CHAPITRE XIII
À son arrivée au lac de Yant, Serguéi-Serge Gorki – puisque tel était le nom qu’il avait choisi – reçut un fusil et six cartouches. « Cartouches à blanc ! » lui dit un sous-officier en ricanant. On oublia seulement de lui fournir le mode d’emploi de cette arme archaïque et lourde. Il pensa qu’il verrait bien, le moment venu. Une minute plus tard, il apprit qu’il était versé à la sous-section du sergent Vl’xen, du cinquième bataillon de protection des pistes. Il eut la joie mitigée de retrouver là son ancien compagnon de servage, l’Ardent T’nek. Il le prévint de son changement de nom.
— Tu es fou ! s’écria l’Ikarien.
— Oh fou, j’ai déjà entendu ça. Peut-être, mais j’en ai assez de porter le nom d’un héros légendaire, d’un demi-dieu ou je ne sais quoi, je vais présenter une requête à notre Seigneur Ugi pour que mon nouveau nom soit officiellement reconnu.
— Bonne idée, convint T’nek. Tu oublies seulement qu’on doit garder le nom sous lequel on a été inscrit par les porteurs d’âme et sous lequel on a été jugé en arrivant.
— Il faut garder son nom à cause du passeport. Je sais. Je verrai dans dix ans !
Pour le sergent Vl’xen, qui s’en moquait, il fut tout de suite Serguéi-Serge. Au dernier moment, il avait renoncé à Gorki par humilité. Vl’xen inspecta les vêtements des recrues mais il ne leur fit pas vider leurs poches. Il leur demanda de montrer leur sac, mais il ne regarda pas à l’intérieur. Serguéi-Serge eut à peine le temps d’avoir froid dans le dos. Il était sauvé pour cette fois. Il gardait sa grenade éclairante, sa lampe, son couteau d’acier et le mystérieux objet prismatique. Il avait peut-être droit à quelques possessions, maintenant qu’il était devenu un brave soldat de l’armée de notre Seigneur ?
Moins d’une heure après l’intégration des nouveaux, la sous-section Vl’xen partit à l’exercice dans la nature. Serguéi-Serge put se faire une idée du paysage grandiose qui entourait le camp. Le lac était immense (trente kilomètres de long, dit quelqu’un). L’armée Ugi bivouaquait ou manœuvrait sur la rive nord, face à laquelle s’étendait un plateau rocheux, presque totalement dénudé, et sur la rive ouest, où se creusait une vallée verdoyante, traversée par un petit fleuve qui se jetait dans le lac. Au sud, on voyait une chaîne de montagnes, très abrupte, dont les premières pentes étaient couvertes par la dense fourrure des chênes-de-fer, tandis que les neiges éternelles et les glaciers couronnaient les sommets les plus élevés.
— Qu’est-ce que ça ressemble à mon pays ! s’écria, stupéfait, un volontaire ikarien.
Serguéi-Serge hocha la tête. Le Nejernoey évoquait pour lui certaines régions de la Terre, qu’il n’avait jamais vues, sinon sur divers écrans et dans les magazines en couleur. L’Himalaya, l’Afrique centrale, l’extrême nord de l’Amérique… Une idée lui traversa l’esprit : les Boaras n’avaient-ils pas créé ce monde pour les Terriens et les Ikariens ? Alors, les natifs de la paisible Oonantia n’y trouvaient guère leur compte… ce qui expliquait peut-être leur rancœur et leur bellicisme exacerbé.
L’île d’Olmahaa où le Seigneur Ugi avait installé son quartier général, se trouvait à quatre ou cinq kilomètres du plateau et à deux kilomètres seulement de la rive montagneuse. Mais ces deux kilomètres d’eau profonde assuraient au commandant en chef et à son état-major une protection qu’Aaloao lui-même eût jugé sûre. Sur le plateau, il n’existait aucun couvert, à part quelques maigres bosquets pareils à des touffes de poils sur une face glabre. Les syges ne s’y seraient pas risqués et l’armée pouvait manœuvrer en toute tranquillité. La forêt de séquoias et de chênes-de-fer commençait à quinze ou vingt kilomètres de là, au nord-ouest.
La sous-section Vl’xen, ayant gagné un terrain sablonneux proche du lac, se mit à l’exercice bravement : parcours avec fosses et obstacles, barbelés de buissons noirs séchés et durcis… Puis les hommes durent jouer aux couleuvres parmi les cailloux tranchants et les plantes épineuses. Ils étaient épuisés quand on en vint au maniement d’armes. Serguéi-Serge apprit tout de même à se servir de son fusil de guet. Bien entendu, il ne devrait tirer que pour donner l’alarme, lorsqu’il aurait aperçu les syges.
Durant la pause, survint un officier accompagné de deux soldats respectueux. C’était un Oonanti d’un rang élevé, capitaine ou commandant : son grade était quasi peint sur son visage orangé aux traits métalliques. Il avait l’air de chercher quelqu’un ou quelque chose. Il interpella Vl’xen qui se précipita à sa rencontre. Sur un ordre sec, glapi par un autre sergent, la section prit mollement la posture qui tenait lieu de garde-à-vous chez les volontaires de l’armée Ugi. L’officier Oonanti s’approcha en faisant claquer ses bottes.
— Un d’entre vous s’appelle-t-il Goer… Goer le Terrien ?
Serguéi-Serge ne bougea pas et s’efforça de rester impassible. Les sous-officiers et les hommes étaient aussi ébahis les uns que les autres. « Goer… Goer le Terrien ? » Soudain, T’nek désigna Serguéi-Serge.
— C’est lui, mais il a changé de nom !
— Quoi ? fit l’Oonanti.
Il se campa en face du Terrien dans une attitude menaçante et outrée.
— Tu as changé de nom pour te cacher, hein ? Tu voulais déserter ? Avance !
Serguéi-Serge eut peur. Il était très fatigué et ses nerfs ne lui obéissaient plus tout à fait. De plus, les fanatiques Oonantis lui semblaient extrêmement dangereux. Il rusa :
— Je ne voulais pas porter le nom d’un ami des syges !
Il regretta immédiatement cette lâcheté. Il jura de l’effacer le plus tôt possible, d’une façon ou d’une autre. L’Oonanti le fixait d’un œil inquisiteur. Son visage orange clair avait pris une teinte brique, assez hideuse.
— Très bien, décida-t-il. Je vois que tu as de bonnes dispositions. Tu es affecté au commando Waadi de lutte contre les syges-des-arbres. Suis-nous !
Serguéi-Serge obéit avec répugnance. Rien ne pouvait lui arriver de pire. Les syges-des-arbres ! Son projet de désertion se précisa dans son esprit. Il regarda le lac, la montagne. S’il pouvait rejoindre la rive sud et ses chênes-de-fer, il serait sauvé. Sauvé ? Et à la merci des syges-des-arbres !
Et Sophie… Sophie qui s’était engagée comme fille à soldats pour le rejoindre au camp du lac de Yant ? Pouvait-il l’abandonner maintenant ?
Il s’attendait à trouver l’Oonanti Aaloao à sa nouvelle section. Non, son mystérieux compagnon de voyage n’était pas là ; mais il lui devait sans nul doute son affectation à un commando arboricole. Une dizaine d’Oonantis inconnus – qui se ressemblaient tous – et à peu près autant de Terriens et d’Ikariens occupaient une petite clairière au milieu d’un bosquet de deux ou trois mille mètres carrés. Les spécialistes de la lutte contre les syges-des-arbres avaient besoin d’un matériel approprié pour s’entraîner. Quelques hêtrenoirs encerclaient un chêne de bonne taille, mais qui avait l’air d’un arbuste en pot, comparé aux chênes-de-fer de la grande forêt.
Serguéi-Serge observa avec inquiétude trois ou quatre hommes qui jouaient aux singes et aux syges sur la plus haute branche, à quinze ou vingt mètres du sol. Il lui faudrait donc monter là-haut ? Un sous-officier oonanti lui apprit qu’il serait exempt d’escalade jusqu’au lendemain. Il fut conduit près d’une cuisine roulante tirée par un cheval qui desservait le quartier. Il lampa un fond de chaudron graisseux en guise de soupe, but une demi-gourde d’une sorte de tisane amère. Cela tout en se demandant s’il allait profiter de la nuit pour déserter. C’était un risque immense, car il ne connaissait pas encore le camp ni la région du lac. Et comment oublier Sophie qui l’attendait ? Il renonça, la rage au cœur.
Dans la nuit, le rideau de la tente où il dormait avec deux autres Terriens et un Ikarien se souleva pour laisser passer une main qui braquait une lampe électrique. Une voix autoritaire jeta :
— Je cherche Serguéi-Serge Goer de la Terre !
Réveillé en sursaut, Serguéi-Serge ne pensa pas à cacher son identité. Sa situation présente lui semblait si désespérée que tout changement serait bénéfique. Il s’extirpa d’une couverture boueuse et déchirée, rampa à l’extérieur et se trouva devant un officier supérieur, reconnaissable à son uniforme luxueux et chamarré et aux six barrettes d’or qui ornaient son chapeau de feutre sombre.
— Tu es Serguéi-Serge Goer ? J’ai besoin d’un guetteur aux yeux de syge pour une mission dans la forêt. Tout de suite… Prends ton barda et ton fusil. Je t’emmène !
Serguéi-Serge ne se fit pas répéter l’invitation. Il échappait, au moins provisoirement, aux redoutables Oonantis : c’était l’essentiel. Il n’irait pas, dès le lendemain, faire le singe dans les chênes-à-syges. Le temps gagné lui sauverait peut-être la vie. La tête lui tournait de joie.
— Je suis le colonel Mev’dank, fit l’officier. Et voici le lieutenant K’Til’no que tu connais sans doute.
K’Til’no pilotait une rapide voiture électrique. Après avoir longé pendant un quart d’heure la rive nord du lac, le véhicule s’arrêta à l’entrée d’un poste brillamment illuminé. Une demi-douzaine de camions à vapeur étaient sous pression. Une centaine d’hommes se préparaient à grimper sur les plates-formes. Un sous-officier terrien emmena Serguéi-Serge à un baraquement où on lui donna des vêtements propres et des chaussures en bon état. Le lieutenant K’Til’no l’attendait devant la porte.
— On y va.
— Où ?
— Dans la forêt, à cent cinquante milles d’ici. Monte à côté de moi.
— Le colonel ?
— Ne t’inquiète pas pour le colonel. Il nous suit.
Pendant le voyage, le lieutenant exposa à Serguéi-Serge le but de la mission. Les ouvriers qui traçaient la grande piste d’Huparlac à Yant avaient découvert une veine de charbon qui affleurait le sol. Du moins, le colonel, qui était ingénieur sur Ikar, pensait d’après les descriptions qu’il s’agissait d’un filon de houille.
— Il doit décider très vite si le gisement est exploitable et si ça vaut la peine de détourner la piste. Notre Seigneur Ugi ne souhaite pas créer une industrie en Nejernoey. Le colonel Mev’dank pense que c’est la seule solution pour sortir ce pays du Moyen Âge. Naturellement, notre Seigneur dit que si les Boaras ont voulu que nous vivions au Moyen Âge pour nous éprouver et nous punir, c’est bien ainsi et il n’y a pas à en sortir. Quoi qu’il en soit, le colonel se méfie des manigances des Oonantis.
Serguéi-Serge se méfiait aussi, pour sa part, des hommes à la peau orangée et aux cheveux rouges. Leur haine mortelle pour les syges cachait peut-être un dessein qui n’avait rien à voir avec les intérêts de la race humaine tout entière. Une race à laquelle, bien sûr, ils appartenaient… « Mais, se dit-il, ce n’est pas une référence ! »
Alors, il avait décidé de surveiller avec une grande vigilance l’éclaireur Buauu, le seul Oonanti de la mission Mev’dank. Et d’ailleurs, K’Til’no n’avait-il pas laissé échapper ses confidences dans un but précis ?
Et maintenant, Serguéi rampait dans la cendre chaude, sur le flanc du tertre rocheux où la colonne s’était installée pour la nuit. Pourquoi le colonel avait-il choisi de s’arrêter là, alors que le chantier de destination n’était plus guère qu’à trois ou quatre heures de route, selon les éclaireurs ? À un certain moment, la piste s’enfonçait au milieu des chênes-de-fer pendant plusieurs kilomètres ; elle était alors entièrement couverte par les hautes branches. Les phares des véhicules auraient-ils suffi à dissuader les vampires d’attaquer les hommes en se laissant tomber du ciel ? Non, sans doute. Il y avait aussi des projecteurs mobiles, mais en trop petit nombre. Buauu affirmait que ni les phares, ni les projecteurs, ni même les grenades éclairantes n’effraieraient assez les syges-des-arbres pour les empêcher d’attaquer dans une position aussi favorable. L’éblouissement ? Une fois sur les camions les syges pouvaient se battre les yeux fermés pendant plusieurs minutes, puisqu’ils n’utilisaient que leurs dents et leurs griffes. Les véhicules auraient dû être munis de piques et de barbelés, mais on avait négligé cette précaution dans la hâte du départ…
D’après K’Til’no, le colonel avait hésité ; puis il avait aperçu depuis sa voiture un tertre broussailleux qui se dressait au centre d’une zone dégagée, à quelques centaines de mètres de la piste. L’endroit lui avait paru propice à un cantonnement, à condition de faire brûler buissons, arbustes et hautes herbes.
Serguéi-Serge ne devait prendre son tour de veille qu’à mi-cours de la nuit. Il s’était étendu pour dormir. Impossible de trouver le sommeil. Il regardait le ciel. Les nuages violacés cachaient entièrement les lunes. Le site du camp avait paru à tous plutôt bien choisi et sûr à la lumière du jour. Dans l’obscurité, il révélait ses inconvénients. Les nombreux rochers de toute taille qui entouraient le sommet du tertre formaient un indescriptible chaos dans lequel il était très difficile de se déplacer avec des jambes d’homme. En cas d’attaque, les syges, capables de voleter et de bondir grâce à leurs embryons d’ailes, seraient sûrement très avantagés.
Plus bas, de nombreux petits foyers rougeoyaient encore ici et là, ce qui à la longue troublait la vision des sentinelles et des guetteurs. Enfin, une lourde odeur de fumée flottait dans l’atmosphère humide… Serguéi-Serge se demanda s’il saurait distinguer l’idée de fumée qu’il avait déjà remarquée en présence des syges d’une odeur physique de fumée comme celle qu’il respirait à plein nez en ce moment. Il aurait aimé en parler à l’autre guetteur, un Ikarien borgne dont l’œil unique avait une acuité extraordinaire et qui était bien plus expérimenté que lui-même. Ou bien au lieutenant K’Til’no… Ou encore avec l’éclaireur Oonanti, censé connaître mieux que personne les syges-des-arbres. Mais il craignait aussi d’avoir l’air trop malin.
Finalement, l’anxiété le poussa à tenter une reconnaissance jusqu’en bas du tertre en attendant son tour de veille. L’Ikarien borgne se tenait tout en haut de la petite colline, semblable à une dent, une prémolaire à moitié rongée par une carie. Tantôt debout, tantôt assis sur un rocher, il scrutait la nuit avec un vain acharnement. En bas, une dizaine de sentinelles s’éparpillaient autour des camions, sur un cercle d’environ sept ou huit cents mètres. Suivant la technique oonantie, on étalait les cantonnements sur la plus grande surface : ainsi, il aurait fallu des milliers et des milliers de syges pour anéantir d’un seul coup les cent cinquante hommes de la colonne Mev’dank, répartis sur quatre ou cinq hectares. En théorie… Mais le risque d’infiltration subsistait. Et les vampires étaient prodigieusement silencieux.
Serguéi-Serge repéra deux sentinelles qui trébuchaient bruyamment dans les pierres en s’avançant l’une vers l’autre. Les deux hommes balançaient leurs lampes à grands gestes. Le fracas de leurs bottes et le bruit des cailloux qui roulaient sur leurs pieds étaient suffisants pour couvrir la marche furtive d’une armée de syges. Avec la fumée qui montait encore du sol, il était vain de tenter une écoute mentale.
Il aurait fallu doubler le nombre des sentinelles ou le tripler, et les laisser immobiles… Non, les sentinelles n’étaient pas des guetteurs. Ce qu’il aurait fallu, c’était dix guetteurs et des projecteurs tournants. Les batteries n’auraient pas tenu ? On pouvait laisser bouillir quelques chaudières. Mais le colonel Mev’dank avait-il une réelle expérience de l’action en territoire ennemi ?
Parler aux officiers ? Non. Personne n’accepterait d’écouter un engagé de fraîche date, ex-serf d’un vor conquis et nouveau venu sur Shiraboam.
Serguéi-Serge songea qu’il risquait de déclencher une fausse alerte en se promenant dans le camp sans lumière. Cela n’arrangerait pas sa situation. Il aurait dû être au sommet du tertre, à sa place de guetteur, et se tenir prêt à prendre son tour de veille. D’ailleurs, le colonel devait être aussi là-haut… « Je vais remonter », se dit-il. Presque aussitôt, un léger bruit provenant de l’intérieur du camp lui fit tourner la tête et froncer les sourcils dans un effort d’accommodation intense. Aucune lumière. Un officier ou un sous-officier en patrouille aurait eu une lampe à la main. Mais il pouvait s’agir d’un homme de troupe occupé à satisfaire un besoin pressant.
Serguéi-Serge s’appuya contre un camion pour se dissimuler. Geste inutile : l’ombre était partout égale, sauf peut-être pour les syges. Mais il crut apercevoir à une trentaine de mètres une silhouette courbée qui venait de dépasser la ligne des véhicules et s’approchait de celle des sentinelles.
Les deux sentinelles les plus proches s’éloignaient maintenant l’une de l’autre, après avoir, en se rejoignant, échangé une tape sur l’épaule et quelques mots à voix basse. Les hommes crevaient de peur et faisaient exprès de taper sur les cailloux pour faire savoir qu’ils étaient toujours là. Serguéi se mit à réorganiser dans sa tête la sécurité du camp. Décidément, la méthode oonantie ne lui plaisait guère. Mais à quoi bon rêver ?
Et qui était l’autre, celui qui s’éloignait dans l’obscurité, en silence ?
Serguéi-Serge crut apercevoir une chevelure rouge. « L’Oonanti ? Qu’est-ce qu’il fait donc ? Il essaie de quitter le camp… comme les rats quittent un navire sur le point de couler ? » Une chevelure rouge ? Il n’y avait pas assez de clarté pour qu’on pût distinguer une couleur, fût-elle aussi flamboyante que celle d’une crinière oonantie…
Il attendit, adossé au camion, retenant son souffle. Quelque chose allait se passer. Il le sentait. Il s’aperçut qu’il n’avait plus envie de jouer à se donner un autre nom. Serguéi lui plaisait beaucoup ; il le reprendrait peut-être un jour. Mais il était Serge Goer de la Terre. Il ne devait pas avoir honte de celui qu’on appelait le Fondateur. Son ancêtre… ou peut-être son fils. Le grand Jôl Goer, ami des syges. Mais les Oonantis – pour une raison inconnue – trahissaient probablement l’humanité. Et peut-être étaient-ils à l’origine de cette guerre sans fin, de cette guerre à mort, que se livraient les syges et les hommes.
L’inquiétant maraudeur avait disparu. Serge fut d’abord tenté de se lancer à sa recherche, de le poursuivre dans le camp ou hors du camp. Trop difficile et trop risqué… Et puis comment imaginer que l’Oonanti allait s’enfuir en pays syge ?
Beaucoup plus tard, un bruit monta au loin, un halètement de sirène étouffée. Ou bien un hennissement de cheval ? « Tu as rêvé. Un cavalier solitaire en plein territoire des syges-des-arbres ? Non, c’est incroyable. À moins qu’ils aient une sorte de pacte… »
Il entreprit de remonter le tertre, le plus silencieusement possible. À mi-chemin, il rencontra un gros rocher luisant et se hissa dessus pour profiter d’une lueur blanchâtre qui filtrait entre les nuages. Avec ses yeux de syge, il put observer le chaos obscur et sinistre qui l’entourait. Un paysage d’enfer. Quelques arbres isolés que les flammes avaient seulement léchés au passage s’élevaient à quinze ou vingt mètres au-dessus de la steppe calcinée. Au ras du sol, de loin en loin, des brandons soufflés par le vent se rallumaient les uns après les autres, pour s’éteindre aussitôt. À un kilomètre de là, de tous les côtés, la froide clarté des lunes se posait sur la crête moutonnante de la forêt.
Le cœur serré, Serge se demanda si la colonne Mev’dank n’avait pas été attirée tout entière dans un piège dont personne ne sortirait vivant.
« Supposons qu’ils soient déjà en train de s’infiltrer dans le camp. D’ici à quelques minutes, il y en aura partout. Jusque sous la tente du colonel ! »
Les sentinelles continuaient leur va-et-vient inutile. Elles tomberaient sans avoir vu venir la mort. Serge calcula : « Dix mille syges pour nous anéantir en moins de cinq secondes ? Non. Un bon millier suffirait ! »
Il sauta du rocher et redescendit vers les camions en reniflant la fumée. Il s’arrêta et se boucha le nez dans l’espoir de séparer l’odeur et l’idée. Tentative peu concluante.
Il avait l’impression que les syges étaient là. Mais s’il donnait l’alerte sans raison, il perdrait tout son crédit de guetteur et serait sévèrement puni. Tendu, haletant, désespéré, il s’appuyait au capot d’un véhicule, le regard tourné vers le ciel, cherchant il ne savait quoi. Il jouait sa chance et sa vie. Et peut-être beaucoup plus.
Il décida de sortir du camp. Il avançait dans un état hypnotique. Il parcourut une vingtaine de mètres sans faire rouler un seul caillou. Il veillait à tromper la vigilance des sentinelles. Il avait presque oublié les syges. Il marchait comme un fantôme. Il ne se rendit pas compte tout de suite qu’il avait franchi la ligne des sentinelles : la preuve était faite – une deuxième fois – que la défense du camp ne valait rien. Les syges allaient s’infiltrer sans peine. Quand ils seraient assez nombreux à l’intérieur, ils attaqueraient sur un signal télépathique. Et ceux qui se trouveraient encore à l’extérieur bondiraient en même temps. Lorsque les premières grenades éclairantes s’allumeraient, il serait trop tard : les humains submergés périraient en quelques secondes sous des milliers de griffes acérées.
« Pourquoi es-tu si sûr qu’ils vont attaquer ? » La réponse vint aussitôt : il les voyait. Il les voyait devant lui, accroupis dans l’obscurité, entre le tertre et la forêt. Des centaines et des centaines. Et de l’autre côté du camp, tout autour du tertre… des milliers ! « Non, impossible. Ils sont trop loin, au moins quatre ou cinq fois plus loin qu’à ma première alerte. »
Il ferma les yeux et continua de les voir dans sa tête. Pure imagination ? Ils bougeaient. Certains avançaient déjà vers le camp. Ils rampaient avec une souplesse de serpents, plus vite même que les serpents. Une évidence frappa Serge : l’idée de fumée était un camouflage télépathique. Un camouflage sans effet sur lui…
Il se jeta à plat ventre. Il se brûla les doigts à un morceau de charbon pas tout à fait éteint. À quelques centimètres de son visage, une touffe d’herbe sèche, à demi consumée, brasilla sous son souffle. Il serra les dents, se força à l’immobilité. Dans combien de temps les premiers assaillants seraient-ils sur lui ? Dix ou quinze secondes ? Mais peut-être le manqueraient-ils ? Cette avant-garde comptait seulement quelques dizaines d’individus qui tentaient de pénétrer dans le camp. Et les autres ? Vingt ou trente secondes plus tard ?
Qu’attendait donc l’Ikarien borgne, là-haut sur son piton ? Il ne voyait donc rien ? Serge étreignit sa grenade au fond de sa poche. Pourvu qu’elle explose… Il compta une seconde, deux, trois. Ne pas donner l’alerte trop tôt. Les syges auraient le temps de fuir avant d’être repérés par les sentinelles… et tout le monde croirait que Serge était devenu fou ou qu’il avait trahi. Pas trop tard non plus. À un moment, chaque centième de seconde coûterait la vie d’un homme.
Il entendit soudain un glissement très proche. Son cœur battit follement. Couché le nez dans la cendre, il ne voyait plus rien. Il se souleva sur un coude, puis dégoupilla la grenade et la lança en arrière, par-dessus son épaule.
Il s’aplatit de nouveau et fit le mort. Il avait fermé les yeux d’instinct. La lueur de l’explosion fulgura sous ses paupières baissées. Puis une volée de coups de feu éclata aussitôt. Les sentinelles étaient des soldats expérimentés qui réagissaient très vite. Bien plus vite qu’il ne l’avait espéré… D’autres lueurs violentes s’allumaient autour du camp. Une fusillade nourrie poursuivait les syges en fuite.
Serge se redressa légèrement. Une vive douleur lui déchira le dos. Il lui sembla qu’on lui brûlait les côtes avec un fer rouge, qu’on lui perçait la colonne vertébrale avec une pointe émoussée.
Un éclair jaillit dans son cerveau. Puis l’ombre retomba, effroyablement noire. Il crut mourir. Il crut qu’il était mort, changé, emporté, ressuscité. Il devina que l’esprit du syge qui l’avait attaqué en s’enfuyant s’était mêlé au sien pendant une brève seconde. Puis il s’évanouit.