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Toute chose projette deux ombres.
Ainsi en ont décidé les soleils aux origines. Ils étaient frères, jusqu’à ce que le plus jeune dévoile son vrai visage à la tribu. C’était un péché. Son aîné tenta donc de le tuer, comme il se doit.
Mais il échoua.
Blessé et brûlant, le jeune soleil poursuivit son frère âgé dans le ciel. Le vieil astre retors se réfugia derrière les collines, mais il était condamné à ne jamais trouver le repos. Son cadet avait certes montré son visage, mais lui-même avait dévoilé son échec.
Et d’autres en avaient été témoins, à leur grand dam.
Les premiers hommes des sables avaient observé la bataille. Les deux soleils, couverts de honte, retournèrent leur courroux contre eux. Ils dardèrent leur regard de feu sur les mortels, traversant la peau pour dévoiler leur nature intime. En découvrant leurs ombres qui se dessinaient désormais sur les dunes de Tatooine, les hommes des sables prêtèrent l’oreille. Le plus jeune des esprits les incitait à l’attaque. L’aîné leur conseillait de se cacher. Des exhortations de condamnés.
Les hommes des sables étaient condamnés eux aussi. Toujours suivis des ombres jumelles du sacrilège et de l’échec, ils dissimuleraient leur visage. Ils se battraient. Ils pilleraient. Et ils fuiraient.
La plupart des hommes des sables frappaient de nuit, quand aucun des frères célestes ne pouvait murmurer à leur oreille. A’Yark préférait chasser à l’aube. Les ombres parlaient moins fort, et les Colons qui envahissaient la région voyaient clairement le sort qui les attendait. C’était important. Le vieux soleil avait échoué à occire son frère. A’Yark n’échouerait pas à tuer les Colons, ce n’était jamais arrivé. L’aîné des astres s’instruirait en voyant son exemple…
… maintenant.
— Les Tuskens !
A’Yark chargea le vieux fermier qui avait donné l’alarme. Son gaderffii de métal s’écrasa contre le menton glabre de l’humain et lui fracassa la mâchoire. A’Yark se rua en avant et plaquai sa victime à terre. Le Colon se débattit et éructa de nouveau son cri.
— Les Tuskens !
Des années auparavant, d’autres Colons avaient ainsi baptisé les hommes des sables qui avaient anéanti Fort Tusken. Les pillards de l’époque s’étaient approprié le nom : les parasites à deux jambes ne possédaient rien que les hommes des sables ne pussent leur prendre. Mais A’Yark ne supportait pas d’entendre ce fier patronyme de la bouche de créatures aussi viles, et le Colon ensanglanté qui rampait par terre comptait parmi les plus laids. Il s’agissait d’un vieillard. En dehors d’un bandage recouvrant une récente blessure à la tête, il exposait au ciel sa peau flétrie et ses cheveux blanchâtres. Une vraie horreur.
A’Yark abattit le lourd gaderffii, dont les ailettes métalliques broyèrent la cage thoracique du Colon. Les os cédèrent. La pointe de l’arme perfora sa proie de part en part et heurta le sol de pierre. Le vieux fermier poussa son dernier hoquet. Le nom de Tusken était redevenu l’apanage des hommes des sables.
A’Yark se précipita aussitôt vers le bâtiment non loin de là. Sans réfléchir. Aucun prédateur de Tatooine ne s’arrêtait pour méditer sur un meurtre. Les Tuskens pas plus que les autres.
Réfléchir trop longtemps, c’était se condamner à mort.
Le gîte des humains, misérable tanière, évoquait un nid de sketto : un répugnant demi-bulbe composé de matières immondes et enfoui dans le sable. Celui-ci avait clé fabriqué avec cette pierre factice qu’ils appelaient « synthéroc ». A’Yark en avait déjà vu.
Nouveau cri. Un bipède à l’épiderme livide et au crâne protubérant apparut à l’entrée de l’édifice. Il pointait un fusil blaster. A’Yark lâcha son gaderffii, plongea et arracha l’arme des mains du Colon hébété. A’Yark ne comprenait pas comment un tel engin pouvait déchiqueter sa cible, mais comprendre n’était pas nécessaire. L’objet avait son utilité. Le maraudeur s’en servit contre le Colon qui, lui, n’en avait pas.
Du reste, ce n’était pas tout à fait vrai. Les Colons servaient à quelque chose : ils possédaient des fusils pour que les Tuskens s’en emparent. L’idée aurait pu paraître cocasse si A’Yark avait su rire. Mais ce concept lui était aussi étranger que le cadavre à peau blanche qui gisait désormais à ses pieds.
Tant de choses étranges étaient venues vivre dans le désert. Et y mourir.
Derrière, deux autres pillards pénétrèrent dans le bâtiment. A’Yark ne les connaissait pas. L’époque où l’on parlait en guerre flanqué de deux cousins était révolue. Les nouveaux venus commencèrent à bousculer des caisses de la réserve pour en répandre le contenu. Encore des ustensiles de métal. Les Colons en raffolaient.
Les guerriers aussi… mais le moment était mal choisi.
— N’gaaaiih ! N’gaaaiih ! aboya A’Yark à leur intention.
Les jeunes n’écoutèrent pas. Il ne s’agissait pas des fils d’A’Yark. Il ne lui en restait plus qu’un, pas encore en âge de se battre. Et ces guerriers n’avaient plus de père. Une situation courante aujourd’hui. Des tribus naguère puissantes se réduisaient à de simples meutes de chasse plus ou moins conséquentes, que venaient parfois grossir les survivants d’autres groupes décimés.
Qu’A’Yark dirigeât ce raid en disait long sur leur dénuement. Aucun des participants n’avait vécu aussi longtemps qu’A’Yark, ni vu autant de choses. Les meilleurs guerriers avaient trépassé depuis des années, et ces jeunes ne vivraient certainement pas assez vieux pour se disputer la place de chef. Des idiots, tous, et si A’Yark ne les tuait pas pour leur stupidité, ils mourraient d’une façon ou d’une autre.
Mais pas ce matin. A’Yark avait choisi sa cible avec soin : proche du désert accidenté du Jundland et éloignée des autres villages. La ferme ne comptait que quelques-unes des ignobles machines destinées à dérober l’eau d’un ciel que nul ne pouvait s’approprier. Et moins il y avait de ces tours, ces vaporateurs comme les appelaient les fermiers, moins il y avait de Colons. Apparemment, il n’en restait plus aucun : en dehors des bruits de fouille des jeunes guerriers, le silence régnait.
Mais A’Yark, qui avait vu quarante cycles du firmament, ne s’y trompait pas. Une arme gisait près de la porte extérieure. Accidentellement oubliée par le vieil humain ? A’Yark porta le fusil à son filtre buccal argenté et huma.
Non. A’Yark fracassa vivement l’arme contre l’encadrement. On s’en était servi pour tuer un Tusken. Une vague odeur de sueur imprégnait encore le canon, distincte des relents du vieil humain et de cette créature blanche que les Colons appelaient un Bith. Quelqu’un d’autre habitait là. Mais le fusil ne lui servirait plus, ni maintenant ni jamais.
Une arme qui avait tué un Tusken n’avait pas plus de pouvoir qu’une autre de l’avis d’A’Yark : autant laisser ce genre de superstitions aux naïfs. Mais tout comme les Tuskens chérissaient leurs banthas, les Colons attachaient apparemment une grande valeur à leurs fusils, qu’ils décoraient de symboles. L’humain qui maniait celui-ci était bien plus redoutable que le vieillard et la créature blanche, mais il devrait se contenter d’une arme différente et peu familière la prochaine fois. S’il survivait à ce jour.
Et A’Yark veillerait à l’en empêcher.
Le chef de meute récupéra son gaderffii par terre et dépassa les jeunes occupés à piller. Des empreintes dans le sable le menèrent à l’arrière, où trois vaporateurs sans âme profanaient le ciel en ronronnant. Une petite hutte de maintenance se dressait derrière les machines sacrilèges.
Logique. Les habitants paieraient ce blasphème de leur sang. Lentement, afin que les soleils en soient témoins.
Les dunes reprendraient ce qu’avaient dérobé les Colons, goutte par goutte.
A’Yark cria, en s’efforçant de se rappeler les paroles de naguère.
— Ru rah ru rah ! Nous sont venus en paix.
Pas de réponse. Évidemment. Mais quelqu’un, réfugié à l’intérieur, avait sans doute entendu les mots. A’Yark se félicitait de ne pas les avoir oubliés. Une sœur humaine avait intégré sa famille des années auparavant. Les Tuskens recouraient souvent à des enlèvements pour grossir leurs rangs. Le groupe avait bien besoin de renforts désormais, mais ils ne prendraient personne ici. La présence des Colons si près du désert constituait un sacrilège trop grave. Ils allaient mourir, et les autres le verraient, et laisseraient le Jundland en paix.
Les Tuskens sortirent de la maison pour encercler la hutte d’entretien. Ils étaient au nombre de huit : nul ne pouvait les défier. Des mains bandées se refermèrent sur le manche de l’antique gaderffii, et A’Yark en inséra le traang, l’extrémité courbe, dans la poignée métallique de la trappe.
Celle-ci s’ouvrit en grinçant. À l’intérieur, trois humains se blottissaient parmi des pièces de rechange. Une femme aux cheveux noirs serrait contre elle un bébé emmailloté, et un mâle brun les étreignait tous deux. Il pointait aussi un blaster.
Le propriétaire du fusil détruit… apparemment impuissant sans ce dernier. Réprimant sa terreur, le jeune homme regarda A’Yark droit dans son œil valide.
— Toi… fiche le camp ! Nous n’avons pas peur.
— Les Colons mensonges, rétorqua A’Yark.
Ces mots surprirent presque autant les humains que les autres Tuskens.
— Toi, Colon, mensonges.
Huit gaderffii se levèrent, étincelants sous la lumière de l’aube, A’Yark savait que plusieurs toucheraient leur cible. Et l’aîné céleste verrait une fois encore ce qu’était la vraie bravoure…
— Ayooooo-eh-EH-EHH !
Le hurlement résonna parmi les dunes. Comme un seul homme, les guerriers se tournèrent vers le nord. Un nouveau cri, plus fort cette fois. Impossible de s’y tromper.
Le plus jeune Tusken du groupe fut le premier à le nommer :
— Un dragon krayt !
L’enfant-guerrier fit volte-face, s’emmêla les pieds et s’écroula, l’embout buccal fiché dans le sable. Les autres interrogèrent du regard A’Yark, qui se retourna vers la cabane. Le chef de meute avait observé assez de visages humains pour déchiffrer leurs expressions, mais celle qu’affichaient le fermier et sa femme avait de quoi surprendre même un maraudeur vétéran.
Ils ne paraissaient pas simplement soulagés. Ils arboraient une attitude de défi.
En présence d’un Krayt ? Le plus redoutable prédateur de Tatooine après les Tuskens ? Eh bien oui. Et ce n’était pas tout. La jeune mère ne tenait pas que son bébé. Dans une autre main, elle serrait un objet.
A’Yark aboya un ordre à ses guerriers, mais il était trop tard. Nul n’oserait se battre tant que résonnerait l’épouvantable clameur. Les deux pilleurs faillirent piétiner le jeune étendu à terre en filant comme des flèches et en tentant de se rappeler où ils avaient entreposé leur butin.
Le gaderffii plaqué contre la poitrine, les autres se réfugieront derrière la hutte principale.
Erreur. Erreur ! Ce n’était pas ce qu’A’Yark leur avait enseigné. Pas du tout ! Mais ils se dispersèrent avant même d’avoir localisé le dragon, abandonnant leur chef avec les Colons. Le jeune fermier braquait toujours son blaster, mais ne tira pas. Peut-être avait-il évalué ses chances, estimant que la menace de l’arme se révélerait plus dissuasive qu’un tir réel mais malhabile.
Sans importance. Si les Colons comptaient sur une diversion, ils en avaient une. A’Yark recula en grognant dans un ondoiement de robe brune.
Les guerriers couraient en tous sens. A’Yark hurla, mais nul ne l’entendit dans ce vacarme. La clameur paraissait vaguement anormale. Mais pourquoi ? Personne ne se serait fait passer pour un dragon krayt ! Et si c’était possible, le cri n’aurait pas semblé si…
… artificiel ?
— AYOOOO-EEEEEEEE !
Impossible de se méprendre sur ce bruit, pensa A’Yark. Le mugissement s’était mué en un ululement perçant, qu’aucun poumon n’aurait pu émettre. Il provenait d’une nouvelle source, identifiable au premier coup d’œil : une corne fixée à l’une des tours argentées au milieu de l’exploitation. D’autres bruits similaires résonnaient derrière les collines, au nord et à l’est.
A’Yark se dressa au milieu de la cour en brandissant son gaderffii.
— Prodorra ! Prodorra ! Prodorra !
Un leurre !
Les jeunes pilleurs reparurent et franchirent une crête en courant pour rejoindre la ferme, A’Yark exhala au travers de ses dents gâtées. Au moins quelqu’un avait entendu son appel malgré le tintamarre. Maintenant, ils pourraient peut-être…
Des tirs de blaster ! Un éclair orange embrasa le dos d’un des coureurs. L’autre se retourna, pris de panique, et fut incinéré à son tour. A’Yark s’accroupit instinctivement pour se mettre à couvert derrière le vaporateur abhorré.
— Wa-hooo !
Une vague métallique aux teintes cuivre et vert déferla sur la dune. A’Yark l’identifia immédiatement. Il s’agissait du landspeeder qui les avait traqués auparavant, au Grand Rocher. Et comme ce jour-là, plusieurs jeunes Colons se tassaient à l’intérieur en poussant des cris et en mitraillant tous azimuts.
A’Yark se faufila derrière un deuxième vaporateur, reprenant confiance. Il n’y avait pas de dragon, seulement des Colons. A’Yark pourrait rassembler les Tuskens pour les affronter, s’ils avaient l’étoffe des guerriers.
Mais tel n’était pas le cas. L’un d’entre eux fuyait vers les étendues désertes de l’est, et A’Yark aperçut deux autres landspeeders lancés à ses trousses. Quant au jeune maladroit, qui venait de survivre aux rites de passage quelques jours plus tôt, il se cacha derrière la hutte, terré dans le sable comme un couard. Les soleils seuls savaient ou les autres avaient filé.
Mauvais signe.
Le premier speeder fit le tour de l’exploitation pendant que ses occupants canardaient au hasard. Puis un autre aéroglisseur arriva. Plus chic avec ses courbes élégantes, le véhicule argenté transportait deux humains dans un habitacle ouvert mais protégé par une verrière. Un mâle austère au visage velu pilotait l’appareil dont le passager, plus âgé, se dressait avec aplomb sur son siège.
A’Yark avait déjà aperçu le second, de plus loin. Bien rasé, plus vieux que ne le deviendraient jamais la plupart des Tuskens… et arborant toujours la même expression absurde.
Grand-Sourire.
— Vers le sud, les gars ! ordonna l’humain debout, ses macro-jumelles à la main. Les lâchez pas !
A’Yark n’avait pas besoin de comprendre tous les mots. Le sens était évident. Les guerriers disparus ne se cachaient pas dans les environs, prêts à frapper. La meute éparpillée avait pris la fuite.
En avisant le landspeeder du grand humain, le jeune Tusken poussa un cri aigu et surgit de son refuge. Il lâcha son gaderffii et prit ses jambes à son cou.
— Urrak ! mugit A’Yark.
Attends !
Trop tard. Un autre appareil vira sur le côté et ses occupants braillards taillèrent le fuyard en pièces. Guerrier depuis six jours à peine, l’homme des sables était mort en quelques secondes.
C’en était trop. A’Yark se leva, l’arme à la main, et fila derrière la hutte. Loin du regard des Colons hilares uniquement préoccupés par leurs victimes. L’étoffe dépenaillée de sa tenue flotta au vent lors de sa roulade sur une dune puis dans un ravin sablonneux. Une seconde crête succéda à la première, puis d’autres.
Finalement, A’Yark s’écroula, le souffle court. Trois morts, voire plus. Alors qu’ils ne pouvaient se permettre aucune perte.
Pis encore, ils avaient été battus à cause d’une ruse grossière qui n’aurait trompé aucun des leurs quatre ans plus tôt. Les Colons comprendraient que les féroces Tuskens étaient tombés bien bas.
A’Yark se releva péniblement et contempla le sol. L’ombre de l’aîné s’allongeait. Comme le plus vieux des soleils, la meute avait frappé… et échoué.
Il était temps pour les Tuskens de se cacher. À nouveau.