CHAPITRE XI

La colonne de volontaires rejoignit son camp provisoire le deuxième jour du premier demi-été. Serge était épuisé par cette marche avec un lourd chargement. Au début de l’entraînement, les sous-officiers gardèrent l’habitude de lui faire porter la caisse de grenades éclairantes. C’était maintenant une petite caisse qui pesait une dizaine de kilos : trois fois moins que la grosse.

Serge n’avait guère l’occasion d’utiliser ses dons de guetteur. Il participa à la prise d’une caverne. Les syges se divisaient en trois espèces : « syges-des-cavernes », « syges-des-nids » et « syges-des-arbres ». Les syges-des-nids étaient les plus vulnérables ; mais les syges-des-cavernes étaient naturellement les plus faciles à repérer. Et si leur grotte-habitation se révélait accessible, ils avaient peu de chance d’échapper aux commandos humains qui les traquaient.

Un vampire blessé fut capturé et brûlé vif dès le retour au camp. C’était une femelle, probablement jeune et sans doute assez belle. Serge n’oublierait pas de sitôt ses sifflements de terreur et de douleur.

Il serrait avec désespoir la grenade éclairante au fond de sa poche. Il se sentait honteux, révolté, impuissant. Il se sentait en jugement au nom de la race humaine. Un jour, il déserterait.

Un violent orage noya les tentes et faillit emporter les huttes provisoires construites par les volontaires. C’était en fin de jour, peut-être une heure avant le crépuscule. Le soleil s’éteignit d’un seul coup, puis les éclairs blanchirent l’espace d’un frisson électrique. La pluie, mêlée d’une forte grêle bleuâtre, s’abattit avec une violence contenue. Le vent soufflait par rafales modulées. L’eau ruisselait comme un flot de sang sur la terre rouge de la clairière. Tenues par des mains affolées, quelques lumières dansaient au hasard.

Les éclairs protégeaient les humains contre une attaque des syges. De même que l’eau… Le Seigneur Ugi avait établi son quartier général sur une île du lac de Yant, à l’abri des incursions ennemies. Aucune des trois espèces ne supportait de se mouiller les pieds. Du moins on le racontait… L’orage s’éloigna et la pluie cessa. L’obscurité était complète et le camp n’existait plus. Serge avait perdu son sac, qui contenait ses seuls biens à l’exception de ses vêtements trempés et de la grenade dans sa poche. En errant à sa recherche, il heurta le sous-officier At’lss qui se moqua de lui.

— Qu’est-ce que tu as fait de tes yeux de syge, guetteur ? Tu n’as plus besoin de guetter. Les syges ne viendront pas tant que la terre est humide.

Cette affirmation trop péremptoire sonna dans l’esprit de Serge comme une menace. Dieu sait pourquoi. Une prémonition ou… Il avait parfois l’impression qu’un sixième sens, pareil à celui que Sophie avait possédé sur la Terre, s’éveillait dans sa tête et dans son corps. Il fut soudain tout à fait sûr que le sergent At’lss se trompait. Il se mit à guetter et, aussitôt, il sentit une présence étrangère, âpre, brûlante, voluptueuse et… fuligineuse ? Une odeur de fumée… Non, c’était une idée de fumée.

Il avait reconnu le signe mental des syges, mais il l’ignorait encore. Il découvrirait plus tard l’explication – ou une explication – de ce surprenant phénomène.

Il prit conscience du danger avant de l’identifier de façon claire. Il se mit à marcher lentement, doucement, à la périphérie du campement, ou de ce qui en restait. Il pensait à Sophie et aux syges. À Sophie plus qu’aux syges…

Aux syges et à Sophie.

« Sophie, aide-moi ! D’une manière ou d’une autre, je sortirai d’ici. Je te rejoindrai. Nous quitterons le Nejernoey. Nous irons en Merehaw ou en Atreham. Nous… » Le sentiment du danger se renforçait. Il se mit à guetter avec une crispation d’anxiété qui entraînait une mauvaise accommodation. Il essaya de se détendre. Et…

IL LES VIT.

Impossible de deviner s’ils venaient d’un nid, d’une caverne ou des arbres de la forêt proche. Ceux des nids passaient pour les plus intelligents. Mais ceux des arbres étaient naturellement les plus agiles. Il y avait comme un voile de fumée autour d’eux. Ils se tenaient aplatis à une centaine de mètres, dissimulés par des touffes d’herbes ou de buissons et des débris divers charriés par la tempête. Le sol mouillé ne semblait pas les gêner outre mesure. Et puis il y avait une faible pente qui permettait à l’eau de s’écouler vers les limites du camp.

Les syges étaient trop loin pour que Serge pût les distinguer avec précision dans l’obscurité. Il les devinait groupés deux par deux, par couples peut-être. « Les voilà, se dit-il, les sales bêtes, les vampires, les singes du diable… » Ils n’avaient rien de commun avec les singes de la Terre, malgré la parenté des mots. Mais ces mots ne signifiaient rien car elle n’existait qu’en français. Apes ? Monkeys ? Non plus… C’étaient des bipèdes et non des quadrumanes, minces, flexibles, et leur corps ne portait pas un seul poil. Serge les avait vus de près dans la caverne. Il n’avait pas osé cependant toucher les cadavres chauds. Leur peau était gris foncé, noire ou brune, avec l’aspect d’un cuir très fin, soyeux, plus lisse que la peau humaine. Ils étaient humanoïdes. Sans nul doute.

Il aurait aimé les rencontrer autrement qu’en ennemis, communiquer avec eux, éveiller peut-être leur amitié. Seulement les syges étaient des tueurs sans pitié. Serge le savait et pourtant il avait failli l’oublier. Au risque de sa vie… Il donna l’alerte presque trop tard. Les assaillants étaient plus proches qu’il ne l’avait cru : soixante ou soixante-dix mètres. Il ne leur fallut pas beaucoup plus de trois secondes pour parcourir cette distance, après avoir bondi sur un signal mental que Serge perçut vaguement.

Quatre secondes environ, et les javelines filaient, lancées avec une sûreté fantastique, se planter dans la poitrine ou le cou des hommes. Serge n’avait jamais entendu parler des javelines. Cela ne cadrait pas avec l’image des « sales bêtes » qu’on souhaitait inculquer aux nouveaux venus. De toute façon, les syges des cavernes n’en avaient pas.

Il ne pensa pas à la grenade éclairante dans sa poche. Il ne pensa qu’à sauver sa vie. Il plongea dans les débris d’une hutte. Emportés par leur élan fou, plusieurs syges volèrent littéralement au-dessus de lui. Oui, ils volaient. Ils avaient des embryons d’ailes membraneuses. Peut-être avaient-ils vraiment évolué à partir d’une espèce de chiroptères.

Il vit un homme tomber à trois ou quatre pas de lui, déchiré par des griffes plus tranchantes que des rasoirs.

Une forme souple, pareille à un fantôme vêtu de cuir sombre, bondit dans sa direction et le manqua. Par quel miracle ? Non, ce n’était pas un miracle. Une lueur éblouissante balayait le camp, puis se figeait sans rien perdre de son éclat. Serge ferma les yeux. Une grenade éclairante ! À ce moment-là, il se souvint de celle qui était dans sa poche… Trop tard. Mais la lumière l’avait sauvé.

Des coups de feu éclatèrent. L’armée Ugi utilisait des mousquetons et des carabines style XIXe siècle qui contrastaient avec le matériel sophistiqué, originaire d’Atreham : kongs, lampes, grenades… Pourtant, les syges éblouis furent pendant quelques instants vulnérables au tir de ces pétoires. Les silhouettes noires filaient en désordre dans l’insupportable clarté. Et, à leur tour, s’abattaient, fusillées.

Une autre grenade s’alluma pour prévenir un retour bien improbable des attaquants dispersés. Une troisième prit le relais.

Puis on fit les comptes. Sur un officier, quatre sous-officiers et quarante-trois hommes, soldats et volontaires, la section avait perdu dix-sept morts. Onze blessés graves gisaient dans la boue. Le combat avait duré à peu près deux secondes. Les syges avaient perdu neuf des leurs, plus quatre blessés qui furent achevés immédiatement. Si Serge n’avait pas donné l’alerte, la petite troupe aurait-elle été anéantie sans coup férir ? Oui, c’était une affaire d’instants. Mais s’il avait moins tardé, s’il avait lancé sa propre grenade, il aurait sans doute sauvé une vingtaine de ses compagnons et quelques syges, ces derniers renonçant à leur attaque avant de l’avoir lancée. Il manquait d’expérience. Tout était allé si vite… De plus, ses chefs ignoraient qu’il possédait cette grenade.

Après l’appel des survivants, le lieutenant instructeur Tajita, un Japonais calme et grave, invoqua Thorbar et ses propres ancêtres puis demanda qui avait donné le signal, juste à temps. Serge se présenta.

— Ah ! Goer. Un nom qu’on n’oublie pas. Bon guetteur, bon guetteur ! Je n’en attendais pas moins de toi. Ceux qui sont encore ici, en plus ou moins bon état, te doivent la vie. Très bien, tu es engagé comme guetteur dans l’armée de notre Seigneur Ugi !

— Est-ce que je suis affranchi ? demanda Serge.

Le lieutenant éclata de rire.

— Tu es nouveau, n’est-ce pas ? Eh bien te voilà engagé pour neuf ou dix ans. Jusqu’à ton jugement décennal, bien sûr. Tu es maintenant un libre soldat du Seigneur Ugi.

— Aucune différence, mon vieux ! lui dit Will à son retour au camp principal. Je suis désolé pour toi. La vie des soldats est aussi dure et plus dangereuse que celle des serfs. Tu n’as d’autre liberté que celle d’obéir. Je connais ça : j’ai déserté une fois pendant ma première décennie.

Il baissa la voix.

— Et une autre pendant la dernière ! Ça n’a plus d’importance maintenant que j’ai mon laissez-passer au creux de la main… Enfin, ajouta-t-il avec un soupir apitoyé, si tu te montres assez ardent, tu auras peut-être droit à une femme. Il y en a une qui t’attend au quartier général du lac de Yant !

— Une femme ?

— Oui.

— Comment le sais-tu ?

— Je le tiens du sergent Pavlovtsev. Il te donnera tous les détails si tu veux. Pas pour rien, sans doute. Tout se paie, ici.

— Avec quoi veux-tu que je le paie ?

— Tu as des bras, des mains ? Je suppose que deux ou trois heures de corvée feront l’affaire. C’est comme ça que les sous-officiers se font payer.

Serge accepta le marché. Un marché qui n’existait d’ailleurs que dans l’esprit de Will. Pavlovtsev était un bon géant moustachu qui aurait bien échangé ses informations contre un peu d’alcool, mais accepta tout de suite de les donner pour rien. Il s’intéressait aux Goer de la Terre.

— C’est vraiment ton nom ?

— Vraiment.

— Et comment expliques-tu ça ?

— Je ne l’explique pas. C’est mon nom, voilà tout.

— Hum. Tu es peut-être un descendant de Goer de la Terre. Je veux dire de Jôl Goer, le Fondateur.

— Le Fondateur ? Je ne sais pas. Je ne crois pas que ce soit possible, car je viens directement de la Terre.

— Ah bon, fit le sergent d’un air déçu.

— Et cette femme qui vous a parlé de moi au camp du lac de Yant ?

— C’est une prostituée du bordel des officiers.

— Ah, une prostituée ?

— Elle était servante aux cuisines de Jeberberen. Après la prise du château de Monser Malahosen, elle s’est engagée dans l’armée de notre Seigneur Ugi.

— Comme prostituée ?

— Qu’est-ce qu’une jeune femme pourrait faire d’autre dans l’armée de notre noble Seigneur ?

— Comment me connaît-elle ?

— Alors ça, je n’en sais rien. Mais j’aurai peut-être l’occasion d’aller le lui demander. J’irai lui porter de tes nouvelles et je pourrai peut-être coucher avec elle, en récompense, bien que je ne sois pas officier. Elle est jolie et elle porte un bien beau nom de la Terre.

— Quel nom ?

— Laisse-moi me souvenir… Ah, Sophia !

Serge demanda une audience au lieutenant instructeur Tajita, qui accepta de le recevoir.

— Une minute, montre en main, guetteur. Je n’ai pas de temps à perdre !

Sur Shiraboam, la minute valait une centaine de secondes terrestres. C’était suffisant pour exposer une requête aussi simple.

— Mon lieutenant, je voudrais être affecté au camp du lac de Yant.

— Ah oui, une femme, dit l’officier.

Serge fit une grimace mais s’abstint de tout commentaire. Tajita insista :

— Je sais que tu as une histoire avec une fille, une prostituée du bordel des officiers.

— Elle était ma compagne sur la Terre. Elle m’a rejoint ici.

— Le bordel des officiers de notre Seigneur Ugi est certes un bon endroit pour purger sa peine. Je veux bien t’envoyer là-bas, puisque la moitié de ta section te doit la vie.

Serge pensa que l’autre moitié de ses compagnons lui devaient leur mort. Naturellement, il se tut. Tajita sourit.

— Mais cette fille appartient aux officiers. Tu ne pourras pas la toucher. Sauf dérogation… Et seul notre Seigneur Ugi peut accorder ce genre de dérogation.

— Je pourrai peut-être la voir. Même de loin.

— Tu es un guetteur aux yeux de syge et tu t’appelles Goer. Je pense que ta place est près du quartier général. Je te souhaite bonne chance !

Après l’attaque des syges, Serge avait fini par retrouver son sac. Lequel ne contenait qu’un morceau de savon, une brosse, un couteau en bois, un quart de fer-blanc, un morceau de ficelle qui pouvait servir comme lacet de rechange… Il avait aussi récupéré une lampe électrique, un couteau en acier, un petit objet prismatique de nature inconnue qui portait la mention « Merehaw ». Merehaw était le troisième continent de Shiraboam. Moins connu qu’Atreham des gens du Nejernoey, il passait pour très évolué socialement mais peu orienté sur la technologie.

L’objet en question semblait pourtant le produit d’une civilisation technologique de haut niveau. Peut-être n’était-ce qu’une imitation…

Serge répartit ses trouvailles entre ses poches et son sac. Il se doutait que leur possession lui vaudrait à coup sûr d’être puni avec la plus extrême sévérité s’il se faisait prendre. Mais les volontaires de l’armée Ugi étaient si misérables, si sales, si pauvrement équipés que les sous-officiers évitaient toute inspection. Quant aux officiers, ils se tenaient à bonne distance, par crainte de la crasse et de la vermine.

Il décida de courir le risque.

Will fit ses adieux à tous ses amis, après avoir remis au lieutenant Tajita le sifflet à ultrasons qu’il avait fabriqué et dont il n’avait pas eu l’occasion de se servir. Il parcourut le camp en levant la main gauche, paume ouverte, pour montrer à tout le monde le passeport qui faisait de lui un homme libre.

LAISSEZ PASSER
WILLIAM BISHOP
En route pour le Tribunal
de Mors-Bemerkenstaglak

Bemerkenstaglak ? N’était-ce pas le nom de la ville que Joël avait imaginée sur la Terre quand il avait huit ou dix ans ? Impossible. Et pourtant… Le Fondateur – le véritable Goer de la Terre – ne portait-il pas le prénom de Jôl, d’après le sergent Pavlovtsev ? Le Fondateur n’avait-il pas fondé, entre autres choses, la ville mystérieuse de son enfance ? Serge sentit un vertige fou l’emporter.

Il avait déjà pensé à l’hypothèse du décalage temporel. Mais comment admettre que Joël avait été transféré sur la Planète du Jugement plusieurs siècles avant lui-même ?

Peut-être les réponses à ses questions se trouvaient-elles quelque part à Bemerkenstaglak ? Alors, il lui faudrait attendre dix ans pour les connaître !

Trois jours plus tard, il embarqua sur un camion à vapeur avec une douzaine d’autres volontaires affectés au camp du lac de Yant et autant de soldats éprouvés. Une bâche déchirée recouvrait tant bien que mal la plate-forme, protégeant assez peu les hommes de la pluie qui tombait dru. Serge était très mal placé, sous une gouttière du plafond et en face d’une déchirure latérale du côté du vent. Après une demi-heure de route sur une piste à peine tracée dans la forêt, il se mit à frissonner et à claquer des dents. Giflé par les rafales, trempé jusqu’aux os, il se demanda s’il allait tenir longtemps à ce régime. Pourquoi en douter ? D’une façon ou d’une autre, les Boaras ou leurs représentants sur ce monde l’avaient doté d’une santé de fer et d’une résistance à la fatigue et aux intempéries qui l’émerveillait encore.

Il attendit, stoïque comme ses compagnons. Il ne regrettait quand même pas les buissons noirs ni le cachot de Jeberberen. Il essaya de réfléchir.

Que voulaient donc les Boaras ? Pourquoi les porteurs d’âme étaient-ils stupides ? L’obsession du jugement cachait-elle autre chose ? Une fabuleuse manipulation dont le but et la nature se situaient au-delà de toute compréhension humaine ?

Réponse à Bemerkenstaglak ?