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De la sueur humaine dégoulina sur les splendides carreaux en céramique. Le riche ameublement du hall d’entrée de Jabba contrastait avec l’extérieur modeste. Orrin n’en était pas surpris. Il avait entendu dire que Jabba séjournait parfois à Mos Eisley, loin de son palais des montagnes. Le Hutt voulait apparemment projeter une image bienveillante et paternaliste au sein de la population.

Mais aucune bienveillance n’émanait de cet endroit. C’est que se trouvaient les gardes. Quatre Gamorréens, encadrant la porte et munis de grandes haches, avaient l’air de s’ennuyer ferme.

Bojo Boopa et Jorrk suivirent Orrin à l’intérieur, le blaster au poing. En traversant le vaste couloir, Orrin ressentit de nouveau l’absence d’arme dans son étui. Boopa lui avait même confisqué ses comlinks ; Mullen et Veeka ignoraient tout de sa position.

Une porte anti-explosion sur rail s’ouvrit sur la salle d’audience. Un droïde bipède argenté en émergea et scanna Orrin pour vérifier qu’il était désarmé. Le fermier avait l’impression que tous les yeux se braquaient sur lui. Pourquoi imposaient-ils ça aux visiteurs ? Était-ce vraiment nécessaire ?

— Jabba va vous recevoir, annonça le droïde d’une voix gutturale.

Nom d’un soleil, pensa Orrin, le cœur battant, en implorant ses pieds de bouger. Comment en est-on arrivés là ?

Il respira à fond et entra. Au centre de la rotonde, sur la vaste plate-forme de bois prévue pour un chariot énergétique de Hutt, Orrin découvrit…

… autre chose. À la place du chariot, une petite silhouette en complet vert était penchée sur un bureau. Derrière d’impeccables piles de crédits multicolores, la créature rose et marron entrait des nombres dans un data-pad. Un droïde-coffre trapu oscillait sur ses roues à côté, la gueule ouverte pour recevoir de la monnaie.

Orrin n’identifia pas l’espèce du comptable. Des moustaches touffues évoquant des plumes élégamment coiffées soulignaient les joues de son faciès simien. Ses grands yeux noirs restaient braqués sur ses calculs tandis qu’il tapait chaque somme avec application. Il ne prêta pas plus attention au nouvel arrivant que les Gamorréens de l’entrée.

Jorrk poussa Orrin vers le centre de la pièce. Le fermier distingua trois autres Gamorréens au fond, ainsi que Boopa, qui déposa son blaster et ses comlinks sur une petite table.

Orrin leva les yeux vers le plafond en dôme. Les rais de lumière issus des ouvertures de la coupole filtraient au travers d’un solide treillis métallique, à plusieurs mètres de hauteur. Ce grillage, incongru dans un tel édifice, présentait un motif uni à une exception près : au point focal du dôme, une masse cubique surplombait le centre de la pièce. Orrin plissa les paupières. Y avait-il quelque chose là-haut ?

En jetant un dernier regard circonspect aux sentinelles, il ôta son chapeau et parla.

— Je suis là.

— En effet ! fit l’être attablé en levant les yeux avec un vaste sourire. Je l’aime bien, cet humain. Rien ne lui échappe.

— On m’a dit que Jabba serait ici, poursuivit Orrin, qui sentait le sang circuler de nouveau dans ses membres, Soit on s’est trompé, soit vous avez perdu du poids.

— Ha ! fit la créature en ponctuant l’exclamation de coups de poing sur le bureau. Le sens de l’observation et le sens de l’humour !

Il déposa son datapad et se leva.

— Oui, j’aime ça ! Voilà quelqu’un avec qui je veux faire affaire, oh ça oui !

— Mais qui êtes-vous ? demanda Orrin.

— Ah. Mosep Binneed, pour vous servir, répondit son interlocuteur en s’inclinant.

Il mesurait une bonne tête de moins que le fermier.

— Je gère le portefeuille de Jabba en son absence.

Agrippé au rebord de son chapeau, Orrin oscilla sur ses pieds, gêné.

— Boopa m’a dit qu’il s’agissait de la demeure de Jabba et j’ai cru…

— Son Immensité est une créature très occupée, le coupa Mosep en soulevant un petit plateau plein de crédits.

Il les fit glisser dans les entrailles du droïde-coffre comme des miettes balayées d’une assiette.

— Mais Jabba sait que sa présence rassure les habitants de Mos Eisley. Dans ce bureau, Jabba est donc toujours là. Mon cousin Lhojugg et moi-même gérons cette filiale.

— Tiens donc, fit Orrin, qui s’en fichait royalement.

Pas de Jabba ? Parfait !

Mosep leva des yeux pétillants d’intelligence.

— Il m’arrive également de voyager sous le nom de Jabba pour représenter ses intérêts. Semer le doute chez la concurrence ne peut pas faire de mal. Par conséquent, pour l’affaire qui nous concerne, et avec l’aimable permission de notre maître, oui, on peut dire que je suis Jabba.

Jorrk ricana.

— Jabba le singe, Jabba le singe !

— C’est désobligeant, Jorrk, le tança Mosep avec un regard oblique. Il faut excuser mon associé. Depuis qu’il a vu un singe des sables génisérien, il ne se lasse pas de cette plaisanterie. Alors que je suis bien évidemment un Nimbanel.

Il se retourna vers Orrin.

— Plutôt astucieux comme tactique pour Jabba, pas vrai ?

Orrin s’impatientait.

— Pourquoi me racontez-vous ça ?

— Parce que vous faites partie de la famille, Orrin, mon garçon. Pas de secret entre nous, hein ?

— Je ne fais pas partie de votre famille !

Jorrk pouffa de nouveau.

Mosep se lissa les moustaches et saisit son datapad.

— Si vous insistez pour que nous parlions affaires… voyons voir. Oui, voici votre compte.

Il le consulta en silence, claquant de temps à autre de ses lèvres glabres.

— Tiens donc, voilà qui est troublant.

Pendant que Mosep poursuivait sa lecture avec quelques bruits de langue occasionnels, Orrin dut réprimer une furieuse envie de bouger, de s’exprimer. C’est de la torture !

Cette idée lui fit lever les yeux et il perçut un mouvement au-dessus de la toile. Une ombre élancée masqua brièvement la lumière, puis rebondit sur le grillage dans un boucan métallique.

— Il y a… il y a quelque chose, là-haut.

Mosep ne détacha pas les yeux de son datapad.

— Il doit s’agir des siffleurs Kayven, dit-il. Des carnivores volants. Ils nichent dans les chevrons… mais nous leur hissons parfois une petite friandise.

Orrin regarda le plafond, angoissé. La forme carrée se trouvait presque au-dessus de lui. Il vit qu’il s’agissait d’une cage soutenue par un système de poulies qui se perdait dans les hauteurs.

— Une friandise ?

Mosep se tourna vers Boopa.

— Oui, qui était la friandise, déjà, aujourd’hui ?

Boopa se pencha pour ramasser un tibia humain par terre.

— Un type qui avait un problème de jeu, je crois.

Mosep sourit à Orrin.

— Ils sont repus. Vous pouvez vous détendre.

Orrin n’y arrivait pas. Il détecta de nouveaux bruits au plafond… et d’autres ombres. Un instant, il crut voir une silhouette bipède s’élancer d’une des fentes de ventilation vers le câble. Un autre fracas s’ensuivit, puis des battements d’ailes contre les filets.

— J’en ai lu assez, déclara le comptable nimbanel en posant le datapad. Vous nous devez une coquette somme, fiston.

— Je ne suis pas votre fiston, Binneed !

— Tout ce que je sais, c’est que certaines obligations n’ont pas été honorées, dit Mosep. Mais pas de précipitation. C’est vous qui avez demandé cette réunion.

Mosep s’installa dans son siège et fit craquer ses phalanges velues.

— Ce n’est certainement pas pour nous rembourser intégralement.

— J’y travaille, dit Orrin en rassemblant son courage. Non. Je veux que vous vous retiriez, déclara-t-il fermement.

— Que nous nous retirions ? fit Mosep avec un doux sourire, les moustaches frémissantes. Comment cela ?

— Fichez-moi la paix. Vos brutes rôdent autour de mon ranch, de ma boutique…

— Votre boutique ?

Subitement intéressé, Mosep consulta de nouveau le datapad.

— Non, non. Selon mes archives, vos biens ne comprennent que le ranch, les véhicules au garage et les baraquements de vos hommes de main.

— Ce sont des ouvriers agricoles ! éclata Orrin. Mais vous ne pouvez pas savoir, vous autres. Vous n’avez jamais travaillé honnêtement ne serait-ce qu’un jour de votre vie.

— Oh, ils travaillent, répliqua Mosep en triant nonchalamment les crédits. Ils ne creusent peut-être pas le sable et n’essaient pas de faire cracher son eau à l’atmosphère, mais ça reste un métier. Des sommes sont investies. Des capitaux dépensés. Dont on attend un bénéfice.

— Ouais, ou alors c’est nous que vous faites cracher !

— C’est vous qui rendez cet entretien pénible, Orrin. Ou maître Gault si vous préférez. Le fait que vous traitiez avec moi constitue une marque de respect. Mon supérieur sait qu’il existe différents types d’affaires, nécessitant des méthodes différentes. Croyez-moi, ajouta-t-il en braquant ses yeux noirs sur Orrin, si Jabba souhaitait recourir à la manière pénible, vous seriez déjà au courant. Nous devons malgré tout surveiller nos investissements, ce qui nécessite de nous rendre sur place. Y compris dans cette boutique où vous avez manifestement vos bureaux.

Nouveau cliquetis au plafond. Les truands n’y prêtèrent pas attention.

— Mon affaire dépend de ma réputation, dit Orrin, abattu. Mon fonds de commerce repose en partie sur de l’immatériel. J’ai trimé pendant plus de vingt ans pour le bâtir. Si vos sbires commencent à rôder chez moi, je perds tout.

— Tiens donc ?

— Mais oui, insista Orrin. Les gens vont commencer à mesurer le volume d’eau que contiennent les bidons Gault pour vérifier que je ne les arnaque pas.

Mosep se leva pour faire les cent pas.

— Il est trop tard pour s’en inquiéter. Vous devez comprendre, Orrin, vous êtes un homme d’affaires compétent. Ou vous l’étiez. Vous savez que nous ne pouvons rien laisser passer.

Orrin regarda autour de lui, à l’affût du moindre mouvement.

— Écoutez, la récolte de cette année sera énorme. Vraiment. Nous avons mis du temps à régler les nouveaux vaporateurs, mais tout va s’arranger…

— Je ne connais pas grand-chose à l’agriculture, j’en ai peur, le coupa le comptable. Mais je connais l’arithmétique. Même si nous nous en tenons au plan de remboursement d’origine, je ne vois pas comment ce pauvre Jabba rentrerait dans ses frais. Même si vous puisiez dans vos autres ressources.

L’allusion déstabilisa Orrin.

— D’autres ressources ? De quoi parlez-vous ?

Mosep tapota le datapad avec un sourire entendu.

— Plutôt futé, ce que vous faites là-bas, les gars. Même si Jabba y avait déjà pensé il y a plus d’une décennie.

— Je ne sais pas ce que vous…

— D’accord. Jouez l’innocent.

Mosep posa le datapad et renversa les piles de crédits.

— Je crois que c’est si facile que n’importe qui peut y arriver. Encore que cette année, les Tuskens n’aient plus beaucoup de répondant.

Nouveau vacarme au-dessus d’eux. Orrin ne savait plus où donner de la tête.

— Attendez. Vous avez parlé de changer de plan de remboursement ?

— Oui, répondit Mosep. C’est nous qui souhaitons nous retirer. (Il tripota les boutons de sa veste.) Nous voulons le double du paiement habituel dès demain, et le solde d’ici deux semaines.

Deux semaines ? Orrin déglutit. Même la première condition était irréalisable.

— J’ai essayé de payer à temps. Vous avez bien vu ! Je n’ai tardé que pour les deux dernières traites. Pourquoi maintenant ?

Mosep sourit.

— Je croyais que vous ne souhaitiez plus nous voir.

— Ça n’en finira jamais, rétorqua Orrin, enragé. Je connais les gens dans votre genre ! Quand vous avez mis le grappin sur quelqu’un, vous ne le lâchez plus !

— En d’autres temps, dit Mosep, nous serions ravis de conclure une… entente à long terme avec votre entreprise. Nous vous trouvons plutôt ingénieux, pour un rural. Mais la vérité, c’est que Jabba a besoin de cash pour le moment, pas d’investissements.

— Besoin de…

Orrin regarda autour de lui. En dehors du spectacle macabre au plafond, le reste de la pièce empestait l’opulence, jusqu’aux tapisseries de luxe représentant des scènes de l’histoire hutt derrière l’estrade.

— On dirait pourtant que les affaires marchent bien !

Mosep considéra les crédits en gloussant.

— Non, Jabba a besoin de beaucoup plus. À cause de cet Empire Galactique qui a remplacé la République. Sacré changement. En attendant de savoir comment il traitera les Hutts, Jabba veut un maximum d’argent en espèces.

— Pour soudoyer le nouveau gouvernement, vous voulez dire !

— Pour faire le nécessaire, quel qu’il soit. L’incertitude ne profite à aucun business.

Mosep consulta son chrono de poche.

— Bien. Vingt-quatre heures jusqu’à l’avant-dernier paiement, c’est entendu ?

Orrin s’affaissa comme si la galaxie lui tombait sur les épaules.

— Je… j’ai des projets, bégaya-t-il. Je peux y arriver. Mais il me faudra peut-être plus de temps. Si vous pouviez ponctionner un peu moins demain…

Au centre de la pièce, Mosep claqua des doigts comme si quelque chose lui revenait à l’esprit.

— Oui, c’est vrai. J’avais oublié. Nous avons déjà ponctionné moins, lors des trois derniers paiements. C’est pourquoi nous vous avons envoyé Bojo.

Il se tourna vers les gardes.

— Eh bien, comme vous avez eu l’amabilité de nous épargner le déplacement, vous pouvez recevoir votre punition dès maintenant.

Orrin lâcha son chapeau.

— Quoi ?

— Brisez-lui les mains, dit Jorrk en ricanant. Il n’aura plus besoin de son speeder chicos de toute façon.

— Non, fit Boopa en frappant la poitrine du Klatooinien du dos de la main. Cassez-lui les jambes. Il passe tout son temps dans cette boutique. S’il a besoin de quelque chose, il n’aura qu’à ramper.

— Non, non, non ! s’exclama Mosep en secouant vigoureusement la tête, ses traits disparaissant derrière un voile de moustaches. Ce gentil être dispose encore d’une journée pour trouver de quoi payer. Nous ne pouvons appliquer de mesures punitives qui réduisent sa mobilité, aussi légitimes soient-elles.

Mosep examina Orrin de pied en cap.

— Il passera simplement une heure dans le disrupteur nerveux du sous-sol, dit-il. Monsieur, avez-vous le cœur solide ?

— Je… je… bafouilla Orrin, les yeux exorbités.

— Je suppose que nous allons le découvrir, dit Mosep en faisant signe aux gardes. Que le spectacle commence.

Puis il se tourna vers le droïde posté à l’entrée.

— Je regarderai la retransmission ici. Apporte-moi du caf’, veux-tu ?