CHAPITRE VIII

Le lendemain, il plut, à la mode du Nejernoey : averses lourdes et brèves, séparées par des coups de vent vifs, charriant de fines gouttelettes glacées. La pluie semblait presque tiède ; mais le vent gelait les mains des serfs sur le manche mouillé de leurs pauvres outils. Les machines à vapeur étaient restées sous les hangars, car le mauvais temps rendait leur fonctionnement difficile.

Serge avait d’abord jugé leur utilité assez faible. Pourtant, leur absence ne tarda pas à se faire sentir, d’autant que les chefs de chantier et les chefs de groupe voulaient nettoyer la même surface qu’un jour ordinaire. L’eau glissait sous les vêtements de cuir et rendait le frottement insupportable. Quelques hommes travaillaient torse nu. La pluie lavait le sang de leurs blessures. Les femmes étaient particulièrement désavantagées. Une jeune serve qui avait dû desserrer son gilet et ôter les manchons qui protégeaient ses poignets et ses avant-bras, leva soudain ses mains ensanglantées, montrant au chef de groupe T’nek ses paumes écorchées et ses coudes tailladés. T’nek fit semblant de ne pas la voir. Les anges gardiens, très diaboliques sous leurs imperméables noirs, veillaient à proximité. Le chef de groupe pouvait demander leur intervention mais jamais l’empêcher.

Un ange s’approcha de la jeune femme, fit claquer son fouet à distance. La serve ne broncha pas. Le fouet s’abattit sur elle. Aussitôt, elle tomba. L’ange la poussa du pied. Elle était sans doute évanouie… Serge qui se trouvait à une cinquantaine de pas, songea un instant à se révolter. L’occasion était bonne. La colère et le désespoir bouillonnaient en lui. Mais il était fatigué, haletant. Une épine noire était tombée dans sa chaussure et lui déchirait la cheville. Il attendait une pause pour l’enlever. Et puis il se sentait seul depuis l’évasion de Marino et Ar’xl.

Les deux Mordants avaient donc réussi à quitter la cabane et le village. Comment ? Nul ne le savait. Où étaient-ils maintenant ? Les chefs n’avaient fait aucune allusion à leur disparition. Mais on pouvait interpréter la férocité particulière des anges gardiens comme la réaction à une évasion réussie.

Serge regrettait un peu de n’avoir pas suivi les deux humanoïdes. Ils avaient pris des risques ; mais lui-même en prenait tout autant à rester, après ce qui s’était passé la veille au soir. Non, il ne pouvait pas partir, alors que Sophie était au château et espérait le rejoindre d’une façon ou d’une autre. Se révolter maintenant eût été fou. Il ne pouvait rien pour la jeune serve que les anges gardiens allaient probablement tuer. Elle paierait pour Marino et Ar’xl. Il ne pouvait rien pour aucun de ses compagnons. Tous avaient choisi le jugement. Du moins, il le pensait. La plupart d’entre eux avaient choisi d’expier sur Shiraboam pour arriver en bonne posture au jugement dernier. Quelques-uns étaient de purs aventuriers… Mais Sophie ? Pourquoi Sophie était-elle à Jeberberen ?

Il s’assit prudemment entre les souches aiguës des buissons, au milieu des esquilles et chicots divers. Puis il se déchaussa. C’était un moyen d’attirer sur lui la colère des anges et peut-être de procurer un répit à la jeune femme blessée. Mais ce fut le chef de groupe T’nek qui s’approcha de lui.

— Dure journée, hein ?

Occupé à enlever le morceau de buisson planté dans sa cheville, Serge ne répondit pas. Par réflexe, il attendit le coup de fouet ou le coup de pied qui allait suivre la question. Mais sans s’interrompre.

— Tu peux faire une pause, dit le chef. Je voudrais te parler quand tu auras fini ton petit travail.

Serge se rechaussa, sans se presser, puis se releva.

— Je vous écoute, maître serf.

T’nek fit la grimace. Il n’aimait guère ce titre qui lui rappelait inopportunément sa double condition.

— Tu sais que Marino et Ar’xl ont filé ?

— Filé ? Filé comment ? Je croyais qu’on les avait envoyés ailleurs ? Ils sont partis chez les syges ?

— Il paraît qu’Ar’xl s’est fait prendre et qu’il a été tué. Ton ami Marino ne croyait pas aux syges. Il a dû gagner la forêt. Il est foutu, de toute façon. Bon débarras !

— Je crois que les syges existent, dit Serge. Mais je n’en ai pas spécialement peur. Est-ce que vous en avez vu un, vous, maître serf ?

T’nek ne répondit pas à la question. Il préféra en poser une autre.

— J’ai entendu dire que tu avais une très bonne vue de nuit. Tu ne les as pas vus sortir de la cabane ?

— Je dormais.

Le chef du groupe insista :

— C’est vrai que tu as des yeux de syge ?

— Sûrement pas !

— On le dit.

— J’ai une bonne vue. C’est tout.

— Tu n’as pas pensé à t’en servir ?

— Me servir de quoi ?

— De tes yeux de syge, imbécile ! Le Seigneur Ugi recrute des volontaires pour son expédition dans les Mille Collines. Il pourrait avoir besoin de guetteurs ayant une très bonne vue de nuit.

Serge sursauta. Il avait déjà pensé à cette solution. Pour quitter les Cinq-Cabanes-du-Loup-gris, c’était probablement un meilleur moyen que la fuite pure et simple. Il avait quand même renoncé pour deux raisons. Il ne voulait pas s’éloigner de Jeberberen sans avoir revu Sophie et compris pourquoi elle était là. Et puis le Seigneur général Ugi avait une réputation de cruauté assez effroyable. Les anges gardiens tremblaient en prononçant son nom.

— Ma vue n’est pas si bonne, après tout. Elle a beaucoup baissé à cause de la fatigue…

— Très bien, conclut T’nek. Tu y penseras et si tu te décides, tu demanderas à me parler. La pause est terminée. Au travail !

Serge reprit son croissant. Entre-temps, l’averse avait lavé le manche des traces de sang. Que signifiait cette bienveillance du chef de groupe ? T’nek s’exprimait maintenant avec beaucoup d’assurance. Comme un affranchi… Il allait sûrement devenir ange gardien ou chef de chantier ou n’importe quoi de ce genre. Il serait un homme libre. Offrir un volontaire au Seigneur Ugi lui vaudrait sans doute une promotion ou un avantage important. C’était plus difficile que de fouetter à mort une serve sans défense.

La journée fut extrêmement pénible. Les averses se succédaient emportées par le vent du nord, ramenées moins d’une demi-heure plus tard par un vent contraire. À chaque instant, le manche du croissant échappait à ses doigts gourds. Et dire qu’on était en été ! En fin de journée, il tua un assez gros animal du genre blaireau. Il le remit à T’Issi, la femme qui s’occupait de la banque de nourriture.

— Tu ne consommes même pas tes points, dit-elle avec envie. Tu en as plus que n’importe qui dans le groupe. Ça risque d’être mal vu.

— Tu as raison, dit Serge. Tu vas distribuer tous mes points. Une part à T’nek parce qu’il m’a donné une excellente idée. Le reste, tu le donneras à ceux qui en ont besoin !

T’Issi éclata de rire.

— Tu crois au jugement dernier, toi !

— Je me contenterai du jugement décennal, si j’y arrive.

Le soir, deux anges gardiens casqués se présentèrent à la porte de la troisième-cabane-des-hommes. L’un avait le type parfait des anges : le teint pâle, les cheveux blonds et les yeux bleus. L’autre était un humanoïde ikarien, comme T’nek, Ar’xl et T’Issi. Il s’efforçait de ressembler à son compagnon, sans savoir qu’il était beaucoup plus beau et plus effrayant.

Le premier fit claquer son fouet. Le second appela :

— Goer de la Terre est ici ?

Serge s’avança.

— Je m’appelle Goer et je suis de la Terre.

— C’est toi qui as demandé à voir le Grand Meneor ?

— Oui.

— Il s’appelle presque comme toi, le prince des syges, tu as remarqué ? Il s’appelle Gor et il est de la Terre. Enfin, à ce qu’on dit.

— La Terre ! fit l’ange ikarien. Qu’est-ce que c’est la Terre ?

— On s’en fout de la Terre, ajouta l’autre. Prends ton sac, Goer, et suis-nous. Le Cardinal Prince élu t’accorde une audience exceptionnelle. Vite !

Serge compris alors que les anges gardiens se moquaient de lui. Ils n’allaient pas le conduire auprès du Grand Meneor, mais en prison ou dans quelque salle de tortures. Il aurait pu s’y attendre. Il ressentit pourtant un choc très fort. Et, conséquence ou non, du choc, une idée traversa son esprit. Gor… Si le Prince élu Jawal Gor était en réalité Joël Goer ! Si Joël avait été transporté sur la Planète du Jugement quelques dizaines d’années plus tôt, grâce à un artifice temporel sûrement au pouvoir des Boaras ? S’il était devenu cet homme puissant et bon qui régnait sur le Nejernoey ? S’il était devenu le Grand Meneor à la fois par la volonté des Boaras et par son propre mérite ?

Totalement immergé dans ses réflexions, Serge suivit les deux anges gardiens en silence. Écrasé et ébloui… « Bon Dieu ! Si j’y avais pensé plus tôt, peut-être… » Et puis le doute. « Ce n’est pas possible. C’est un rêve fou… » Et l’interrogation : « Joël, Joël ! Où es-tu ? Qu’ont-ils fait de toi ? »

« Où es-tu, dans l’espace ou le temps ? »

Les chiens hursters, rassemblés près du château, se mirent à hurler. À la lueur des trois lunes, qui formaient dans le ciel un magnifique triangle de lumière, Serge admira l’énorme cube de bois de six étages, aux fenêtres innombrables, presque toutes éclairées. Devant les plus larges, on devinait un balcon en corbeille… Un carré de bâtiments plats entourait la maison du Seigneur, la transformant en forteresse. Au sol, les hursters montaient la garde. En l’air veillaient les géants-ducs, ennemis mortels des hipars et des syges. En l’air ou plutôt sur les toits, le clair de lune révélait leur alignement hiératique au sommet du château.

Jeberberen était une clairière plus vaste que les autres, au milieu de la forêt sans fin du Nejernoey. Le château et les villages s’éparpillaient au centre d’un espace nu d’une centaine d’hectares. Ainsi, l’arbre le plus proche se trouvait à environ un kilomètre. Après, il y avait une zone d’étangs et de prairies à peu près cinquante fois plus étendue, où se dressaient de loin en loin – et jamais à moins de cent mètres l’un de l’autre – de magnifiques hêtres solitaires. C’était là le domaine proprement dit, avec ses terres de culture, d’élevage ou de pêche. Mais les deux ou trois mille personnes qui habitaient Jeberberen vivaient essentiellement des produits animaux et végétaux de la forêt. La forêt qui appartenait encore plus aux syges qu’aux humains… et tout était agencé pour défendre les villages et surtout le château contre leurs incursions.

Et pourtant, Serge n’en avait jamais vu aucun. Tous les serfs à qui il avait pu parler étaient dans son cas.

Il suivit docilement les anges gardiens qui se dirigeaient vers le carré fortifié où grondaient les hursters. Il pensa qu’il allait mourir et il leva la tête pour voir le ciel une dernière fois avant le jugement dernier. Sauf dans le triangle des lunes, il était sombre et d’aspect métallique. Tout le paysage avait l’air taillé dans une sorte d’acier luisant, presque noir. Chaque élément aurait pu se trouver sur la Terre, quelque part dans l’hémisphère nord. L’ensemble était étranger, lointain, inhumain, terrifiant. « Terrifiant ? pensa Serge, le cœur serré. Ou est-ce la mort qui me terrifie ? La mort et le jugement ? »

« Tu auras très mal un instant, puis tu t’endormiras… Ils n’ont aucune raison de te torturer. Ils vont seulement te tuer. Tu t’endormiras et tu te réveilleras une seconde après. Une seconde qui aura duré mille ans ou cent mille, ou plus. Est-ce que cette aventure te vaudra quelque avantage pour le jugement dernier ? » Car cela seul comptait, du moins dans l’hypothèse où les porteurs d’âme avaient dit toute la vérité… Il y songea froidement, en trébuchant dans un souterrain humide, entre les deux anges gardiens qui éclairaient le passage avec leurs lampes frontales.

Il ne se sentait pas beaucoup plus avancé qu’à son départ de la Terre. Le jugement dans la tour ne lui avait rien apporté, sinon l’attente exacerbée du prochain ou du dernier.

Et il avait besoin de croire que tout était vrai pour ne pas devenir fou de désespoir. Il souhaita brusquement être torturé pour ne pas arriver les mains vides devant le grand juge. Il essaya de se représenter ce moment fabuleux, face à un envoyé de Dieu, un Boara, par exemple. Il renonça aussitôt. Tout à fait impossible. Mais l’idée se fixa dans son esprit. Ne pas arriver les mains vides – c’est-à-dire apporter une offrande de douleur et de peur, à défaut d’une œuvre positive ou de n’importe quelle autre justification… N’était-ce pas absurde ?

Les anges-gardiens le poussèrent sur le seuil d’une tanière obscure. Il entendit un bruit de voix au-dessous. La lueur des lampes frontales révéla un escalier irrégulier. Des morceaux de rondins étayaient les marches taillées dans la glaise. Une odeur de pourriture et de tinette montait du cachot. Serge pensa : « Alors, ils ne vont pas me tuer tout de suite ? » Comme il hésitait à descendre, l’ange ikarien lui tira un coup de kong dans la nuque, presque à bout portant. Serge tomba aussitôt sans avoir entendu la détonation. Inconscient, il roula au bas de l’escalier. Les prisonniers qui se trouvaient déjà dans le cachot accueillirent en silence le corps inanimé. Au bout d’un moment, une voix remarqua avec le plus grand calme :

— Un coup de kong derrière la nuque : il aura de la chance s’il se réveille !

Après s’être penché sur le nouveau venu, un autre prisonnier affirma que Serge vivait toujours.

— Pas pour longtemps, conclut un troisième. Comme nous tous. On nous tuera après le passage du juge itinérant !

Une vague clarté tombait d’une lucarne au plafond du cachot. Sans être tout à fait réveillé, Serge s’amusait à exercer sa vision nocturne. Il repéra les limites de la tanière et l’aspect général des huit personnages qui l’occupaient. Neuf avec lui-même… Tous vêtus de hardes, le visage mangé par une barbe sale, les mains, les bras, les jambes couverts de plaies purulentes et de croûtes. Il remarqua un homme corpulent et probablement de grande taille qui paraissait plus âgé que les autres avec son collier de poils gris, sa tête osseuse, ses membres décharnés. Serge n’avait pas encore vu de vieillards sur Shiraboam.

« Celui-là a l’air du Juif errant ! » pensa-t-il. Mais il n’était toujours pas complètement réveillé. Quelque chose le retenait au bord de l’inconscience. Il s’aperçut que c’était un fort mal de tête consécutif au choc que… Il se souvint. « Avec quoi le cher ange m’a-t-il assommé ? » Le simple fait d’être encore vivant le rendait optimiste et bienveillant. « Tu tenais donc tant à la vie, Serge Goer ? Ou était-ce la peur du jugement dernier ? »

Il essaya de se détendre pour atténuer la douleur qui lui cognait le crâne et les tempes. Soudain, son ouïe se reconnecta et il entendit une voix débiter des mots incompréhensibles. Une seconde plus tard, les mots prirent un sens, les phrases en nejerien devinrent à peu près claires. Le Juif errant parlait à ses compagnons.

— J’en sais long, frères ! Les maîtres des domaines, les vorsers, les gardiens et tous les autres m’auraient tué depuis longtemps s’ils n’avaient pas besoin de moi !

— Besoin de toi ! jeta une voix aigre. Tu nous fais rire !

— Besoin de moi, oui ! Ils veulent savoir ce que j’ai à leur apprendre. Ils me donnent à manger et à boire pour ça. Même de l’argent !

— Oui, mais tu es là.

— Oh ! ça m’arrive plus souvent qu’à mon tour. Ils m’enferment de temps en temps parce qu’ils croient que je ne veux pas tout leur dire… Et ils ont peut-être raison. Eux non plus, frères, ne savent rien ou presque rien. Ils voudraient que je leur dise si les Boaras existent, s’il y a un jugement dernier, où se trouve Shiraboam et quel est le sens de la vie.

— Toi, tu sais tout ça, naturellement !

— Je sais beaucoup de choses, frères. Mais ils veulent que je raconte encore et encore, que j’explique et que je prouve. Il le leur faut toujours plus de détails. Alors, je me fâche et je m’en vais. Ils me jettent en prison et un peu plus tard, ils viennent me chercher. Je vais sortir d’ici avant longtemps, frères. Je souhaite que beaucoup d’entre nous sortent aussi. J’essaierai d’intervenir en votre faveur…

— Je suis sûr que ça va marcher ! ricana quelqu’un.

Serge nota que plusieurs de ses compagnons de geôle étaient mutilés. Il y avait des manchots, des borgnes et des unijambistes. Le petit homme presque nu qui venait de parler n’avait plus que quatre ou cinq doigts à ses deux mains. La vermine les dévorait. L’odeur corporelle des prisonniers était presque aussi épouvantable que celle émanant du trou où s’accumulaient les excréments, au fond du cachot, sous la lucarne.

Le vieux sage – à moins que ce ne fût un vieux fou… – s’étira et fit craquer ses jointures ; puis il soupira d’aise, comme s’il trouvait sa position extrêmement confortable.

— Il y a aussi le don de prophétie que j’ai qui leur fait peur, dit-il avec gravité.

Des exclamations de doute et des rires de mépris fusèrent dans le cachot.

— Tu l’as déjà dit !

— Alors, prophétise, mon vieux !

— On t’écoute !

Le vieux se tut un moment, paraissant réfléchir.

— La seule chose importante que je pourrais vous dire vous condamnerait à mort.

— Comment ça ?

— Quelques-uns d’entre vous seront peut-être tués de toute façon, mais sûrement pas tous. Vous avez des chances de vous en tirer, à condition que vous n’en sachiez pas trop. Si je parle… personne n’en réchappera.

— Pas même toi ?

— Moi peut-être. Dieu seul sait.

Il y eut un long silence. Serge manifesta enfin sa présence. Il demanda à boire. Quelqu’un le félicita d’être vivant. Un autre expliqua que le kong était une arme prévue pour assommer et non pour tuer. Un troisième lui proposa de le guider jusqu’au baquet où il pourrait boire. Il ne put se mettre debout. Plusieurs mains secourables l’aidèrent à ramper jusqu’au baquet. Il aspira quelques gorgées dans un fond d’eau sale qui avait un goût d’urine. Il lutta contre la nausée.

Il revint à sa place, d’instinct, et somnola un moment. Une sensation d’étouffement le tira de sa torpeur. Il ne supporterait pas de croupir des heures ou des jours dans cette fosse puante et suintante. Il se mit à haleter puis se maîtrisa. Les autres étaient là, certains depuis très longtemps peut-être. Ils ne paraissaient guère incommodés. « Tu dois tenir… » Un prisonnier demanda brusquement :

— C’est vrai que tu t’appelles Goer de la Terre ?

Serge était crispé et replié sur lui-même au point de ne percevoir la question qu’avec une ou deux secondes de retard. Le temps de reprendre son souffle pour répondre et quelqu’un l’avait fait à sa place.

— On me donne ce nom quelquefois, dit le Juif errant. Par dérision ou avec admiration. Goer de la Terre est un personnage de légende sur Shiraboam – et sur d’autres mondes aussi, je dois dire – et tous ceux qui ont un nom un peu voisin souhaitent passer pour ses descendants. C’est peut-être le cas de notre cher et noble Prince élu Jawal Gor… Quant à moi, je m’appelle simplement Rolguer – David Rolguer. Je suis peut-être un descendant de Goer de la Terre, après tout, ce qui expliquerait bien des choses, mais je suis né en Amérique à l’époque de l’indépendance et je ne sais rien de Goer.

— Toi qui sais tout !

— Je ne sais pas tout. Je crois au salut par la connaissance et quand j’en saurai un peu plus que maintenant, je partirai d’ici et je rentrerai chez moi. Ils ne peuvent pas : comprendre ça !

— Moi non plus, je ne comprends pas, dit Serge, intervenant soudain. Mais peu importe. Je voudrais entendre ta prophétie, David Rolguer.

— Mets-toi à ma place. Si j’exprime cette prophétie, tous ceux qui sont ici le paieront de leur vie. Je suis obligé de me taire.

— Je suis prêt à prendre ce risque.

— Si je pouvais prophétiser pour toi seul, je n’hésiterais pas. Mais tu vois bien que c’est impossible.

— Tu te fous de nous, vieux ! lança quelqu’un.

Le Juif errant s’indigna et s’enferma dans un silence dédaigneux. Les prisonniers reçurent la visite des gardiens, accompagnant une jeune femme qui portait un seau de soupe épaisse, à l’odeur forte. Une serve, évidemment. Les hommes la regardèrent avec une intensité extrême tout le temps qu’elle resta dans le cachot. Ou bien cette impression provenait-elle du fait qu’ils étaient éblouis par l’éclat des lampes ? Tous sauf lui, Serge ? La femme ne se pressait pas. Elle examinait les prisonniers sans en avoir l’air. Peut-être était-elle un agent des Mordants qui cherchait à se renseigner sur l’identité de ces hommes. Elle s’en alla enfin. Les anges gardiens qui avaient passé leur temps à se boucher le nez sur le seuil du cachot refermèrent la porte en hâte. Serge écouta les pas décroître dans l’escalier. Ils se trouvaient sans doute dans les sous-sols du château. Il regretta de n’avoir pas fait plus attention pendant que les anges l’amenaient. Et puis quelle importance ?

Les prisonniers mangèrent. David Rolguer semblait exercer sur le groupe une certaine autorité.

— Pour commencer, chacun a droit à deux lampées. Puis encore deux lampées à chaque tour. Je mangerai quand tous les autres auront eu dix lampées. Chacun dit son prénom en se mettant à genoux devant le baquet.

Le repas prit plus d’une heure. Serge eut finalement droit à une douzaine de lampées. Il en vomit bientôt la moitié.

Un nommé Huss l’appela un moment plus tard.

— Serge, c’est bien toi, le nouveau ?

— C’est moi.

— Alors, c’est toi qui as demandé à entendre la prophétie de David, hein ? Je suis prêt aussi à prendre le risque. Ils me tueront de toute façon, alors un peu plus tôt, un peu plus tard… Il y a longtemps que j’ai perdu patience et j’ai hâte d’arriver au jugement dernier !

Ce discours parut décider deux autres prisonniers. Cela faisait quatre sur neuf : pas la majorité, encore moins l’unanimité. Huss prit les autres à partie. Serge cherchait désespérément un argument. Il lui semblait tout à coup très important d’entendre cette prophétie.

— Écoutez tous, dit-il. Si la prophétie est convaincante, si elle se révèle exacte, nous serons sûrs que notre ami David en sait aussi long qu’il le prétend. Nous serons sûrs qu’il voit réellement l’avenir. Nous pourrons avoir pleine confiance en lui. Alors, nous lui demanderons ce qu’il faut faire pour sortir d’ici. Et il nous le dira !

Le vieux grogna : « Sortir d’ici, sortir d’ici… hum, hum ! » Un prisonnier qui n’avait pas encore prononcé un mot se dressa péniblement et dit d’une voix éraillée :

— Et si c’était une provocation ? Je n’aurai jamais confiance dans ce type ! Une prophétie ? Ha, ha ! Et il faudra attendre combien de temps pour qu’elle se réalise… ou qu’elle ne se réalise pas ?

David Rolguer laissa éclater sa colère et se mit à crier :

— Vous allez savoir ! Tant pis pour vous ! Tant pis pour vous ! Je vais parler. Et rendez-vous au jugement dernier… Taisez-vous tous ! David le Prophète va dire l’avenir qui est sombre. Vous attendez un juge auxiliaire itinérant qui doit passer à Jeberberen pour s’entretenir avec les serfs ? Oui. Et vous pensez : « Tant que le juge n’est pas venu, ils n’oseront pas nous tuer ! » Quelle innocence, mes amis. Or, je vais vous dire : nous ne verrons pas ce juge, du moins vivant. Ils vont le tuer ! Monser Rik der Malahosen, vorser de Jeberberen, va faire tuer le juge à son arrivée au domaine. Sa favorite, Naessa, lui a demandé la tête du juge comme preuve d’amour. Et un peu plus que la tête… L’envoyé des Boaras sera torturé et mutilé avant d’être tué ! Monser Malahosen a accepté. Son grand rival, le Seigneur général Ugi, vorser de Niemenkarsen, s’est révolté contre la loi du Prince élu en levant sa propre armée de justice. Lui a décidé de se révolter contre la loi des Boaras en assassinant leur représentant.

« Mais il ignore deux choses. Deux choses au moins… Car il n’a pas voulu m’écouter. Tant pis pour lui ! Tant pis pour lui ! Naessa est sûrement une tentatrice. On n’en aura jamais la preuve, mais c’est évident. Une tentatrice envoyée par les Boaras ou le Prince élu, Dieu sait… Et il croit qu’un juge auxiliaire itinérant est un personnage important et prestigieux. Il croit en l’assassinant accomplir un grand exploit. Mais le petit juge n’est qu’un oboari comme les autres. Il exerce une fonction très ingrate en attendant son jugement décennal. Tant pis pour lui ! Tant pis pour lui ! Il ira directement au jugement dernier.

« Et une autre chose que Monser Malahosen ignore parce qu’il n’a pas voulu m’écouter, c’est ce qui va se passer après la mort du juge. Tant pis pour lui ! »

David Rolguer se tut, à bout de souffle. Les prisonniers méditèrent la prophétie en silence. Serge était enclin à croire le vieil homme. Peut-être était-il lui aussi un envoyé secret des Boaras. Ou peut-être était-il fou… Serge décida de s’en tenir à la ligne de conduite qu’il avait choisie dès son arrivée sur la Planète du Jugement : faire comme si tout était vrai. C’était un pari, rien de plus, rien de moins. Une nouvelle fois, il décida de parier sur le vieil homme à tête de Juif errant.

— Je te crois, David, dit-il gravement. Je ne sais pas qui tu es en réalité, mais je te crois. Dis-nous maintenant quel avantage nous pouvons tirer de cette situation ?… Il n’est pas possible que nous ne puissions pas en tirer quelque chose !

— Laisse-moi méditer, frère. Je crois au salut par la connaissance. On peut toujours se servir de ce qu’on sait, du moins si Dieu le veut.

Plus Juif errant que jamais, le vieux sage – ou le vieux fou – prit son front dans ses mains et médita longtemps. Serge en profita pour se rendre au trou-tinette. Les autres prisonniers restaient amorphes, sauf Huss qui s’était retiré dans son coin et affectait aussi une pose méditative. Une heure au moins passa. David Rolguer n’avait pas changé de posture. Un homme atteint de choléra ou de dysenterie se mit à gémir. Une puanteur affreuse montait de sa place.

Serge prit une décision. Avec ou sans l’aide du prophète, il lui fallait s’échapper le plus vite possible de cette basse-fosse. Même en prenant de nouveaux risques. Il pensa attaquer les anges gardiens pour se faire tuer… Non, c’était trop stupide. Et il ne voulait pas parier sur le jugement dernier.

Un autre repas fut apporté par une femme moins avenante et moins curieuse que la précédente. Deux anges l’accompagnaient, et l’un des deux était aussi une femme. Une petite blonde au regard bleu, perçant, aryenne type. Elle n’avait pas de lampe frontale mais tenait une torche électrique à la main. Elle promena le faisceau sur les corps vautrés dans la boue du cachot. Elle descendit même la dernière marche pour mieux voir. Elle braquait son gros pistolet à boule d’un poignet ferme.

Serge eut envie de bondir pour l’attaquer. Lui arracher le kong, l’assommer avec, tirer sur le deuxième ange gardien… Ses chances étaient minces dans le meilleur des cas. De toute façon, l’ankylose rendait le projet futile. L’ange femelle recula soudain comme si elle avait senti la menace. Serge vit que David l’observait fixement à la lueur des lampes… Les hommes mangèrent comme d’habitude : à genoux devant le baquet, chacun son tour, deux lampées et au suivant.

Quand ce fut fini, le vieux l’appela.

— Serge-le-nouveau ?

— Ouais, David ?

— Tu es un Goer, hein ?

— Comment le sais-tu ?

— J’en ai vu, des Goer, sur ce monde et sur d’autres. Dix-sept fois, je suis allé au jugement décennal : c’est une carrière. Je connais les Goer… de la Terre ou d’ailleurs. Ils ont tous un air de famille. Curieux, non ?

— Je ne comprends pas, dit Serge.

Le vieux était peut-être un provocateur. Ou un envoyé des Boaras. Ou un télépathe ou n’importe quoi. Mais, comme il disait, il en savait long.

— Il y a peut-être un moyen de s’en sortir. Aide-moi, Goer. Je vois que tu as une idée, mais ce n’est pas clair.

— Une idée ? fit Serge. Peut-être. J’hésitais à tenter le coup, mais je crois que maintenant, je n’ai plus rien à perdre. Je pensais m’engager dans les troupes que le Seigneur Ugi est en train de lever. J’ai une bonne vision nocturne et un maître serf m’a dit qu’ils avaient besoin de guetteurs… Mais avant de m’engager, il me faut sortir de ce trou !

David Rolguer se replongea dans sa méditation. Au bout d’un moment, Serge s’adressa à l’ensemble de ses compagnons :

— Nous pourrions tous demander à nous engager dans l’expédition contre les syges, camarades ? Qu’est-ce que nous avons à perdre ? Même si nous devons crever sous la dent de ces sales bêtes… ça ne sera pas pire que d’attendre la mort ici. Non ?

Un cri lui répondit. Un des prisonniers les plus éloignés de lui se plaignit d’avoir été mordu par un rat. Il y eut une discussion entre les Ikariens à propos des rats de Shiraboam, qui ne ressemblaient pas à ceux d’Ikar. Commencée en nejerien, la conversation se poursuivit dans une langue à la fois sifflante et douce que Serge avait déjà entendue aux Cinq-Cabanes-du-Loup-gris, mais qu’il ne comprenait évidemment pas.

De réponse point.

— Ton idée est bonne, dit enfin David. Elle mérite cependant une légère modification… Euh, vois-tu, je prophétise que Monser Malahosen de Jeberberen va lever aussi une troupe pour aller combattre les syges dans la forêt des Mille Collines. C’est dans cette armée-là que nous devons demander à nous engager. Pour le moment, ajouta-t-il un peu plus bas. Voici ce que nous allons faire. Plusieurs d’entre nous vont appeler les anges gardiens en tapant contre la porte. Quand ils se montreront, toi, Goer, par exemple, tu crieras : « David a prophétisé que Monser Malahosen de Jeberberen allait lancer une expédition contre les syges. Nous voulons nous engager ! » Et tu pourras ajouter : « J’ai des yeux de hibou : je ferai un bon guetteur… »

— Hum, fit Serge, c’est un long discours à débiter en quelques secondes.

L’expérience lui donna raison. L’ange de service referma la porte du cachot avant qu’il n’eût prononcé les trois quarts de la tirade. L’opération fut reprise au repas suivant. Huss prit le relais de Serge et d’autres prisonniers mêlèrent leurs voix approbatrices à la leur, tandis que David marmonnait sa prophétie en sourdine. Les anges gardiens ne parurent prêter aucune attention à la supplique. Après leur départ, le vieux remarqua :

— Pas d’inquiétude, frères. Soyez sûrs que le rapport sera fait à qui de droit !

Mais la prophétie de David suffirait-elle à convaincre Monser Malahosen de recruter à son tour des volontaires ? Ou bien était-ce une façon détournée d’alerter le Seigneur Ugi, qui devait bien avoir quelques espions à Jeberberen ? Peut-être David jouait-il sur les deux tableaux ?