CHAPITRE IV

Les oboaris – ceux qui vont être jugés – se pressaient par milliers sur la plate-forme. Si quelques-uns étaient terriens, beaucoup semblaient venir des autres mondes du totum. Tous étaient humains ou humanoïdes. Du moins tous ceux que Serge Goer avait pu observer depuis son arrivée sur la Planète du Jugement. Il gardait peu de souvenirs du voyage : un long rêve entrecoupé de périodes fiévreuses et nauséeuses, demi-sommeil, demi-éveil, pendant lesquelles des pensées inachevées et des visions estompées glissaient sur sa conscience assoupie sans qu’il pût les retenir… Avait-il même voyagé au sens ordinaire de ce mot ? On n’apercevait pas le moindre vaisseau spatial au-dessus de la plate-forme ni de l’immense bâtiment circulaire contre lequel s’appuyait cette plate-forme en corniche.

Le bâtiment était une roue de trois ou quatre kilomètres de diamètre. La plate-forme occupait l’emplacement de la jante. Au centre du cercle, se dressait en guise de moyeu une tour dont le sommet se perdait dans les nuages poudreux, d’un gris jaunâtre, qui couvraient entièrement le ciel. Des passerelles, larges de cinq mètres environ et longues de plus d’un kilomètre, en admettant qu’une perspective étrangère autorisât une exacte appréciation des distances, conduisaient de la corniche à la tour. La corniche avait une centaine de mètres de largeur ; comme sa longueur semblait égale à la circonférence de la roue, peut-être dix ou douze kilomètres, sa surface totale devait être de plus d’un kilomètre carré. Vu la densité moyenne de la foule, cinq ou dix mille personnes pouvaient s’y trouver en permanence. De nouveaux arrivants surgissaient sans cesse par les orifices circulaires situés à la base du mur, falaise verticale et aveugle qui dominait la plate-forme de cinquante ou soixante-dix mètres. Il était impossible d’emprunter les portes de sortie pour pénétrer dans le bâtiment. Dès qu’on s’en approchait, on était repoussé par une sorte de courant d’air lent et puissant.

Il n’existait pas d’autres issues que les passerelles menant à la tour. La plupart des oboaris faisaient le tour complet de la roue avant d’oser s’engager au-dessus du vide. Quelques-uns ne parvenaient pas à se décider. De temps en temps, on assistait à une chute, soit depuis le bord de la corniche, soit depuis une passerelle. Il n’y avait nulle part la moindre rambarde, le moindre garde-corps. Le vide au-dessous ressemblait à l’espace au-dessus : brumeux, trouble, avec des taches sombres et de fugaces luisances.

L’atmosphère paraissait normale, plutôt riche en oxygène. Un vent léger et frais soufflait du « large », c’est-à-dire de l’espace central, créant des tourbillons près du mur et parfois sur toute la corniche. Il pouvait être dangereux de s’approcher du bord. D’ailleurs, la plupart des gens se tenaient peureusement à quelques pas.

Pendant plusieurs minutes, Serge lutta contre une oppression émotive intense. Il resta le dos au mur, les yeux à demi fermés, cherchant à reprendre son souffle. Ses poumons fonctionnaient tout à fait normalement, mais son esprit était en déroute. Tous les oboaris traversaient en débarquant sur la planète une phase de prostration et une phase d’excitation. Beaucoup commençaient par l’excitation. Quelques-uns allaient se jeter dans le vide avant d’avoir retrouvé leur calme… Serge se mit ensuite à marcher prudemment le long du mur, comme s’il craignait de tomber ou d’être emporté par le vent. Il sentit tout à coup un frais ruissellement sur son dos et ses reins. Il se retourna : une bouche d’eau. Il avait soif. Il but avec une avidité qui lui rappela son enfance : les randonnées dans les collines sèches de son pays, l’été, sous le soleil fou, et le retour le corps ruisselant, la gorge en feu. Il se jetait sur la première source, ou la première carafe, avec un vertige de désir.

Il pensa : « Le jugement est commencé ! » L’eau avait un goût de citron et de métal mêlés. Désaltéré, il regarda longuement la tour centrale, la main en visière sur ses yeux. Il entendit soudain parler anglais non loin. Il courut au hasard en marmonnant des appels dans cette langue. Puis tout se brouilla. Il connut alors sa phase d’excitation.

Pendant deux ou trois minutes, il fut tout à fait incapable de maîtriser ses impulsions. Il se réveilla à moins d’un mètre du gouffre, en train d’appeler son fils et les deux autres enfants : « Joël ! Frank ! Catherine ! » Il recula vivement, effaré par le vide sans fond qui s’étendait devant lui, jusqu’à la tour lointaine. Un homme et une femme l’observaient. Ils avaient tous les deux le teint basané, les cheveux noirs et longs. Ils portaient comme lui-même une tunique beige fermée sur le côté et un pantalon aux bas de jambes élargis et flottants. À leur arrivée à l’astrogare de la roue, les oboaris recevaient tous un uniforme de ce genre, beige pâle, généralement bien ajusté, après un bref passage dans une salle d’essayage photo-électronique. Et parmi tous ces gens, réunis maintenant sur la plate-forme, il était quelquefois difficile de distinguer hommes et femmes.

Mais en face de ces deux, Serge n’eut aucun doute. La fille avait les cheveux un peu plus courts que l’homme, mais sa poitrine magnifique tendait sa tunique serrée et donnait à ce vêtement informe un semblant d’élégance. Des cils courbés battaient sur ses grands yeux dorés. Sa langue rose pointait entre ses lèvres pulpeuses. Elle avait la bouche sèche, les paupières un peu collées… Serge devina ces symptômes, car il les ressentait aussi. De plus, son souffle court soulevait ses seins une fois toutes les trois ou quatre secondes. Elle était intensément féminine.

— I understand french, dit-elle. But I can’t speak it.

Elle venait de la Louisiane et se nommait Rita. Son compagnon, Jake, avait un accent si prononcé que Serge ne comprit pas grand-chose de ce qu’il racontait avec volubilité, en gesticulant.

— Alors, vous venez de l’Europe, dit Rita. Mais l’Europe existe-t-elle encore ? C’était si petit. Il paraît que la guerre a eu lieu il y a plus de quarante ans.

— Quarante ans ?

— Oui. Je me demande à quoi peut bien ressembler notre planète maintenant.

— Notre voyage aurait duré ce temps-là ? Mais comment le savez-vous ?

— Aucun messager n’est venu vous parler ?

— Aucun, dit Serge.

— Ce sont des petits hommes en combinaison bleue qui… Je ne crois pas qu’ils soient réels. Ce sont des hologrammes et ils vous parlent dans la tête. Jake en a eu un et moi un autre, un peu plus tard. Ils nous ont dit tous les deux que notre pays n’existait plus depuis plus de quarante ans ! Je pense que vous en aurez un bientôt… J’ai soif. Allons boire au mur.

Serge suivit le couple à la plus proche bouche d’eau. Il but de nouveau avec eux. Il demanda à Rita si le messager lui avait raconté d’autres choses intéressantes. La jeune femme éclata de rire.

— Je lui ai dit que les toilettes n’avaient pas l’air d’être prévues dans son centre d’accueil. « Nous ne sommes pas encore devenus des anges, cher envoyé ! » Il m’a expliqué qu’on pouvait uriner dans des rigoles en pente, au bord de la corniche. « Et si j’ai mal au ventre ? » Il m’a regardée avec mépris. Mais enfin, je crois que c’était un hologramme. « Vous jeûnez depuis trop longtemps ! » Je lui ai fait remarquer que je n’avais peut-être pas envie de baisser ma culotte devant tout le monde. Il m’a répondu qu’au jour du jugement, personne n’avait rien à cacher. Eh bien, jugement ou pas, quand je suis allée me soulager, il y a eu beaucoup de spectateurs ! Voilà, camarade. Ah ! le messager de Jake lui a dit de se dépêcher d’aller à la tour, parce qu’il était malsain de rester ici à attendre et à s’affaiblir.

— À s’affaiblir ? Je suppose qu’ils n’ont pas l’intention de nous ravitailler. Nous aurons le droit de manger quand nous serons à la tour.

— Tu as faim ?

— N… non. Et toi ?

— Moi non plus. Jake prétend le contraire, mais je suis sûre qu’il ment. Je vais te dire ce que nous attendons pour partir. Deux choses… La première, c’est de trouver le courage de nous lancer sur une de ces passerelles. À mon avis, elles font au moins un mile de longueur, sur à peine quinze pieds de largeur. Et sans garde-fou ! La deuxième chose que nous attendons, c’est de nous mettre d’accord sur la façon dont nous voulons faire l’amour. Jake a besoin de ça pour trouver le courage d’aller jusqu’à la tour. Mais, je ne sais pas si tu l’as remarqué, le sol est un peu dur sur cette plate-forme !

Elle frappa du pied, ce qui produisit un son métallique. Les oboaris avaient reçu des sandales à semelle dure, qui ne glissaient pas.

— Oui, et nous discutons pour savoir qui se mettra dessous !

Jake grogna, mécontent de ces confidences qui lui semblaient déplacées. Et peut-être l’étaient-elles, si près du jugement.

Serge aurait voulu savoir comment ses nouveaux amis avaient rencontré les porteurs d’âmes ou n’importe quels envoyés des Boaras. Mais quand il prononça ce dernier nom, celui des juges éternels de l’humanité, Rita éclata de rire une autre fois, si fort qu’un groupe d’oboaris, une demi-douzaine d’hommes et de femmes d’une race inconnue, se rapprocha brusquement, fit cercle autour d’eux et se mit à les regarder et à les écouter d’un air hébété.

— Les Boaras ! répéta la jeune femme sur un ton moqueur. Tu as cru à cette fable ? Mais tes porteurs d’âme sont des idiots, des simples d’esprit. Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Cette histoire qu’ils ont inventée cache autre chose.

— S’ils sont idiots, et j’ai eu aussi cette impression, ils n’ont pas pu inventer l’histoire des Boaras. De toute façon, je crois aux Boaras. Il me semble que je connaissais leur existence avant de rencontrer les porteurs d’âme. Parfois, je crois me souvenir qu’on m’a parlé d’eux pendant mon enfance. Qui ? Je ne sais plus. Mais ils existent !

Rita haussa les épaules.

— Qu’attends-tu pour aller te faire juger ?

— Pourquoi n’irions-nous pas ensemble ?

— Tu as peur ?

— Et toi ?

— Nous crevons tous de terreur. Et regarde ceux qui sont sur les passerelles. Il y en a qui se traînent à genoux. Il y en a qui rampent pouce par pouce. Et tous ceux qui se jettent dans le vide, à bout de courage ! Est-ce qu’ils vont s’écraser au fond de ce trou ? Dans la mer ?

— Qu’est-ce qui te fait penser que nous sommes au-dessus de la mer ? Ce brouillard ? Mais tout ça fait partie du jeu. Nous devons y aller.

Une heure plus tard environ, ils s’engagèrent sur une passerelle. Ils n’avaient ni les uns ni les autres aucun moyen de mesurer le temps. Les oboaris se réveillaient complètement nus dans une étroite cabine où clignotait une lumière violette. Ni leurs vêtements ni leurs objets personnels ne les avaient suivis dans le voyage.

Serge estima qu’il était arrivé sur la plate-forme depuis un peu plus de deux heures. Rita et Jake avaient voyagé dans la même cabine. Ils pensaient être là depuis quatre ou cinq heures. Ils avaient dû faire le tour complet de la roue. Mais les repères manquaient.

Jake paraissait le plus effrayé par cette longue marche vers la tour, au-dessus d’un vide insondable. Serge découvrit avec étonnement qu’il n’avait pas le vertige. Lui qui s’affolait autrefois lorsqu’il était en haut d’une échelle et que la vue d’un homme marchant au bord d’un toit révulsait !

Peut-être était-ce un simple trouble de l’âme que l’acceptation du jugement suffisait à chasser.

Il marchait aisément au milieu de la passerelle. Il pouvait même se rapprocher jusqu’à un pas du bord et regarder en bas. En fixant le fond brumeux du gouffre, on avait d’ailleurs l’impression que celui-ci remontait au niveau même de la passerelle et que la masse cotonneuse se trouvait là, à portée de la main. Serge dut réfréner son envie de se mettre à courir. Il lui semblait qu’il aurait pu voler jusqu’à la tour, au-dessus de la passerelle, au-dessus du vide… D’autres cédaient à la griserie. Ils finissaient aussi par s’envoler. Et ils plongeaient dans le gouffre.

Il se tint donc calmement au milieu de la passerelle. Rita avançait à côté de lui. Au bout d’un moment, elle lui prit le bras.

— On est bien ici, dit-elle. Tu ne trouves pas ?

— Exact, dit Serge en ne desserrant qu’à moitié les dents. Pourvu que ça dure !

Il crispait les mâchoires dans son effort pour résister à cet élan fou qui le poussait vers la tour. Il se raidissait pour ne pas bondir en hurlant, les bras levés dans l’espoir de décoller. Le sommet de la tour ressemblait à un minaret. Un ballon ou un appareil volant sphérique était suspendu dans l’air, à faible distance au-dessus. Sa base s’enfonçait dans la brume et on ne distinguait rien de la jonction avec les passerelles. Rita essaya de compter celles-ci. « Au moins vingt… » Ce détail n’intéressait pas Serge qui s’inquiétait de voir la tour reculer devant lui à chaque pas. C’était un phénomène normal, une illusion d’optique bien connue ; mais il se rendait compte que Rita et lui avaient largement sous-estimé la distance qui séparait la plateforme de la tour centrale. Il demanda, comme se parlant à lui-même :

— Sommes-nous à un kilomètre ? À deux ? À trois ?

— Tais-toi ! dit la jeune femme.

Elle eut un coup d’épaule pour désigner Jake qui marchait derrière eux, tête baissée, presque collé à leur dos… Un peu plus loin, elle s’arrêta et se retourna. Jake ne suivait plus. Il s’était rapproché du bord et regardait le vide ou peut-être la passerelle voisine. Une femme rampait à ses pieds, progressant non vers la tour mais vers la plate-forme. Un homme de haute taille, au visage brun, creusé de profondes marques noires, tatouages ou brûlures, bouscula Serge en passant, tête levée, le regard fixé sur le minaret et le ballon, là-haut, très loin, très haut. Il grogna dans une langue inconnue. Serge s’écarta pour éviter un autre groupe qui marchait en file indienne, chacun tenant par les épaules celui qui le précédait… Quelques minutes plus tôt, la passerelle était presque déserte. Maintenant, plusieurs centaines d’oboaris se dirigeaient vers la tour. Quelques-uns tentaient de revenir en arrière, en courant ou en rampant. D’autres aussi faisaient la pause, assis ou couchés, attendant de trouver assez de courage pour repartir, en avant ou en arrière.

Un coup de vent souffla au travers de la passerelle. De nombreuses personnes s’aplatirent, craignant d’être emportés. Un grand Noir au visage tourmenté s’approcha de Serge et prononça quelques mots d’un air implorant. Serge esquissa un geste d’incompréhension. Alors, l’homme s’éloigna brusquement vers le bord de la passerelle et sauta sans hésitation. Atterré, Serge le regarda tourner sur lui-même un instant, puis disparaître. Une petite femme blonde qui marchait tranquillement à quelques centimètres du bord lança en anglais :

— Bon voyage ! À bientôt !

Serge se précipita vers elle.

— Que voulez-vous dire ?

La femme le salua d’un signe un peu moqueur avant de répondre.

— Accent français… Je suis de Bristol. Je veux dire qu’il y a un filet. Quelque chose de magnétique ou je ne sais quoi ! On arrive en bas juste un peu étourdi. On se retrouve dans le bâtiment d’arrivée. Puis un ascenseur vous ramène à la plate-forme. Et voilà… Vous êtes prêt à recommencer. Durée totale du parcours : un quart d’heure, vingt minutes… Mais on doit pouvoir l’améliorer.

— Comment savez-vous cela ? demanda Serge.

— Par expérience. J’ai sauté trois fois. Je vais sans doute m’offrir un quatrième saut. Mais je n’arrive pas à me décider.

— Vous n’avez pas l’intention d’aller à la tour ?

— Si. Plus tard. J’ai l’impression que tout cela est un jeu ou même une farce. Je ne suis pas pressée d’être jugée, après tout !

Serge conduisit Maud, l’Anglaise de Bristol, près de Rita et de Jake. Celui-ci s’était agenouillé au milieu de la passerelle. Il courbait les épaules et tenait la tête penchée en avant, de sorte que ses longs cheveux tombaient sur son visage. Il marmonnait sur un ton plaintif, avec son épouvantable accent. Rita lui tapotait le dos. Elle traduisit pour Serge.

— Il dit que ça va tant qu’il ne voit pas le vide. Il peut imaginer qu’il est rentré chez lui. Mais il sait que s’il se relève et qu’il regarde, il va sauter.

— Qu’il saute ! s’écria Maud.

Elle reprit ses explications pour les deux Américains. Selon elle, le seul remède au vertige, était de plonger dans le vide autant de fois qu’il le fallait. Elle proposa à Jake de l’accompagner pour son premier saut. Jake se mit à gémir. L’idée de se laisser tomber dans le vide, même en sachant qu’il ne risquait rien, le terrifiait aussi. Pour le décider les deux femmes lui dirent qu’elles allaient le prendre chacune par un bras et l’entraîner. Il se débattit comme un possédé. Finalement, il s’étendit de tout son long et se mit à hurler. Ses cris attiraient les curieux qui commencèrent à se rassembler autour du petit groupe. Serge recula lentement, se dégagea de l’afflux des nouveaux arrivants, observa la corniche et le bâtiment circulaire illuminé par une éclaircie. Un instant, il eut envie de tenter l’expérience du saut. Il ressentait une hâte extrême d’arriver à la tour du jugement.

La tour ! La tour ! Il s’aperçut qu’il était en train de courir de toutes ses forces, au bord de la passerelle car le milieu était trop encombré. Sans vertige ni angoisse… Ses pieds se posaient avec une sûreté incroyable à dix ou vingt centimètres du vide. Quelque chose le possédait.

Un doute lui vint. Pourquoi n’avait-il pas vu de messager ? Rita, Jake, Maud avaient reçu un message. Pourquoi pas lui ? Peut-être n’en avait-il pas besoin ?

Il n’avait pas besoin de messager ni de message puisque tout allait bien !

À présent, la tour se rapprochait réellement. Elle était gigantesque… Un autre phénomène l’étonna. Il courait toujours, sans fatigue ni essoufflement. Sur la Terre, autrefois, il n’aurait pas tenu ce rythme plus d’une minute ou deux. Il avait l’impression que son cœur battait à peine. Ses muscles avaient une souplesse qu’il croyait perdue depuis dix ans ou plus.

En se rapprochant de la tour, il se rendit compte qu’il n’était pas le seul à bénéficier de cet état de grâce. Passé un certain point, à mi-distance environ, il n’y avait plus de traînards. Tous les oboaris couraient vers la tour, avec la même concentration du regard et des traits, la même allure légère, presque aérienne.

Serge comprit que deux ou peut-être trois phénomènes se superposaient. D’abord, une amélioration formidable de sa condition physique. Et sans doute de celle de tous les oboaris… À côté, dans son âme et peut-être dans l’âme des autres candidats au jugement, une exaltation tantôt sourde, tantôt violente, qui le poussait vers la tour comme un tropisme irrésistible et effaçait en lui les tensions et les angoisses…

Le troisième était de nature physique et il se manifestait avec une intensité croissante : la pesanteur, tout simplement, diminuait au fur et à mesure que l’on avançait vers la tour. Serge l’avait perçu de façon subconsciente dès son entrée sur la passerelle et l’avait traduit par le désir de s’envoler.

Ainsi, les Boaras modifiaient leurs sujets assez profondément et sur divers plans avant de les juger. Les porteurs d’âmes, ces clowns tristes, avaient-ils parlé de cela ? Il se rappela leur allusion à une ou plusieurs cures de rajeunissement… Oui, bien sûr ! Il se sentait jeune et débarrassé de cette gangue de peur qui l’étouffait depuis son enfance. « Mais de quel droit ? » La question n’avait peut-être pas de sens. Pourtant, une phrase d’Omahi lui apportait un commencement de réponse : « Tel est le marché que Dieu a permis aux Boaras de passer avec les hommes… »

« Dieu ou le diable ! » se dit-il. Un oboari aussi pressé que lui-même le heurta avec violence et ils faillirent passer tous les deux par-dessus bord. L’autre, d’ailleurs, dériva dans le vide et plongea lentement avec des gestes d’extase. Au pied de la tour, beaucoup de pèlerins du jugement, comme transportés par une ferveur merveilleuse, décollaient de la passerelle, planaient un instant avant de piquer vers le gouffre. Serge résista de nouveau au désir du vol. Avec succès… Peut-être parce que le désir du jugement était plus fort en lui que tous les autres.

La tour était là ! Devant lui, s’ouvrait un porche triangulaire de plusieurs dizaines de mètres de hauteur sur sept ou huit mètres de largeur. À l’intérieur de la tour, brillait une lumière intense. Serge, s’il avait une excellente vision nocturne, supportait mal l’éblouissement. Du moins, il le croyait… Il s’arrêta une seconde, cligna les yeux. Tout allait bien. Il pénétra sans hâte dans une sorte de hall où quelques oboaris se tenaient comme lui, attentifs et recueillis.

Une flèche s’alluma. La lumière bleue clignota, désignant un escalier métallique étroit, qui s’élevait en spirale dans un cylindre faiblement éclairé. Les candidats au jugement s’y engagèrent les uns après les autres, calmement. Les marches étaient hautes, un peu glissantes, mais la pesanteur réduite rendait l’ascension assez facile.

L’exercice semblait favoriser la concentration. Serge commença à méditer pour se préparer au jugement. Il eut un petit retour d’angoisse. Il n’avait toujours pas reçu de message personnel. Il se disait qu’il n’en avait aucun besoin. Mais il pensait secrètement que c’était de mauvais augure.

Il montait, la main posée sur l’unique barre d’appui de l’escalier, à sa gauche. À droite, c’était une nouvelle fois le gouffre vertigineux et fascinant. De nouveau, Serge dut résister à l’envie de se laisser tomber pour flotter doucement jusqu’en bas, jusqu’au fond du puits, jusqu’au bout du temps. Il lutta. Plonger, c’était renoncer au jugement, reculer lâchement l’épreuve.

Il avait compris qu’il devait se hisser tout en haut de la tour, puis redescendre. Au cours de la descente, il rencontrerait sans doute la pensée du grand juge : il lui fallait se préparer. La montée vers le sommet de la tour était aussi la montée vers le juge. La descente serait en même temps une descente en lui-même. Le juge Boara l’attendait au fond de sa conscience… Mais comment savait-il cela ? Il se souvint de l’homme en bleu qui montait derrière lui, un moment plus tôt et lui parlait silencieusement. Le messager ! Il pensa : « Je l’ai eu, enfin. Tout va bien ! » Il ne sentait plus la fatigue, mais il avait un peu soif. Longtemps après, il arriva au sommet de la tour. Il se retrouva dans un vaste hall à l’éclairage pâle et doux. C’était la lumière du jour. Des baies circulaires permettaient d’apercevoir le soleil au-dessus de la brume… Tous les oboaris qui émergeaient des puits semblaient perdus dans leur méditation. Ils ne cherchaient pas à s’adresser la parole ; ils allaient et venaient comme des somnambules, devant les distributeurs de boissons. Ils se cognaient souvent les uns contre les autres sans même s’en apercevoir.

Serge s’arrêta près d’un distributeur, remarqua avec indifférence qu’on pouvait retirer des tablettes de nourriture, en prit une et la mâcha distraitement. Puis il but quelques gorgées dans une sorte de bac à oiseaux. L’eau avait le goût habituel : métal et citron. Il commençait à s’y faire. À peine désaltéré, il sut qu’il devait descendre. Il traversa le hall. Une flèche bleue lui indiqua un puits avec un escalier à vis, pareil à celui par lequel il venait de monter. Une femme aux cheveux clairs s’y engagea devant lui. Après un instant d’hésitation, elle se courba, amorça d’un balancement de hanches une descente en souplesse. Il la suivit avec quelques secondes de retard, mais il l’avait à peine vue.

Il entendit bientôt, dans sa tête, le premier appel du juge. « Serge Goer, je suis ton juge ! » Il émit en réponse une pensée respectueuse qu’il ne formula pas tout à fait. Il continua de descendre, lentement, avec une extrême prudence. Une faible lueur rougeâtre éclairait le puits au-dessous de lui et rendait le gouffre encore plus attirant.

« Tu es un triste spécimen d’humanité ! » dit le juge.

Serge retint son souffle et se raidit.

« Triste spécimen d’une humanité médiocre, ajouta le juge sur un ton pensif. La plupart des Terriens sont comme toi ; et les humains des autres mondes ne valent guère mieux. Les saints ne sont pas ici : ils ont choisi le jugement dernier. Par chance, il y a quelques êtres absolument mauvais. Leur présence nous réjouit. Dieu nous a autorisés à leur donner tout ce qu’ils désirent et à faire d’eux les maîtres de cette planète. Intéressant, n’est-ce pas ? C’est le principe de l’enfer. Tu en rencontreras sûrement dans ta nouvelle vie. Naturellement, les souffrances qu’ils t’infligeront te seront comptées au jugement dernier… Tu n’es ni bon ni mauvais et je ne sais trop ce que je vais faire de toi.

« Je n’aime pas revenir sur un passé trop lointain. J’ai décidé de te juger en m’appuyant uniquement sur les dernières heures qui ont précédé ton départ de la Terre. Elles ont été fertiles en émotions pour toi et elles sont fortement présentes à ton esprit. Tu peux refuser. Dans ce cas, je m’en irai. Tu auras un autre juge, mais tu devras recommencer ton périple dans la tour. Dis-moi tout de suite si tu acceptes ma méthode. »

« Je l’accepte », répondit Serge.

« Il y a de bonnes choses en toi, j’en conviens. Ton amour puissant pour ton fils, par exemple. Si tu dois être sauvé, ce sera sans doute à cause de ce sentiment… Et pourtant, tu l’avais abandonné ! »

« Pas du tout. Je le cherchais ! »

« Je regrette. Tu l’avais oublié. Tu ne pouvais pas savoir qu’il était dans la villa de ton amie. C’est elle que tu allais rejoindre. Tu ne pensais qu’à te réfugier dans son abri. »

« Non, juge. Je ne pensais pas à la guerre. Je… Eh bien, oui, je voulais voir Sophie. J’espérais l’aider. Mais je n’oubliais pas mon fils… »

« C’est étrange. Cette femme, tu la méprisais, n’est-ce pas ? Sais-tu qu’elle te vaut dix fois ? Mais peu importe. La vérité, c’est que nous t’avons attiré au point omaha qui était la villa. Seulement, tu aurais pu résister. Si tu avais été fort, tu aurais résisté et tu ne serais pas ici. Ou plus tard, face aux porteurs d’âme, tu aurais choisi le jugement dernier, et tu ne serais pas ici. Avant de partir, si tu avais été fort, tu aurais pu demander à ta compagne de te suivre sur la Planète du Jugement. Elle en mourait d’envie mais elle avait peur. Elle serait venue avec toi et tu ne serais pas seul ici. Tu as commis là une faute grave. »

« Tu n’es pas juste, juge. Je ne pouvais pas savoir ! »

« Tu devais savoir. En moins de deux heures, tu as abandonné ton enfant et la femme que tu aimais. La note sera lourde. »

« Je n’ai pas abandonné Sophie. J’ai pensé que je n’avais pas le droit de l’entraîner dans une aventure terrifiante et risquée. »

« Une aventure terrifiante et risquée… Tu trouvais le voyage à Shiraboam plus dangereux que la guerre atomique ? Et le jugement te terrifiait ? C’est l’indice d’un sentiment de culpabilité très fort. Tu le sais bien. »

« Je le sais. »

« Tu es aussi médiocre que la plupart des autres Terriens. Mais tu as moins de circonstances atténuantes que la moyenne, car tu es instruit et lucide. Tu as connu en outre une vie facile. Tu n’as jamais beaucoup lutté, ni beaucoup souffert. Il est temps que tu apprennes.

« Je me demande ce que je vais faire de toi, Serge Goer de Terra. Oh ! ceci n’est pas le jugement dernier et si je me trompe, ça n’a pas beaucoup d’importance. Il y a deux solutions pour toi. Je pense à la solution dure… Le jugement est aussi une transformation et cela, tu l’as très bien senti. Tu as joué le jeu et tu es en train de devenir un autre. Excellent… Mais la solution douce compromettrait peut-être ta réussite. En outre, elle serait imméritée et au jour du jugement dernier, tu regretterais de l’avoir choisie. Ah non, tu n’as pas le choix. J’ai décidé d’être impitoyable pour toi. Ce sera donc la solution dure.

« Shiraboam n’est pas un monde de tout repos. Tu iras vivre sur le continent du Nejernoey. Tu seras serf dans un domaine agricole et forestier. Tu souffriras. Tu seras méprisé, humilié. Tu auras des maîtres cruels. Tu risqueras d’être mutilé ou tué tous les jours. Dans dix années de ce monde, si tu as survécu, tu seras jugé de nouveau et on te donnera un nouveau destin. Si tu meurs dans ce laps de temps, tu auras certainement amélioré tes chances pour le jugement dernier.

« Toutes les connaissances nécessaires à ta vie en Nejernoey te seront fournies sous forme d’éléments ribo-mémoriels, en injection intraveineuse. Il y a parfois des accidents, mais peu. En tout cas, c’est douloureux, il faut que tu le saches. Ces souffrances-là te seront comptées aussi.

« As-tu une question à poser ? »

« Deux… »

« Une ! »

« J’aurais voulu connaître avant de partir le sort de la Terre et celui de mon fils. »

« Choisis. Je me demande ce qui t’intéresse le plus : ton monde ou ton enfant. Écoute : selon le choix que tu feras, je suis prêt à revenir sur ma décision et à t’offrir la solution douce, sur le continent Merehaw de Shiraboam. Tu peux soit essayer de deviner dans quel cas ou bien être simplement sincère. J’attends. »

Serge n’essaya pas de deviner. Il fut sincère. « Allez au diable ! » pensa-t-il de toutes ses forces, de tout son cœur. Il sentit aussitôt que la communication avec le juge était coupée. « En avant pour la solution dure ! »