait en avant. Il connut alors son avenir dans la prochaine minute. Ce n’était pas beaucoup une minute : c’était quand même l’avenir… La lumière rose allait ralentir son clignotement et allait partir vers la maison, en glissant dans l’air devant lui. Il allait comprendre qu’elle l’invitait à la suivre et lui montrait le chemin. Il allait hésiter cinq ou dix secondes. Il était libre… Il avait la certitude de sa liberté. Il pouvait reculer à travers la haie, rejoindre sa voiture et quitter la villa… impossible de retrouver le nom… la villa de Sophie ! Mais son fils était là : il voulait le retrouver. Et Sophie… il voulait revoir Sophie !

Et ce fut ce qui arriva. Il se vit avec un certain détachement en train de marcher sur la pelouse, le long d’une haie, guidé par la lumière. Le minuscule œil rose filait droit vers le perron de la villa Mizar. Serge buta contre une marche. Il avait les muscles raides et la tête bourdonnante. Mais il se sentait libre. Tellement libre qu’il faillit soudain abandonner.

Abandonner Joël ? Non ! Aussitôt, il entendit des cris et des sanglots dans la maison. Sans doute la petite fille qu’il avait poursuivie dans le parc. Comment s’appelait-elle donc ? Ah oui, Catherine.

« Qu’est-ce qu’ils lui font ? » Ils… eux… les visiteurs, les envahisseurs. Il avait conscience d’une présence étrangère dans la villa, tout autour de lui. Il pensa à la fin du monde, au jugement dernier. Ce n’était pas un hasard. Des informations de provenance inconnue tombaient dans son esprit… « C’est peut-être ainsi que Sophie a prévu la guerre ! »

La lumière rose passa à travers la porte en bois massif, avec une vitre en verre dépoli sombre, protégée par des barreaux. Serge s’arrêta.

« Omaha », dit une voix dans sa tête. Omaha ? Il chercha dans sa mémoire brouillée. Une ville des États-Unis, dans le Nebraska… non ? La réponse fut non.

« Non : point omaha. »

« Point oméga ? »

« Point omaha… Je m’appelle Omahi et ceci, la villa et une partie des alentours, constitue un point d’observation omaha. Voici Yanka… »

Serge se rendit compte qu’il n’était plus sur le perron. La porte s’était ouverte devant lui ; Sophie avait surgi, vêtue d’un blouson de cuir et d’un jean ; elle l’avait pris par la main et conduit par le couloir sombre à une pièce qu’il ne reconnaissait pas. L’électricité ne semblait pas fonctionner, mais des filaments incandescents tissaient dans l’air une toile lumineuse, qui éclairait à peu près autant qu’une vieille lampe à huile.

Et maintenant, il était là, près de Sophie qui lui serrait le bras, face aux étrangers révélés par la lueur de la toile.

— Je t’attendais, oh, je t’attendais ! murmura la jeune femme.

Il se rapprocha d’elle, voulut poser le bras sur ses épaules. Mais elle s’écarta et il pensa : « Elle a raison, c’est un geste ridicule. Comme si je pouvais la protéger ! »

— Je m’appelle Omahi, dit le plus petit des visiteurs. La villa et une partie des alentours constituent un point d’observation omaha. Voici mon ami Yanka… Nous sommes tous deux des porteurs d’âme… Taisez-vous et écoutez-moi ! Le temps presse. La troisième guerre mondiale va éclater dans un peu plus de vingt-quatre heures. Non, ce n’est pas pour cette nuit mais pour la prochaine. Les Boaras ont décidé d’enlever entre dix et trente millions d’adultes pour les sauver et les juger. Plus environ autant d’enfants de moins de treize ans qui, naturellement, ne seront pas jugés, du moins dans ce cycle.

« Nous pouvons dans une certaine mesure manipuler le temps. Néanmoins, il nous est compté. Nous avons cinquante mille points omaha sur la planète. Nous avons décidé de créer plus de deux cent mille points d’interventions spéciaux. Nous avons cessé de prendre les précautions habituelles pour ne pas être vus ou reconnus. Cela n’a plus aucune importance maintenant. La guerre qui va éclater sera une guerre atomique, une guerre totale. Un cycle s’achève sur la Terre. Un autre va commencer dans la peur et la douleur pour les rares survivants. Notre intervention ne doit cependant pas passer tout à fait inaperçue. Il faut qu’elle joue un rôle dans les légendes de la Terre future et que nous soyons divinisés par les survivants… »

Serge ouvrit la bouche pour poser une question. Omahi l’arrêta en s’écriant une nouvelle fois, sur un ton comminatoire :

— Taisez-vous et écoutez-moi !

Serge avait obéi à la première injonction. Il ne tint aucun compte de la seconde.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

Sophia lui prit le bras.

— Ils me l’ont déjà expliqué. Je te le dirai. Ils sont…

Serge secoua la tête. Il regarda fixement Omahi, et celui-ci se troubla soudain. La machine prophétique qui s’exprimait par la bouche de ce clown baroque s’enraya de façon inattendue. Ce fut Yanka qui répondit en se rengorgeant :

— Nous sommes les porteurs d’âme des Boaras !

— Et qui sont les Boaras ?

L’être fit bouger ses prunelles minuscules au milieu des larges trous ovales qui les abritaient, sous un front nu, couvert de taches rouges. Il prononça sur un ton sentencieux :

— Les Boaras sont nos maîtres à tous ! Vous ne le saviez pas ? Nos maîtres à tous… mais ils sont partis. À la fin des temps, ils nous jugeront tous, les hommes de la Terre et des autres mondes et tous les êtres pensants et nous-mêmes, qui avons une mission à accomplir. C’est la volonté de Dieu qu’il y ait un jugement dernier. Les Boaras ont instauré en outre le jugement décennal…

Omahi interrompit brusquement son congénère :

— Tu es stupide, Yanka. Tu t’expliques mal et ce n’est pas du tout ainsi que les choses se sont passées. Dieu a permis aux Boaras de créer la Planète du Jugement et d’y envoyer certains habitants des mondes victimes de cataclysmes naturels ou de guerres d’anéantissement.

Yanka ricana.

— Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées ! Dieu a permis aux Boaras de créer un système de jugement parallèle et il est assez heureux de cette expérience. Ainsi, les humains qui le voudront seront jugés plusieurs fois dans leur vie et non une seule à la fin des temps. De nouvelles chances et des occasions de s’amender leur seront ainsi données sur la Planète du Jugement. Les meilleurs accéderont peut-être à la connaissance suprême… Mais attention ! Le jugement dernier sera d’autant plus sévère pour eux.

— Imbécile ! s’écria Omahi. Les choses ne se passent pas ainsi. Les Boaras sont les envoyés de Dieu dans l’Univers. Ils ont un grand projet pour aider l’humanité…

Serge ne pensa pas une seconde qu’il avait quitté la réalité à un moment ou à un autre et qu’il était plongé dans un cauchemar absurde. L’idée ne lui vint même pas qu’une bombe avait explosé quelques minutes plus tôt à proximité et que les radiations l’avaient précipité dans le délire de l’agonie. Il savait qu’il ne rêvait pas, qu’il était vivant et que les porteurs d’âme exprimaient à leur façon une vérité codée, truquée, mais tout de même la vérité.

Il n’était pas tellement surpris, ni choqué. Il avait toujours cru que le monde réel différait des apparences, qu’il y avait un fond de vérité dans les religions. Il croyait que la guerre éclaterait un jour. Il était aussi convaincu qu’il serait jugé pour ce qu’il avait fait et peut-être plus encore pour ce qu’il n’avait pas fait. Il avait toujours espéré, vaguement, qu’une deuxième chance lui serait donnée. Il s’était toujours demandé si Dieu s’occupait de lui, directement ou par personne interposée.

Anges ou démons, ces porteurs d’âmes ? Il les regardait sans pouvoir décider. Une sorte de grâce l’empêchait de douter. Omahi et Yanka lui semblaient monstrueusement laids, avec leurs têtes de robots-clowns, leur patchwork de carrés rouges, bruns ou bleus sur la figure, leurs silhouettes raides et mal ajustées, dans des vêtements rayés qui évoquaient un uniforme de bagnard. Bien sûr, c’était un déguisement, choisi pour des raisons inconnues. Ils auraient pu apparaître aussi beaux que des anges ou aussi horribles que des démons… Tels quels, ils avaient un air de réalité extraordinaire.

La pièce, qui était un salon anglais XIXe, décoré d’objets exotiques et de gravures coloniales, prenait sous l’éclairage presque fantomatique de la toile d’araignée incandescente un relief et une netteté que Serge ne lui avait jamais vus. Omahi et Yanka se tenaient à environ deux mètres de lui. Aucun flou dans leur apparence. Ils auraient pu être de pierre ou de métal. Leur regard à tous deux, brillant et froid, avait une intensité insoutenable.

Serge s’aperçut que sa gorge serrée l’empêchait d’avaler sa salive. Il luttait contre la peur avec un certain succès. Il ne tremblait pas et son cœur battait raisonnablement. Une réflexion trottait sans fin dans sa tête : « Tout vaut mieux que la mort de Joël… » Oui, l’univers solide et paisible dans lequel il avait vécu venait de basculer de façon irrémédiable ; mais s’il avait découvert le corps sans vie de son fils, c’eût été bien pire. Maintenant, il pouvait croire que Joël survivrait. Omahi avait annoncé que des millions d’enfants seraient sauvés de la catastrophe, tout en échappant au jugement… Serge se rappela Catherine. Catherine qui s’enfuyait en pleurant, sans doute terrorisée, et qu’il avait stupidement poursuivie. Mais pouvait-il deviner ?

— Qu’avez-vous fait à la petite fille ? demanda-t-il.

Était-ce une illusion ? Yanka eut l’air coupable un bref instant. Ce fut lui qui répondit, tandis qu’Omahi esquissait un mouvement d’impatience.

— La petite fille a été choquée. Nous avons commis une erreur avec elle par précipitation. Nous n’avons pas le droit d’invoquer l’excuse du temps. C’est notre très grande faute. Mais tout va bien maintenant. Et les deux garçons ont été excellents. Ils connaîtront une belle destinée sur la Planète du Jugement.

— Pourquoi iraient-ils sur la Planète du Jugement, puisqu’ils ne doivent pas être jugés ? demanda Sophie.

— Ils seront des uboans, des non jugés. Ils seront libres et appartiendront à la classe supérieure de la société. Ils seront soumis seulement au jugement dernier, à la fin de tous les mondes du totum.

Serge ferma les yeux, essayant d’imaginer Joël Goer dans un univers inconnu. Vain exercice. Il rejeta une vision absurde qui lui était venue et que, pourtant, il ne devait pas oublier.

— Et nous, est-ce que nous ne sommes plus libres ? Êtes-vous ici pour nous emmener sur la Planète du Jugement ?

— Vous êtes libres ! s’écria Omahi. Vous pouvez partir et tenter votre chance contre la bombe. Dans vingt-quatre heures environ, n’oubliez pas ! Mais vous oublierez… Je regrette. Quand vous quitterez le point omaha, le souvenir de notre rencontre sera effacé de votre mémoire. Alors, je vous donnerai rendez-vous au jugement dernier. Nous y serons aussi, car nous nous sommes humains, bien que vous nous preniez pour des robots. Nous sommes de pauvres humains, comme vous, mais le destin nous a accablés d’une lourde tâche. Nous espérons que le jour du jugement, il nous sera tenu compte d’avoir porté l’âme des Boaras pendant des siècles et des siècles !

— Et si nous acceptons de partir pour la Planète du Jugement ? demanda Sophie.

Omahi et Yanka regardèrent la jeune femme d’un air étonné et soupçonneux, comme s’ils avaient oublié son existence ou cru que son cas était réglé.

— Taisez-vous et écoutez-moi ! fit le premier. Nous perdons du temps… Quatre secondes se sont déjà écoulées depuis votre arrivée au point omaha !

Ces mots s’adressaient, sur un ton de reproche, à Serge qui sentit une tristesse infinie l’envahir. Il avait quitté le temps commun. Il avait déjà perdu la Terre.

— Quatre secondes ! murmura-t-il.

— Dieu paraît satisfait de l’expérience des Boaras, dit Yanka en se rengorgeant.

Serge ne demanda pas comment les Boaras et leurs porteurs d’âme pouvaient connaître les impressions de Dieu au sujet de leurs activités. Peut-être en tant que juges de l’humanité avaient-ils des relations privilégiées avec le maître de toutes choses. Peut-être les hommes, de leur côté, ne se préoccupaient-ils pas assez de ce que Dieu pensait de leurs pompes et de leurs œuvres…

Omahi se rapprocha brusquement de Serge et Sophie et se mit à parler d’une voix basse et tendue, comme s’il craignait que Dieu l’entendît.

— Taisez-vous et écoutez-moi ! Les Boaras sont eux-mêmes très satisfaits, car ils peuvent ainsi s’entraîner pour le jugement dernier. On peut considérer que l’expérience leur est utile. Ils souhaitent donc que beaucoup d’humains viennent peupler la Planète du Jugement. Pour encourager les oboaris – ceux qui vont être jugés – Dieu a permis que leur vie soit prolongée de deux ou trois existences normales. Vous subirez plusieurs cures de rajeunissement et vous vivrez au moins deux siècles terrestres – sur Shiraboam, la Planète du Jugement. Tel est le marché que Dieu a permis aux Boaras de passer avec les hommes !

— Dieu ou le diable ? Et si c’est le diable, on peut penser qu’il y a au moins un mensonge dans votre histoire. Alors, si la guerre n’éclatait pas ? Ou si vous la provoquiez vous-même pour recruter les futurs habitants de la planète Shiraboam ?

— Très juste, dit Yanka. À vous de décider.

— Si cela était, ajouta Omahi, il vous en serait tenu compte au jugement dernier. Il y a cinq secondes réelles que vous êtes arrivé au point omaha. Le moment est venu de prendre votre décision !

Sophie serra de nouveau le bras de Serge.

— Je crois qu’on ne peut pas savoir. Tu dois penser à ton fils !

— Exact. Yanka, Omahi ! Vous allez emmener les enfants que vous avez attirés ici, n’est-ce pas ? Mon fils et les deux autres ? Rien ne vous fera changer d’avis ?

— Nous voulons les sauver. Même s’ils survivaient à la guerre, ils connaîtraient une destinée misérable sur un monde aux trois quarts détruit… Vous vous nommez Serge Goer ? Serge Goer est bien votre nom ?

— C’est bien mon nom, dit Serge.

— Votre temps de réflexion est terminé. Par votre hésitation vous serez sans doute responsable de la mort de quelques centaines de Terriens !

— Cent de plus ou de moins !

— Acceptez-vous de partir pour la Planète du Jugement ?

— J’accepte. Je regrette d’avoir tant tardé.

— Vous vous nommez bien Serge Goer ?

— Oui. Je vous l’ai déjà dit !

— Nous ne pouvons pas nous permettre une seule erreur !

— Je m’appelle Serge Goer.

— Serge Goer, êtes-vous prêt ?

— Je suis prêt ! dit Serge.

Sophie se retourna vivement. Serge découvrit alors qu’elle avait coupé ses longs cheveux bruns. Il pensa : « Mon Dieu, quel dommage ! » Puis : « Sage précaution pour la guerre… » Il eut alors l’impression de voir pour la première fois son visage ovale et mince, avec ses yeux un peu bridés, ses pommettes hautes, ses lèvres gonflées, son nez légèrement busqué : un visage à la fois sensuel et pur et un regard bleu qui exigeait l’impossible.

Comme la première fois, il eut un coup au cœur et le sentiment d’une rencontre absolue mais sans avenir.

Elle se jeta contre lui avec une fougue désespérée. Il la serra sur sa poitrine. En l’embrassant, il sentit le goût des larmes sur ses lèvres. Elle eut un bref sanglot.

— Bonne chance ! cria-t-elle. Je ne pars pas. Je ne peux pas quitter la Terre. Adieu !

Serge ne trouva pas un mot à répondre, à part son prénom qu’il répéta trois fois. « Sophie, Sophie, Sophie… »

Quitter la Terre ? Mais il ne pouvait pas non plus quitter la Terre. Il n’en avait aucune envie. La Terre seule existait. Il voulait rester. Il avait peur d’être jugé. Comment avait-il pu accepter d’aller sur la Planète du Jugement ?

À cause de Joël ? Mais son fils lui avait été arraché à jamais par les porteurs d’âme… « Sophie, Sophie ! »

— Six secondes ! dit Omahi.