27

Leelee faillit lâcher ses paquets en ouvrant la porte.

— Annileen !

Au milieu du restaurant de la Concession, un échafaudage penchait, calé contre le plafond en dôme par deux supports. Perchée au sommet, Annileen tanguait dangereusement. Elle jeta un coup d’œil à sa visiteuse par-dessus son épaule.

— Salut Leelee. Quoi de neuf ?

La Zeltronne posa son chargement et accourut. Un seau renversé gisait au milieu d’une mare blanche et savonneuse, au pied de la tour bancale.

— Tu nettoies le plafond ?

— Plus maintenant, non.

La main humide d’Annileen glissa de nouveau, ébranlant l’édifice.

— J’ai appelé Jabe, mais je crois qu’il est dans la réserve.

— Occupé à faire la sieste, tu veux dire.

Leelee écarta une table pour s’approcher de l’échafaudage, qu’elle maintint pour qu’Annileen puisse atteindre un des supports verticaux en pivotant.

Annileen descendit prudemment.

— Merci, dit-elle en haletant. Je craignais de devoir attendre l’heure de pointe, au dîner.

Leelee regarda autour d’elle. La clientèle de l’après-midi s’était déjà clairsemée à cause de la récolte. La boutique était vide à l’exception de la vieille Erbaly Nap’tee qui explorait un panier d’invendus.

— Erbaly ne s’est pas proposée ?

— Non, mais elle m’a demandé de l’aider, répondit Annileen en s’essuyant les mains dans sa salopette. Et j’ai constaté avec satisfaction que je pouvais faire la liste de mon inventaire même perchée là-haut.

Elle retourna le seau renversé et chercha son balai comme si de rien n’était.

Leelee n’en revenait pas.

— Tu as décidé de lessiver le plafond… toute seule.

— En fait, je désirais l’étanchéifier. Vous avez vraiment fait du bon boulot après l’incursion, l’autre jour, mais je voulais m’occuper de ces impacts de blaster sur la roche moulée avant qu’elle ne craquelle.

— Dans quoi, une trentaine d’années ?

Annileen haussa les épaules.

— J’avais un moment devant moi, dit-elle en commençant à éponger le sol.

Déconcertée, Leelee regagna l’entrée pour récupérer ses paquets.

— Heureusement que je suis venue. Encore que si tu as gardé cette télécommande, tu aurais pu activer le tocsin des Colons.

— Riche idée, vu que tout le monde est aux champs, fit Annileen. Je vois d’ici les titres au journal holo : Une femme mobilise la milice pour échapper à une mort atroce par abus de stupidité.

Annileen remit à plus tard le nettoyage du sol et retourna derrière son comptoir. Elle contempla, stupéfaite, la pile d’envois de Leelee, Sculpteuse de talent pendant son temps libre, cette dernière se spécialisait dans les formes primitives. Elle fournissait des clients dans toute la Bordure Extérieure.

— Comment déniches-tu tous ces gens ? demanda Annileen.

— Des ex, répondit la Zeltronne avec un sourire guindé.

Elle parcourut du doigt la liste de noms de son manifeste numérique.

— Ils ne décrochent pas.

— De ton travail… ou de toi ?

— Une artiste évite de poser la question. Tu pourrais te trouver un hobby, d’ailleurs, Annie. Tu es un vrai paquet de nerfs depuis quelques semaines. Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas, répondit Annileen en s’occupant des colis.

Leelee avait raison, bien sûr. Rien que les quinze derniers jours, Annileen avait changé l’agencement des produits conditionnés, aidé Kallie à réparer la clôture des dewbacks et réaménagé la comptabilité de la boutique. Ce matin, elle avait confectionné à la main une table spéciale pour Bohmer et sa nouvelle chaise antigrav, puisqu’on venait de l’autoriser à retrouver sa chère tasse de caf’. Si sa vie n’avait pas changé, Annileen s’était arrangée pour en faire un véritable maelström ces derniers jours.

— Je sais ce qui cloche, déclara Leelee.

— On ne te demande pas ton avis, Leelee, rétorqua Annileen en cessant d’écrire. Écoute, j’ai compris. Les grandes lignes de ma vie ne changeront jamais. Mais il existe des tas de petits détails que je peux arranger, alors autant m’y mettre.

— Mon œil ! Tu n’as pas revu Ben depuis qu’il s’est enfui d’ici, l’autre fois, et c’est pour ça que tu te tapes la tête contre les murs. Ou le plafond.

Annileen roula des yeux.

— Tiens donc, fit-elle d’un ton glacial. Et d’où sors-tu ce raisonnement ?

— De la destination que tu viens d’écrire sur mon dernier chef-d’œuvre, apparemment en partance pour le « Système Kenobi ».

Annileen lut ce qu’elle avait rédigé inconsciemment et rougit.

— Oups.

— Ça ne fait rien, dit Leelee en désignant le paquet mal étiqueté. Ça tombe bien, c’est une statue de fertilité.

— J’ai bien besoin de ça, déclara Annileen en riant.

Elle secoua la tête et corrigea son erreur.

— D’accord. Je l’admets. Ça m’ennuie qu’il ne soit jamais revenu.

Elle avait presque perdu le compte des jours depuis l’attaque des Tuskens… et son lendemain absurde et surréaliste. La visite de « Maître Boopa ». L’étrange changement d’attitude d’Orrin à son égard. Et Ben qui s’était volatilisé au moment où tout le monde se focalisait sur lui. Il ne s’était plus montré depuis.

— Faut croire qu’on lui a fichu la trouille, conclut-elle.

Les nouveaux venus se comportaient parfois de la sorte. Ils ignoraient que les autochtones cancanaient à chaque arrivée pour tout oublier dès la suivante. Annileen avait même évité de jeter de l’huile sur le feu en gardant pour elle leur rencontre avec la matriarche tusken dans le désert. Ça avait fonctionné. Deux personnes seulement lui parlaient de Ben ces jours-ci. Orrin demandait de temps à autre s’il était revenu. Et Kallie posait la même question, mais toutes les cinq minutes.

Orrin apparut dans le couloir du garage. Annileen le vit jeter un coup d’œil à l’échafaudage avant de s’éclipser sans un mot dans son bureau.

— Et voilà un autre mystère, murmura-t-elle à Leelee.

Dernièrement, Orrin semblait faire amende honorable dans les parages d’Annileen, suscitant la perplexité générale : c’était la nouvelle histoire qui accaparait l’attention des habitués.

— Si tu veux parler à quelqu’un, adresse-toi à lui, déclara Annileen.

Leelee grogna avant d’affirmer d’un ton sans appel :

— Annie, mon amie. Ben est exactement ce qu’il te faut.

— Que veux-tu dire ?

— Tu tiens Orrin à distance depuis des années. Et il s’y est fait. Mais maintenant que la Princesse Annie a un nouveau prétendant, il va falloir qu’il se remue.

Annileen jeta un regard horrifié à la porte du bureau.

— Mais je ne veux pas qu’il se remue !

— Ah bon ? fit Leelee, narquoise. Je crois que tu veux qu’Orrin s’intéresse à toi… pour forcer ton mystérieux étranger à agir à son tour.

— Tu es complètement cinglée, rétorqua Annileen. Sérieusement, qu’est-ce qui cloche chez vous, les Zeltrons ? Tu jouerais les marieuses pour des droïdes s’ils t’écoutaient.

— Mais ils écoutent, Annie. À ton avis, pourquoi sont-ils si nombreux ?

Annileen maugréa. Elle n’avait pas besoin de ça… elle ne le recherchait pas. La situation avec Orrin lui convenait tout à fait. Eh bien, à vrai dire, non. Mais elle le considérait plus comme un frère aîné… ou parfois comme un troisième enfant. Il avait été l’ami de Dannar, et elle n’avait jamais cessé de le voir comme tel. Pourquoi voulait-il que ça change maintenant ?

Elle ouvrit la bouche, mais Leelee lui fit signe de se taire. Orrin émergea du bureau où il venait d’enfiler une chemise propre et s’était repeigné après sa journée aux champs. En voyant les femmes, il sourit.

— Comment vont mes préférées aujourd’hui ?

— L’une d’entre elles a failli devoir enterrer l’autre, répondit Leelee en désignant l’échafaudage. Il faut que tu sortes Annie d’ici avant quelle classe les boîtes par ordre alphabétique.

Radieux, Orrin se glissa derrière le comptoir.

— Ne crains rien. Orrin Gault a un plan, qu’il est déjà en train de mettre à exécution, annonça-t-il en passant le bras autour d’Annileen dans une vague étreinte. Tu prends ta journée de demain, ajouta-t-il en lui souriant. Joyeux anniversaire.

Annileen le repoussa.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Que je viens de parler à Tar Lup, répondit-il en se référant à celui qui avait aidé une fois les Calwell. Son boulot de Mos Eisley lui laisse quelques jours de congé et je l’ai persuadé de passer la journée de demain ici, à surveiller la boutique.

— Et pourquoi Jabe ne…

Les yeux verts se braquèrent sur lui, suspicieux.

— Attends. Et moi, où irai-je ?

— À Mos Eisley. Tu as bien mérité une journée en ville, dit-il. Et je veux que tu emmènes toute la famille. Kallie peut fermer l’écurie… personne ne vient en ce moment de toute façon.

Il plissa les yeux.

— Et prends aussi Jabe. Peut-être que si vous passez du temps ensemble, en famille, vous arriverez à arrondir les angles.

Stupéfaite, Annileen se tourna vers Leelee. La Zeltronne écoutait ingénument, captivée.

— Tu nous accompagnes, je suppose ? s’enquit Annileen.

— Oh non, répondit Orrin en fouillant sa poche. Pas pendant la récolte !

— Bien.

Elle l’observa, incapable de deviner ses véritables intentions.

— Pourquoi Mos Eisley ?

Orrin trouva enfin ce qu’il cherchait : une petite enveloppe scellée.

— Voilà, dit-il. C’est l’autre partie de ta surprise, pour que tu ne manques pas d’y aller. Ouvre-la ce soir.

Annileen prit l’enveloppe.

— Qu’est-ce que tu mijotes, Orrin ?

Le fermier s’esclaffa.

— Attends seulement que je sois dans le coin pour l’ouvrir.

Il adressa un clin d’œil à Leelee et sortit de derrière le comptoir.

— Mon anniversaire tombe après-demain, se récria Annie.

— L’offre ne tient que pour demain, précisa Orrin en regagnant son bureau. J’ai passé l’après-midi à mettre ce plan sur pied. Ne renvoie pas ce pauvre Tar !

Il ferma la porte à clef derrière lui.

Leelee s’empara de l’enveloppe.

— Donne ! Je veux voir !

— Non ! fit Annileen en la reprenant.

La tête lui tournait. Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang ?

 

Méditation

J’ai refait ce rêve.

Toujours semblable. Je n’étais pas moi-même. Mais je voyais le monde au travers de… quelque chose. Un tunnel. Un filtre. Et ensuite, j’ai perçu un cri.

Vous en avez sans doute assez de m’entendre relater ce songe chaque semaine depuis mon arrivée sur Tatooine. Je me réveille toujours dans l’ignorance. Il me semble toutefois qu’il existe un rapport avec Anakin.

Les deux dernières occurrences présentaient cependant des variations. Le tunnel était plus étroit, plus lumineux. D’ordinaire, je ne vois qu’à travers un voile flou et rouge. Cette fois, j’avais l’impression de regarder… eh bien, par les yeux d’un Tusken, aussi étrange que cela paraisse.

Et le cri ne m’a pas autant secoué. Je me sentais plus détaché, lointain. Par le passé, il exerçait un effet plus intense sur moi.

J’ignore ce que cela signifie.

Je crains que ce rêve ne représente la lumière qui vacille dans la galaxie, et mes propres appréhensions à l’idée de demeurer à l’écart. Se pourrait-il qu’en restant trop longtemps ici, je ne ressente plus les cris de ceux à qui Palpatine fait du tort ?

Ne vous inquiétez pas, Qui-Gon… je n’en ferai pas mention à voix haute. J’ai toujours honte de ce que vous devez penser de mon affreux impair, quand on m’a surpris à vous parler. Vous devez me croire revenu au statut de Padawan.

Mais je sais comment cela s’est produit. Je me suis trop concentré sur mes efforts pour vous contacter, et pour reproduire les sensations éprouvées lorsque vous vous êtes entretenu avec Yoda et moi. Trop appliqué à faire abstraction de mon environnement, je n’ai pas senti Kallie.

Il semble que la jeune fille n’ait rien surpris de compromettant… et n’ait pas vu le sabre d’Anakin. La Force était avec moi. Et il existe apparemment plusieurs personnes dont le nom ressemble à Kenobi dans la région. Nul n’a donc fait le rapprochement. Pour le moment.

Toutefois, je ne puis prendre de nouveaux risques. Je m’impliquais trop dans la vie des habitants de l’oasis. Quelle ironie. C’est vous qui me conseilliez toujours de me concentrer sur la Force vivante, l’existence de ceux qui nous entourent à l’instant présent, plutôt que sur la situation à grande échelle, celle à laquelle se référait Maître Yoda. Vivre ici, me retrouver impliqué dans ce petit monde, avec ses petits drames… s’est révélé très instructif.

J’ai manqué tout cela lorsque je me précipitais au secours de la galaxie tout entière. Je n’ai pas vu que, pour bien des gens, les luttes les plus modestes comptaient autant que nos grands affrontements. Il s’agissait d’une leçon profitable pour moi.

Mais elle doit s’achever ici.

Je limiterai strictement mes voyages aux exigences de ma mission désormais. J’ai surveillé l’enfant en début de semaine : la ferme semble adaptée. J’ai réussi à éviter Owen Lars cette fois. Cet homme ne m’apprécie pas du tout.

Et je vais continuer à travailler à la maison. Il faut que je m’occupe de cette unité de climatisation, qui doit bien dater de l’époque d’Arca Jeth. Mais ne vous inquiétez pas : il existe d’autres boutiques sur Tatooine en dehors de la Concession. Pas beaucoup, mais quelques-unes…