CHAPITRE V

À un moment, Serge crut apercevoir Rita et Jake. Le couple disparut dans la cohue des nouveaux jugés, sans qu’il ait eu le temps de rejoindre ceux qu’il prenait pour ses amis. De toute façon, le centre de transit comportait un nombre fantastique de voies. Chaque arrivant devait suivre la flèche bleue qui le guidait. La destination de Jake et Rita n’était sûrement pas la sienne et il n’aurait pu les accompagner longtemps. Tout de même, il aurait eu un certain plaisir à leur parler quelques secondes, juste le temps d’apprendre comment ça s’était passé pour eux et si on leur avait permis de rester ensemble.

Il regarda autour de lui. Il avait perdu sa flèche. Il soupira de lassitude. Il marchait depuis des heures. On s’amusait sans doute à le faire tourner en rond. Il avait faim et soif, ses sandales le blessaient. Il était probablement sur le chemin de la « solution dure » ; ça commençait bien. La flèche se ralluma sur sa gauche. Chacun ne voyait que sa propre flèche. Du moins c’est ce qu’il avait compris après un long séjour dans le labyrinthe du centre de transit et quelques expériences désagréables. Si l’on refusait avec obstination de suivre la flèche bleue, on recevait la flèche rouge dans la tête. La flèche rouge était une flèche de feu qui vous aveuglait et vous brûlait le cerveau. Alors, on n’avait pas d’autre choix qu’une obéissance servile pour échapper à la douleur. Chacun avait sa flèche bleue, chacun sa flèche rouge. Et il fallait obéir.

Elle filait vite, cette saleté ! Il se mit à courir tout autour d’un hall circulaire immense où se pressait une foule de plusieurs centaines ou peut-être plusieurs milliers de personnes. Puis la flèche le conduisit à l’entrée d’un couloir où elle s’enfonça. Ç’aurait pu être un couloir de métro, mais avec des murs violet foncé, un sol de glace mouvante et un fleuve de fumée en guise de plafond. La flèche glissait maintenant à ses pieds. Il la laissa prendre un peu d’avance : il la distinguait ainsi plus facilement. Elle ralentit légèrement et il put se remettre au pas. Ses sandales le blessaient de plus en plus. Une femme le dépassa, courant à la poursuite de sa flèche, qu’il ne pouvait voir. Il entendit son souffle rauque. Elle ne fit pas attention à lui.

Il prononça à haute voix : « Serf en Nejernoey… » Sa flèche tourna à gauche et accéléra.

Les cinq cents ou mille passagers de l’aérobus étaient assis sur de dures banquettes de bois. Au moment du décollage, ils avaient dû se cramponner au dossier car ils n’avaient pas de ceinture. Quelques-uns avaient vomi. Plusieurs s’étaient battus. Après, trois hommes qui semblaient appartenir à la même race – type caucasien, visage osseux, longue chevelure cendrée – avaient commencé à déshabiller une femme à la peau jaune pâle et se préparaient ostensiblement à la violer. Intervenir ? Serge y pensait. C’était peut-être un moyen de glaner quelques points sur le jugement dernier ou pour un prochain jugement sur Shiraboam. Dans dix années de ce monde, si tu as survécu… Ces hommes aux cheveux gris n’étaient sûrement pas d’origine terrestre. Ils avaient l’air forts et dangereux. Il aurait fallu réunir au moins trois ou quatre volontaires solides pour s’empoigner avec eux.

Serge se leva. Un soubresaut de l’appareil le rejeta sur la banquette. Il appela à l’aide en français et en anglais. Personne ne lui répondit. Quand les émigrants pour Nejernoey auraient reçu leur injection ribo-mémorielle, peut-être parleraient-ils tous la même langue, celle du quatrième continent de Shiraboam. En attendant, l’aérobus de déportation était Babel.

Serge se remit debout et s’avança seul vers l’allée du bus où le drame était en train de se jouer. Il n’était pas satisfait de son état d’esprit. Il pensait trop de l’avantage qu’il pourrait tirer de son geste à un prochain jugement… Le désintéressement pouvait-il exister sur la planète Shiraboam ? Ils furent bientôt une dizaine à marcher sur les agresseurs de la jeune femme. Et un deuxième groupe arrivait d’un autre côté. Ces hommes et ces femmes pensaient-ils aussi à leur prochain jugement ?

La situation devint bientôt très confuse. Les agresseurs se trouvèrent encerclés, puis acculés dans l’espace étroit compris entre deux banquettes. À leurs cris de douleur, Serge comprit qu’ils étaient en train de se faire punir sévèrement. Les justiciers prenaient sans aucun doute beaucoup de plaisir à l’opération. Jusqu’à ce que mort s’ensuive ? La fille jaune, nue, était livrée à ses défenseurs qui s’amusaient d’elle… Serge recula, cherchant à regagner sa place. Des cris éclatèrent. Des armes à feu claquèrent. Une odeur piquante se répandit dans l’immense cabine. Les gardes qui convoyaient les émigrants venaient enfin de se manifester. Serge se mit à tousser ; il frotta ses yeux brûlés par le gaz. Ce n’était pas seulement un produit lacrymogène. Une douleur atroce lui perça le crâne. Il tomba à genoux, perdit à demi conscience.

Quand il revint à lui, il ressentait encore une forte cuisson au visage et en divers points de son corps. Il vit le sang séché sur ses mains, marquées par les zébrures du fouet. Un souvenir subconscient effleura son esprit : les lanières claquant au-dessus de lui et traçant dans sa peau leurs premiers sillons de souffrance. D’autres sillons sanglants s’imprimeraient dans sa chair et il connaîtrait des souffrances pires que celles-là. Tel était son destin : la solution dure.

Dans la nuit, l’aérobus déposa les émigrants sur un immense terrain nu, au bord d’une forêt. Sous la conduite des gardes armés, la troupe, le troupeau se mit en marche lentement. En boitant… Tous les nouveaux jugés traînaient les pieds et boitaient bas. Leurs sandales rétrécissaient et les meurtrissaient. Certains essayaient encore de s’en débarrasser. Sans succès… Serge avait renoncé depuis longtemps. Le tissu souple des chaussures collait à sa chair et rougissait de son sang. Il ne pouvait plus s’appuyer sur ses orteils écrasés. Il essayait de poser les pieds sur le sol boueux avec de grandes précautions. Le simple geste de lever la tête pour regarder le ciel le faisait trébucher et gémir.

Et pourtant, il avait envie de le connaître, le ciel de Shiraboam, qu’il voyait vraiment pour la première fois : les constellations inconnues, les deux petites lunes qu’un halo doré semblait coller l’une à l’autre, au-dessus des baraques au toit luisant. Il baissa les yeux : « Alors, c’est là ? » Peut-être était-ce seulement un camp de transit ? Le chemin longeait la forêt. Serge tourna la tête, espérant reconnaître un arbre de la Terre. Pourquoi y aurait-il eu des arbres terrestres sur Shiraboam ? En tout cas, ceux qu’il découvrit à la clarté des lunes différaient peu des essences connues dans l’hémisphère nord de la Terre : les résineux ressemblaient aux sapins et les feuillus aux hêtres et aux bouleaux. Un paysage d’Europe centrale vers la fin d’un printemps un peu froid… Car un vent glacé soufflait face à la colonne d’émigrants. Sa morsure ajoutait encore aux souffrances des nouveaux jugés. L’expiation était commencée. Ils osaient à peine se regarder. Chacun monologuait dans sa langue. Serge crut entendre un mot d’anglais, provenant de l’avant. Il aurait voulu tenter de rejoindre celui ou celle qui avait parlé dans cette langue familière – s’il ne s’était pas trompé. Mais il avait trop mal aux pieds pour courir. Il renonça aussitôt. Et puis il avait peut-être rêvé.

Il perdit un peu de terrain et se trouva à côté d’une femme aux longs cheveux roux. Elle lui adressa un sourire, le premier qu’il ait reçu depuis un siècle. Il le lui rendit en masquant la grimace qui tordait sa bouche cinglée par le fouet. Presque en même temps, la colonne s’engagea dans une zone sombre, les deux lunes ayant passé derrière les cimes des arbres. Serge ne distinguait plus le visage de sa compagne d’un instant. Il baissa les yeux et vit qu’elle marchait pieds nus. Elle avait donc réussi à arracher ses sandales de jugement. Il aurait bien voulu lui demander comment elle avait fait. Trop tard… Elle marchait plus vite que lui ; en moins d’une minute, elle l’avait distancé de plusieurs mètres. Trois ou quatre émigrants s’intercalaient déjà entre eux. Ceux-là portaient leurs sandales collées à leurs pieds blessés et meurtris et avançaient lentement, avec difficulté, comme Serge lui-même.

Y avait-il un avantage à se trouver en tête de colonne ? Ou un inconvénient à rester à la queue ? Il essaya de repérer un endroit sec pour s’asseoir et essayer une fois de plus d’enlever ses chaussures. Il pataugeait et il avait l’impression que la colonne avançait dans une mer de boue. Le désir de se déchausser devenait plus fort que la faim, plus fort que la soif. Plus fort même que la souffrance qui s’éparpillait à travers son corps… Il lui faisait oublier l’angoisse de la solitude sur un monde étranger et inconnu. Il résista. Il serra les dents. Il ne ressentit aucune douleur dans les mâchoires, ni aux gencives. Il était à peu près certain que ses deux ou trois caries en cours de soin sur la Terre avaient été guéries pendant le voyage ou le transfert. Il pensa soudain qu’un nouveau type de terrain pouvait se présenter. Un type de terrain où les sandales qui le blessaient se révéleraient nécessaires… Peut-être était-il trop tôt pour les quitter ?

Il continua à marcher. La boue dans laquelle on enfonçait jusqu’aux chevilles se glissait à l’intérieur des chaussures et avivait les plaies. Parfois, la souffrance devenait telle qu’il en avait les larmes aux yeux. Il se rendit compte que la colonne s’engageait dans la forêt. Cela lui fit un choc. Il avait cru que leur destination était le camp dont les baraquements luisants de pluie se perdaient maintenant au fond de la nuit, loin en arrière… Un garde s’approcha de lui. Le faisceau d’une forte lampe frontale l’éblouit un instant. L’homme tenait un fouet métallique et un pistolet au canon allongé, avec une boule au bout. Il avait des cheveux clairs et bouclés sous son casque, de grands yeux bleus et des traits féminins. C’était un adolescent ou une très jeune femme. « À moins, pensa Serge, que le garde appartienne à une race où les hommes adultes ont cet air-là… »

« Une bien belle race ! » ajouta-t-il pour lui-même, tandis que l’être, quel qu’il fût, s’éloignait en faisant claquer son fouet. Serge eut les jambes cinglées par le coup. L’étoffe boueuse de son pantalon le protégea assez bien. Mais le choc le fit trébucher. Il se blessa un peu plus les orteils et gémit. Un concert de plaintes lui répondit et il eut un peu honte.

Ayant d’entrer sous le couvert de la forêt, il leva les yeux et contempla quelques secondes les étoiles inconnues qui pleuraient dans le ciel brumeux. Il ne retrouvait aucune constellation familière : ni les deux Ourses, ni Orion, ni Pégase… Mais la vision d’ensemble n’avait rien de choquant, ni même de très surprenant, pour l’œil d’un Terrien exilé. Serge formula pour la première fois, vaguement, une hypothèse qui devait le hanter pendant toute la durée de son séjour sur Shiraboam. Et si la Planète du Jugement était en fait un double de la Terre, dans un autre espace ? Une Terre différant surtout de celle des hommes par la présence des trois lunes, mais tournant autour d’un soleil parallèle, une étoile de classe G, situé à quelque cent cinquante millions de kilomètres… L’hypothèse se précisa dans son esprit lorsqu’il entendit parler du totum.

La colonne suivait un chemin qui était une simple trouée dans la forêt, un espace d’environ deux mètres de largeur, dégagé par une machine. Les grands arbres avaient été déracinés et rejetés sur les côtés, les arbustes et les broussailles simplement hachés sur place. Le sol était hérissé de chicots et d’éclats de bois, contre lesquels les marcheurs épuisés butaient sans cesse. Serge avait la sensation que ses pieds étaient complètement mutilés ; mais il s’interdisait de laisser échapper la moindre plainte. Et soudain, il pensa à la jeune femme qui avait quitté ses sandales, à ses pieds nus attendris par la longue marche dans la boue. Bon Dieu ! Elle était fichue. À moins que les autres puissent la soutenir, la porter peut-être… Il la vit un moment plus tard. Un homme essayait de l’aider. Un Noir de petite taille, mais trapu et vigoureux. Les deux lunes jumelles se trouvaient par chance exactement au-dessus de la trouée et leur permettaient à tous d’éviter les plus gros obstacles. Serge fit un signe d’amitié au Noir et il prit la jeune femme par l’autre bras. Elle émit un murmure lent et doux qui devait être un remerciement. Il préféra ne pas regarder ses pieds. Puis, s’adressant au Noir, il demanda en anglais, en français et en espagnol : « Est-ce que tu es de la Terre, camarade ? » L’autre grogna quelque chose de tout à fait incompréhensible. Dialecte africain ou langage d’un autre monde ?

Bientôt, ils durent porter la jeune femme. La direction de la piste changea. L’obscurité fut de nouveau totale. Quelqu’un se joignit à eux. Serge ne put accommoder pour distinguer les traits de l’homme. Il vit une longue silhouette souple et il oublia ses souffrances dans l’effort et l’abnégation. Puis une pensée perverse lui vint : « Alors, tu additionnes les points pour ton prochain jugement ? Non ? Pour le jugement dernier, alors ? » Il se mit à haleter et faillit lâcher l’épaule de la jeune femme qu’il avait agrippée… Dès cet instant, il sut que la perspective du jugement allait empoisonner les relations humaines et la vie tout entière sur Shiraboam.

Un peu plus tard, la colonne de serfs fit halte dans une clairière. Les premiers arrivés se laissèrent tomber sur l’herbe humide. Au moment où le groupe formé par la jeune femme aux pieds nus et ses trois compagnons atteignait à son tour l’espace dégagé entre les conifères géants, un garde surgit devant eux en levant son fouet. De l’autre main, il tenait aussi le pistolet à boule, mais Serge ne put déterminer si c’était le même que la première fois. Le fouet claqua et il ressentit une vive brûlure sur le côté du visage. À ce moment, un ballon lumineux s’éleva à mi-hauteur des arbres, éclairant un espace d’au moins un hectare sur lequel s’entassaient cinq cents ou mille personnes. La lumière était assez forte pour que Serge pût aisément observer le garde. Celui-là était, sans aucun doute, un homme ; mais il avait aussi un fin visage blanc rosé, encadré de longues boucles blondes. Et, bien sûr, de doux yeux bleus… Serge venait de faire connaissance avec les Anges de Shiraboam. Une demi-minute plus tard, il les voyait à l’œuvre.

Le premier, celui qui décidément était une belle jeune fille, avait rejoint le second pour lui prêter main-forte dans une tâche dont Serge ne comprit pas tout de suite le sens. Avec le Noir et l’inconnu longiligne, ils avaient déposé la femme aux pieds blessés sur l’herbe de la clairière. Serge se frottait le visage quand il reçut un deuxième coup de fouet qui l’atteignit à la main, à l’épaule et à l’oreille. Il avait protégé ses yeux, d’instinct. Quand il baissa le bras, il vit l’un des gardes frapper la femme étendue à coups de pied. Elle jeta une plainte sourde. Le garde était chaussé de bottes très ajustées qui moulaient sa jambe et brillaient à la pointe, comme si elles étaient ferrées. Sa lampe frontale faisait flamboyer la chevelure rousse de la jeune femme blessée. Il l’empoigna et tira la femme à l’écart. L’autre brandissait son fouet, tout en menaçant les serfs avec son pistolet à boule.

Serge devait apprendre un peu plus tard que cette arme pouvait assommer un homme ou un chien à dix mètres, un bison ou un cheval à cinq. De toute façon, la prudence lui commandait de s’éloigner. Et pourtant, il se rapprocha, poussé par la curiosité, un peu tenté aussi de se faire tuer pour arrêter de souffrir. « Rendez-vous au jugement dernier… » Il regarda la femme rousse. Le fouet zébrait de traînées sanglantes sa peau d’un doux jaune orangé. La boue grise qui couvrait ses pieds se teintait de rouge vif. Les gardes cessèrent de la frapper et commencèrent à lui arracher ses vêtements. Sa veste fut jetée aux serfs. Le pantalon suivit. Des serfs qui avaient compris la règle du jeu finirent de la déshabiller et se partagèrent ses sous-vêtements. Puis le garde au visage féminin sortit d’une poche de son uniforme un long couteau à manche de métal qu’il ouvrit lentement, avec l’air d’un musicien essayant un instrument délicat. Puis il se pencha sur la femme qu’une demi-douzaine de serfs tenaient solidement et lui trancha un sein. Elle perdit aussitôt conscience. Évanouie et plus qu’à moitié morte, elle fut alors violée un grand nombre de fois. Le garde mâle l’acheva d’un coup de kong-assommeur. Un peu partout à travers la clairière, d’autres gardes tuaient les blessés et les rebelles à coups de kong, de couteau, de fouet ou de bottes.

Serge avait assisté, immobile, hébété, au viol et au meurtre de l’étrangère rousse, qu’il avait enviée à cause de ses pieds nus, puis qu’il avait espéré sauver et dont il ne connaîtrait jamais le nom ni la race. Que pouvait-il faire ? Provoquer les gardes et s’offrir le grand saut jusqu’au jugement dernier ? Il avait choisi de survivre. Ou du moins d’essayer.

Après une pause d’une demi-heure, la colonne repartit, laissant vingt ou trente cadavres dans la clairière.

Le jour se levait quand les serfs arrivèrent au camp qui leur était destiné. Les baraquements étaient du même type que ceux qu’ils avaient aperçus en débarquant de l’aérobus. On leur permit de se coucher sur une litière d’herbes et de fougères. Des baquets d’eau et de nourriture étaient alignés le long des murs. Serge but un peu, agenouillé devant un baquet d’eau, mais il n’eut pas la force de s’approcher du baquet de pâtée. Il n’eut même pas celle de se relever. Il rampa jusqu’à la paille et il s’endormit en souhaitant ne jamais se réveiller.