19
C’est de la folie ! De la folie !
Annileen frémit malgré les soleils hauts dans le ciel, ignorant la chaleur. La peur avait gelé le sang dans ses veines et pétrifié ses muscles depuis longtemps. Mais Ben marchait, et elle le suivait donc.
Ils cheminaient de part et d’autre de la moto speeder en suspension, chacun tenant un côté du guidon. Le gaderffii du guerrier mort, calé en travers du véhicule à hauteur de poitrine, les aidait à le pousser. Le cadavre du pillard gisait sur le siège, avachi là où Ben l’avait installé.
Annileen avait pris Ben pour un fou quand il avait soulevé le corps puant, et elle avait commencé à protester lorsqu’il l’avait hissé sur la moto. Ben lui avait aussitôt fait signe de se taire. Les Tuskens survivants rôdaient dans les environs et les épiaient sans doute à l’instant. S’ils n’avaient pas encore attaqué, lui avait-il chuchoté, c’est qu’ils s’assuraient d’abord qu’Annileen et Ben étaient seuls. Mais ce n’était qu’une question de temps. Il avait donc commencé à entraîner la moto vers la butte, au nord.
À présent, Annileen les distinguait tous de l’autre côté de la colline. Œil-Broché était à genoux, l’arme à la main, au-dessus d’un groupe de sept survivants. Les guerriers s’étaient réfugiés à l’intérieur d’un creux formé par l’érosion éolienne dans les pentes menant à la gorge. À plat ventre dans ses recoins, ils se fondaient dans le sable sous leurs manteaux couleur havane, invisibles pour le pilote de skyhopper.
Annileen leva les yeux, inquiète. Elle n’avait pas revu l’appareil volant depuis un moment. Peut-être avait-il dû faire le plein, à moins que les miliciens n’aient décidé de s’en passer. Annileen, elle, en aurait bien eu besoin. Les hommes des sables regardèrent approcher les deux humains. Certains les observaient et d’autres fixaient le ciel. Ils savent, pensa-t-elle, la gorge serrée. Ils savent que nous sommes seuls.
— Vous n’êtes pas seule, dit Ben.
À une douzaine de mètres, Œil-Broché se dressa sur la crête sablonneuse. Les autres l’imitèrent, attentifs à leur chef. Inconsciemment, Annileen lâcha le guidon et palpa l’étui à blaster qu’elle portait à la hanche.
— Ne faites pas ça, conseilla Ben.
A’Yark observait la scène, perplexe. Son unique œil valide divaguait forcément : les humains, Visage-Velu et la Dompteuse de vent, marchaient droit sur eux !
La femme ne disposait pas de sirène ici, ni d’aucun autre tour. Son pouvoir était-il si immense, pour qu’elle ose déambuler au beau milieu des Tuskens ? Même dans ce cas, une telle impudence méritait un châtiment. Même traqués, même terrifiés, les Tuskens assouviraient leur vengeance…
— A’Yark ! s’exclama un guerrier. Regarde !
A’Yark examina les humains et reconnut la forme inerte sur le véhicule.
A’Deen.
Annileen oublia la mise en garde de Ben en entendant rugir le Tusken borgne. Elle lâcha le guidon et dégaina son blaster. Le Tusken se dirigea vers eux. Derrière, d’autres hommes des sables émergèrent de la dépression. Mais avant qu’Annileen ne puisse tirer. Ben s’interposa en se plaçant devant la moto.
Annileen ne se rendit compte qu’à cet instant que Ben tenait l’arme du garçon mort. Il leva le gaderffii et son comportement stupéfia autant Annileen que les Tuskens.
Il déposa l’objet sur le sol.
Lentement, pour que les pillards comprennent ce qu’il faisait.
Œil-Broché, qui avait déjà couvert la moitié de la distance qui les séparait, s’arrêta net.
Ben ne quitta pas les Tuskens des yeux lorsqu’il lâcha le bâton et fit un pas en arrière.
— Je montre, dit-il dans un murmure, qu’il ne s’agissait pas pour moi de prendre un trophée.
Il recula encore pour pousser légèrement la moto de la main. Annileen, surprise, s’accrocha en vain au siège qui lui passait devant.
L’engin flotta délicatement jusqu’au chef des Tuskens, qui l’arrêta. Œil-Broché arracha précipitamment le corps du véhicule et s’agenouilla au-dessus tandis que les autres guerriers se rassemblaient derrière.
Annileen regarda le maraudeur examiner le cadavre. Quelque chose clochait. Les plis de l’étoffe, la forme de la silhouette prostrée. Et surtout la façon dont Œil-Broché caressait le visage du jeune défunt…
— C’est une femme, murmura Annileen à Ben. C’est sa mère.
En entendant la voix de la Dompteuse de vent, A’Yark leva les yeux et hurla.
Qu’importe que les Colons les découvrent ? La fureur galvanisait les membres épuisés d’A’Yark. Nombre de guerriers imprudents avaient trépassé aujourd’hui. Mais A’Deen s’était comporté comme un Tusken !
A’Yark hurla et brandit le gaderffii de son fils. Derrière elle, les autres levèrent leurs fusils. C’était la Dompteuse de vent la responsable. Par sa simple existence, elle avait forcé A’Yark à mener son peuple au massacre. Qu’importe que la Dompteuse de vent possède un blaster, ou de grands pouvoirs ! Elle va payer !
Avant qu’A’Yark n’esquisse un autre pas, Visage-Velu surgit devant la Dompteuse de vent et son manteau brun s’entrouvrit un instant. Un instrument de métal étincela à la taille de l’humain, accrochant les rayons des soleils.
Une arme ? Et alors ? A’Yark chargea…
… et s’arrêta, les yeux braqués sur le court cylindre métallique suspendu par une boucle aux plis du vêtement de l’homme. La Dompteuse de vent ne pouvait l’apercevoir, mais A’Yark, si. Et A’Yark se rappelait avoir vu un tel instrument, des années auparavant.
— Sharad, dit-elle en désignant l’arme dissimulée. Sharad Hett.
C’était au tour de Ben de paraître stupéfait. Annileen ne comprenait pas ce qui avait stoppé la femme tusken. Mais ce qu’elle venait de dire déconcertait manifestement Ben.
— Sharad ? répéta Ben, qui semblait avoir saisi et refermait doucement les pans de son manteau. Vous connaissiez Sharad Hett.
Derrière, deux guerriers s’agitèrent. Le chef de guerre gronda. Une querelle s’ensuivit. Ben écouta, vivement intéressé.
— A’Yark, dit-il finalement, osant les interrompre. C’est votre nom ? A’Yark !
En entendant son nom de la bouche d’un Colon, A’Yark frémit. Les Tuskens accordaient beaucoup de valeur aux noms. Les humains en donnaient aux animaux pour que ceux-ci viennent quand ils les appelaient. Aucun Colon n’avait le droit d’appeler un Tusken où que ce fût. Pas s’il voulait survivre.
Et pourtant, Visage-Velu était différent. Il portait une lame de lumière, comme Sharad Hett. Le sorcier combattant qui était venu vivre parmi leur peuple, tant d’années auparavant… un être doté des mêmes talents magiques qu’A’Yark attribuait à la Dompteuse de vent.
L’un des jeunes compagnons d’A’Yark fit mine de s’avancer. Il n’avait pas connu Sharad, et ne comprenait pas le pouvoir de l’humain. Avant qu’A’Yark puisse prononcer un mot, Visage-Velu leva la main.
— Vous ne nous voulez aucun mal, dit-il dans l’étrange langue des Colons.
A’Yark la comprenait vaguement. Elle l’avait apprise auprès de sa sœur adoptive, K’Sheek, et de Hett, que cette dernière avait épousé.
Le jeune guerrier ne connaissait pas les mots des humains. Et pourtant, voilà qu’il les répétait dans le langage tusken :
— Je ne vous veux aucun mal.
— Il y a eu assez de morts, dit Visage-Velu.
— Il y a eu assez de morts, ânonna le guerrier.
A’Yark en resta bouche bée. Aucun Tusken n’avait jamais prononcé ces mots, dans quelque langage que ce fût. Aucun doute ne subsistait. A’Yark comprit son erreur. La Dompteuse de vent n’avait pas trompé la mort elle-même ce jour-là, dans le désert. C’était Visage-Velu qui possédait le pouvoir depuis le début.
A’Yark se rappela le bâtiment des Colons, un peu plus tôt, et les cadavres par terre. Les blessures infligées aux siens ne ressemblaient pas à des marques de blaster… et les hommes des sables les connaissaient bien. A’Yark n’y avait pas prêté attention sur le coup. Mais maintenant ?
— Reculez, ordonna A’Yark à ses compagnons. J’expliquerai plus tard. Reculez… et méfiez-vous.
Les Tuskens piétinèrent sur place, inquiets, mais obéirent en se repliant vers la dépression.
— Ben ? demandait maintenant la Dompteuse de vent à Visage-Velu, effrayée et perplexe.
— Ben, répéta A’Yark en regardant de nouveau l’arme argentée, à peine visible sous le manteau. Tu es Ben.
Annileen s’était crue au-delà de la stupeur. Mais ces mots en basic, prononcés de la voix rauque d’un Tusken, la secouèrent encore.
Ben se contenta d’acquiescer.
— Vous connaissez notre langue, évidemment ? déclara-t-il avec prudence.
Il s’exprimait sur un ton apaisant, aussi doux que lorsqu’il avait parlé au compagnon d’A’Yark, juste avant. Lequel avait saisi le message… et obtempéré.
Annileen n’en croyait pas ses yeux. Mais qui c’est, ce type ?
— Peut-être comprendrez-vous ceci, dit Ben en désignant le corps devant A’Yark. Cette femme, Annileen, n’a pas tué votre fils. Vous reconnaissez ces brûlures. Elles viennent d’un fusil à longue portée.
A’Yark ne se retourna pas pour regarder.
— Un Colon tuer. Tous les Colons tuer.
— Vous vous trompez.
Il n’y avait pas matière à discussion, selon Annileen. Elle avait certainement tiré sur beaucoup de Tuskens, à la Concession. Ben semblait tenter de désamorcer la tension immédiate, par le verbe en tout cas. Tout son corps demeurait prêt à l’action… même si Annileen ignorait ce qu’un homme désarmé pouvait bien faire face à la femme tusken et à sa bande.
La femme tusken. Annileen dévisagea A’Yark, qu’elle n’avait vue qu’à travers les brumes d’un extincteur, et que nul n’avait observée autrement qu’en plein chaos. Et à la connaissance d’Annileen, les Tuskens distinguaient nettement le rôle des mâles de celui des femelles. Les premiers combattaient et les secondes s’occupaient des banthas. Les rares images qu’elle en avait vues représentaient les femmes tuskens vêtues de tenues encore plus encombrantes, avec un capuchon rabattu sur un grand masque. Mais la Tusken borgne qui se tenait devant eux portait le même costume que les autres, quoique dépourvu de cartouchière.
Ben désigna les soleils qui se rapprochaient des sommets de l’ouest du Jundland. Il usa de termes simples, comme ceux de la Tusken.
— Vous avez frappé. Les Colons ont frappé. Le jour s’achève. Nous allons partir.
Il fit un signe de tête vers l’est, où des cris et acclamations avaient éclaté derrière les collines.
— Nous partons et vous partez, ajouta-t-il sur un ton inquiétant. Tant que vous pouvez.
A’Yark baissa les yeux sur le gaderffii qu’elle tenait. Il avait appartenu à son père et ne l’avait pas sauvé. Pas plus qu’il n’avait sauvé son fils. On pouvait légitimement s’en servir pour transpercer les humains, pour les écraser, broyer leurs os avec ses ailettes. Visage-Velu avait peut-être le pouvoir de la tuer. Elle mourrait, mais les autres survivraient et lui en feraient payer le prix.
Mais A’Yark songea de nouveau à l’arme magique que portait l’homme, et à la dernière fois qu’elle en avait vu une semblable. Elle voulait en savoir plus, mais on ne tirerait aucune information d’un magicien mort. Et si la clameur des humains derrière la crête signifiait que les autres avaient tous succombé, A’Yark et les survivants ne devaient pas s’attarder.
A’Yark se retourna vers A’Deen. Elle tendit son propre gaderffii à un autre Tusken et souleva le corps.
— Nous partons et vous partez, dit A’Yark. Tant que vous pouvez.
— Quarante-huit, annonça Mullen.
— Quarante-huit ! répéta Orrin en regardant le fond du canyon tandis qu’il descendait les marches rocheuses. Quarante-huit têtes de pipe ?
Mullen s’esclaffa, émettant un son rare et guttural que même son père trouvait insupportable.
— Des têtes, ouais. Je peux rien garantir pour le reste des morceaux, dit Mullen. Y a des Tuskies qui se sont ramassés plutôt brutalement.
Orrin embrassa la scène du regard. Un vrai charnier. La piste que formaient les cadavres de Tuskens s’enroulait pour disparaître au coin de la gorge. Il siffla.
— Je ne croyais pas en avoir vu autant à l’oasis !
— Jayla Jee a repéré des camps à l’est de la Concession, expliqua Mullen en se référant a leur amie du skyhopper. Je crois que c’étaient des renforts, pour prendre des prisonniers. Mais quand les Tuskens ont déguerpi de l’oasis, tous les autres ont suivi.
La plupart des miliciens étaient déjà descendus s’assurer qu’aucun des hommes des sables blessés ne revienne les hanter. Parmi eux, la fille d’Orrin s’efforçait de se faufiler entre le parcours d’obstacles organiques au pied de la paroi orientale.
— Dégoûtant, dit Veeka en se pinçant le nez. Fichons le camp d’ici.
Avant qu’Orrin puisse répondre, sa poche émit un bip aigu.
— Une seconde, fit-il en sortant le comlink. Alors, ce survol, Sky One ?
— Rien à signaler, maître Gault, répliqua la voix crachotante de la pilote du skyhopper.
Orrin lui avait demandé d’effectuer un vaste cercle.
— Et on dirait que vous aviez raison, ajouta Jayla. Annie Calwell et ce vagabond étaient bel et bien là… mais ils ont pris la route de l’ouest.
L’ouest ? Orrin haussa un sourcil. Vers la demeure de Ben peut-être ? La Concession se trouvait au nord. Il envisagea de partir à leur recherche, mais un groupe de fêtards lui rappela la tâche qui les attendait.
Jabe, le fusil à la main, les accompagnait et recevait maintes claques dans le dos de la part de ses aînés. Orrin raccrocha le comlink et sourit.
— T’en as eu quelques-uns, fiston ?
— Oui, m’sieur. Enfin, je pense.
— Eh bien, prends un trophée pour qu’on puisse rentrer.
Radieux, Jabe s’approcha des deux piles de métal. Les miliciens avaient fait deux tas, pour les bâtons gaffi et pour les fusils. Le garçon se retourna vers Orrin.
— Vous croyez que celui qui a tué mon père s’y trouve ?
— Nom d’un soleil, fiston ! J’en sais rien. Prends simplement celui qui te plaît.
Pendant que Jabe réfléchissait, Orrin retourna s’entretenir avec Mulen.
— On aurait l’usage de ces saloperies ? s’enquit-il.
— Non, on sait déjà plus quoi en faire.
Jabe tendit la main vers le tas de gaderffii et en extirpa un exemplaire argenté, plus court que les autres et relativement propre. Veeka ricana.
— Pile ta taille, demi-portion.
Les Colons éclatèrent de rire avant d’entourer le gamin rougissant pour le féliciter.
Orrin contempla le théâtre du massacre. Les Tuskens ne l’avaient pas volé, certes. Son fils. Varan. Dannar Calwell. Et même cette femme de la famille Lars… On leur avait rendu justice à tous. Mais le fermier comprenait qu’en réglant leurs comptes ici, ils avaient changé la donne pour tout le reste.
— Est-ce que Zedd se remettra d’aplomb bientôt ? chuchota-t-il à son fils.
— J’y compterais pas trop, répondit Mullen. Doc Mell l’a regardé qu’une seconde, mais il en a conclu que Zedd pourrait en avoir pour un mois ce coup-ci. Voire plus.
Il haussa un sourcil broussailleux.
— Quoi, tu crois que tout ce cirque va nous mettre dans la mouise ?
— Je ne sais pas, répondit Orrin.
Il se tourna vers la foule et capta le regard de Jabe. Le gamin semblait toujours ravi dès qu’il sortait de la boutique, mais cette fois, il planait littéralement au-dessus des soleils. Jabe aperçut Orrin et brandit son trophée étincelant, ce qui lui valut une nouvelle salve d’acclamations.
Orrin lui rendit son sourire et se joignit aux applaudissements. Le garçon grandissait assurément.
— C’est bon, les gars, dit-il en fendant la foule. D’abord les coureurs ont tenté de nous gâcher la fête, et ensuite les Tuskens. Retournons à la Concession pour leur montrer qu’on sait encore s’amuser !