3
La vieille Nikto lâcha un rouleau de tissu sur le comptoir.
— Vous travaillez ici ?
— Non, répondit Annileen Calwell sans lever les yeux de son datapad. Je viens faire l’inventaire sur mon temps libre.
Au bout d’un moment de silence, elle se figea brusquement.
— Attendez, dit-elle en écarquillant les yeux et en embrassant du regard la boutique. Comptoir ? Tiroir-caisse ? Titre de propriété ?
L’air affolé, elle se retourna soudain vers la cliente à la peau d’albâtre.
— Navrée, je crois que vous avez raison. Je travaille ici.
Elles jouaient à ce petit jeu depuis le premier jour où Erbaly Nap’tee avait mis les pieds dans le magasin. Sauf que la Nikto ne jouait pas : Erbaly n’avait jamais réussi à reconnaître Annileen. Au début, celle dernière avait cru son interlocutrice incapable de différencier les humains. Par la suite, elle avait compris qu’Erbaly s’en fichait, tout simplement, et le jeu avait commencé.
Il durait depuis onze ans standard.
L’humanoïde au visage ridé fit claquer impatiemment sa langue. Elle tapota l’étoffe d’un doigt flétri.
— Eh bien, vous voyez ? Pouvez-vous m’expliquer ce prix exorbitant ?
— Non, répondit Annileen avec un sourire guindé. Et vous ?
La Nikto pinça des lèvres desséchées. Au moment où elle s’apprêtait à ajouter quelque chose. Annileen l’interrompit.
— Une petite seconde. Ils ont besoin de moi à la cantina.
Annileen pivota et franchit le mètre cinquante au-delà duquel son comptoir encombré se transformait en bar. Après avoir ramassé le verre renversé par un prospecteur endormi, elle rejoignit Erbaly.
— Me revoilà !
La Nikto tapa du pied.
— Y a-t-il quelqu’un d’autre qui puisse me renseigner ?
— Ah ! Là, je peux vous aider, répondit Annileen.
Après avoir posé le verre dans l’évier, elle sortit de derrière le long comptoir et se dirigea vers une des tables du fond. Un Rodien au museau vert y couvait en silence son caf du matin. Il ne remarqua pas le moins du monde la main qu’Annileen posa brusquement sur son épaule.
— Voici Bohmer, déclara-t-elle.
Erbaly examina le Rodien.
— Travaille-t-il ici ?
— Ça, on l’ignore, répondit Annileen. Mais il y traîne sans arrêt.
— Merci quand même, fit la vieille Nikto avec un reniflement de mépris avant de se diriger vers la sortie.
Annileen ramassa le rouleau sur le comptoir et la héla.
— Je vous le mets de côté pour demain, Erbaly. Bonne journée !
Erbaly ne répondit pas et sortit en trombe, croisant Leelee Pace au passage. La meilleure amie d’Annileen préparait un paquet à expédier, la boutique tenant aussi lieu de bureau de poste. La Zeltronne à la peau écarlate rit de bon cœur en entendant la Nikto claquer la porte.
— De l’Annie tout craché ! s’exclama-t-elle. La vendeuse de l’année. Elle ne fait jamais fuir un client.
— Oh que si, Leelee.
Annileen contourna une des tables tout en l’essuyant machinalement.
— Tu vois, Dannar avait tout compris. N’importe qui peut prendre le large un moment. Et puis ils comprennent qu’il faut faire trente kilomètres pour trouver un robinet de bière fonctionnel. Et ensuite, ils ne veulent plus jamais partir.
— J’ai remarqué, dit Leelee en empilant les paquets. Ton petit échange avec Erbaly a duré encore moins longtemps que d’habitude. Des soucis ?
— Non.
Tandis qu’elle déposait les assiettes du petit déjeuner derrière le comptoir, Annileen pensa qu’elle venait de mentir. Ce qu’elle avait affirmé sur la Concession restait vrai, cependant. On ne trouvait pas plus grand établissement dans toute l’oasis de Pika. Deux des dômes étaient la depuis des temps immémoriaux, issus d’un ancien corps de ferme. Dannar, défunt époux d’Annileen, l’avait agrandi en reliant le premier à une boutique oblongue sous un toit rond. Le second comprenait désormais les appartements de la famille et des chambres d’hôtes.
Le bâtiment principal avait constitué le fief d’Annileen pendant la majeure partie de ses trente-sept ans. Durant tout ce temps, elle avait entassé dans l’espace minuscule une quantité de marchandises qui défiait les lois de la géométrie. À l’entrée, des rangées d’étagères accueillaient les visiteurs, toutes inclinées pour qu’Annileen distingue les allées depuis le comptoir. Celui-ci occupait presque tout le mur est. La plupart des clients ignoraient les articles pour investir le fond de la pièce principale. Là, près du bout de comptoir transformé en bar, un coin cuisine voisinait avec huit tables toujours pleines à craquer. Chaque jour, la moitié des ouvriers des environs de l’oasis venaient s’y nourrir et s’y abreuver, pas nécessairement dans cet ordre.
C’est là qu’Annileen trônait, mais le complexe se prolongeait encore. Au nord-ouest du magasin s’étendait le premier garage bâti par Dannar pour entretenir les véhicules des prospecteurs locaux. On l’avait agrandi plusieurs fois depuis, car les mécanos du coin y réservaient des box. Au nord et à l’est, des enclos regroupaient un florissant cheptel de dewbacks issus du ranch du père d’Annileen, qui avait fait faillite. On les louait aux individus téméraires qui préféraient ces montures reptiliennes aux landspeeders.
Tout autour se déployait l’oasis, vaste étendue dégagée, protégée des vents par des dunes arrondies. Le sol compact de cette ancienne cuvette préhistorique donnait naissance à d’exubérantes fleurs pika et à quelques robustes arbres deb-deb… mais pas seulement. Les vaporateurs dernier cri d’Orrin Gault, dressés à la périphérie, produisaient l’eau que livraient les grands camions citernes garés devant la Concession. La majeure partie de la récolte était destinée à des secteurs éloignés : les habitants buvaient le strict minimum. Ils avaient conscience de l’étendue de leurs réserves, et de leur valeur.
Dannar, quoique plutôt doué pour la prospection, ne s’était jamais tourné vers les fermes d’humidité. Selon lui, un bazar supporterait mieux les années de disette, et le temps lui avait donné raison. Il avait cependant laissé tant d’affaires secondaires à sa veuve que celle-ci craignait de prendre une journée de congé, de peur que l’économie rurale de Tatooine n’y survive pas.
Elle avait bien tenu le coup, ou du moins le pensait-elle de temps à autre en apercevant son reflet dans un verre qu’elle lavait. Il lui arrivait même de se reconnaître. Les cheveux auburn de sa jeunesse, qu’elle attachait en arrière, viraient au brun et non au gris : jusqu’ici, tout allait bien. Elle n’avait jamais vraiment apprécié de travailler à l’intérieur, mais au moins en retirait-elle un teint rose plutôt que rôti.
Et Annileen pouvait s’enorgueillir de posséder les seuls yeux vraiment verts de la planète, si on écartait les dewbacks et les piliers de comptoir rodiens. De toute façon, c’est sa fille qui s’occupait de compter les dewbacks désormais. Par la fenêtre carrée, Annileen aperçut Kallie, Blonde et déterminée, celle-ci s’efforçait d’enseigner les bonnes manières aux jeunes bêtes avant qu’elles ne comprennent que la clôture ne résisterait pas à leur force brute.
Au moins Kallie n’importunait-elle pas Furax, au grand soulagement d’Annileen. L’animal ne faisait pas partie des mangeurs d’hommes : elle n’aurait jamais laissé un membre de cette sous-espèce approcher du domaine. Mais à peine éclos, Furax avait été mordu par un kreetle et, depuis, il mordait à son tour tout ce qui lui passait sous le nez. Annileen ne croyait pas sa fille assez sotte pour s’en approcher, mais sait-on jamais. Dompter les dewbacks n’était pas un métier sûr pour un droïde assassin, et à plus forte raison pour une gamine de dix-sept ans. Mais Dannar Calwell n’avait jamais accepté les limites, et son aînée suivait ses traces. L’entêtement était héréditaire.
Annileen avait compté sur son fils Jabe pour se démarquer, mais il décevait ses espoirs. Et entre la sirène d’alarme, ses gosses et les clients, Annileen était sur le point de craquer. Elle jeta un regard noir par la fenêtre et grimaça. De douleur.
— Aïe !
— C’est nouveau, commenta Leelee en déposant son paquet et quelques crédits sur le comptoir.
Elle montra les mains d’Annileen.
— Tu viens quasiment de te couper la circulation avec la ceinture de ton tablier. Bien vu. Quoiqu’un peu excessif.
Annileen baissa les yeux et dénoua le tissu qui comprimait sa paume rougie.
— Te voilà psychiatre des étendues, maintenant ?
— Non, mais j’ai cinq gosses. Et je sais que si tu continues à espionner Kallie et ces animaux, elle va forcément tenter de monter le plus cinglé.
Annileen se détourna de la fenêtre.
— Eh bien, c’est là où tu te trompes, rétorqua-t-elle en prenant l’argent. C’est plutôt le gamin que je ne vois pas qui m’inquiète.
Jabe était parti depuis longtemps avec les prospecteurs quand le tocsin des Colons s’était déclenché. Le garçon savait pertinemment ce que sa mère pensait lorsqu’il s’approchait un tant soit peu de l’entreprise d’Orrin. Mais de toute évidence, il s’en fichait complètement. Elle ne le comprenait plus. Jabe avait ce dont tous les habitants de Tatooine rêvaient : la garantie d’une vie sans soucis, à l’intérieur, s’il succédait à son père. Mais ce gamin obstiné persistait à fuguer avec les ouvriers d’Orrin. Certes. Annileen savait qu’il faisait les yeux doux à la fille du fermier. Veeka. Mais il n’avait pas plus de chances de séduire cette chahuteuse que de devenir Chancelier de la République, ou ce qui en tenait lieu ces temps-ci.
Annileen en déduisait que ce matin, il avait suivi l’équipe pour se venger d’avoir dû nettoyer les cuisinières avant l’aube. Et s’il se mettait en danger avec eux, ce serait aussi par dépit. Voilà qui irritait prodigieusement sa mère. Même Kallie n’aurait pas monté Furax par simple esprit de contradiction. Et Annileen s’était toujours imaginé que Jabe avait du bon sens… comme elle. Il éviterait donc les Tuskens, pas vrai ?
Elle craignait de connaître la réponse. Elle se remit à contempler son datapad. Sans parvenir à en lire un mot, bien sûr. Elle ne voyait que Jabe. Et Orrin.
Orrin. La Concession avait prospéré longtemps après la mort de Dannar parce qu’Annileen observait une règle absolue : elle ne vendait jamais rien à crédit. Il n’existait qu’une seule exception : Orrin, le meilleur ami de Dannar, et occasionnellement son partenaire en affaires. Leur amitié remontait à des années, bien avant qu’une Annileen encore adolescente ne vienne travailler à la boutique. Les deux hommes avaient conclu tant d’accords en douce qu’elle s’était toujours sentie gênée de poser des limites. Mais Orrin jouait dangereusement avec sa patience en agitant devant Jabe la perspective d’un travail dans les étendues.
Dans la famille d’Orrin, c’était la pagaille. Pourquoi venait-il fourrer son nez dans celle d’Annileen ? Agacée, elle tenta de se concentrer sur le datapad.
— Tu le tiens à l’envers, fit Leelee dans son dos.
— Encore là ? dit Annileen sans lever les yeux.
— J’attends ma monnaie, pour changer.
— Pas de chance. Le changement est une denrée absente de Tatooine.
Elle prit une profonde inspiration, se retourna et gratifia Leelee d’un pâle sourire.
— Combien ?
— Garde tout, répondit Leelee en agitant la main. Peut-être que tu pourras payer le docteur Mell pour qu’il te prescrive de quoi te détendre.
— Ouais. Comme un billet pour Alderaan.
Comme invoqué par cette conversation, le médecin local, un Mon Calamari, passa la tête par la porte latérale. Malgré le capuchon spécial destiné à humidifier ses appendices occipitaux, Mell n’en était pas moins écarlate.
— Annileen, sont-ils rentrés ? La patrouille ! J’ai entendu le tocsin.
— Ils l’ont entendu jusque sur Suurja, doc, répondit Annileen. Et les Suurjans n’ont pas d’oreilles.
Elle ignorait si c’était aussi le cas des Mon Calamari, mais elle savait que la plaisanterie n’offenserait pas Mell. Le tocsin était une vraie débauche de décibels. La moitié des marchandises fragiles avaient succombé au premier test du système, des années auparavant. Mais au fil du temps, Annileen avait appris à en faire abstraction.
— Ils auront peut-être besoin d’un médecin. Je devrais aller au-devant d’eux, conclut le docteur en entrebâillant la porte et en poussant son jeune fils à l’intérieur.
— Hé, attendez ! s’écria Annileen. Ne laissez pas votre gamin ici !
— Je reviens !
La porte claqua.
Annileen leva le datapad au-dessus de son épaule et se cogna le front. Oui, elle était toujours là, comme les quatre autres gosses que leurs parents avaient déposés pour rejoindre la patrouille. Deux d’entre eux mangeaient de la nourriture chipée dans un rayon et les autres se cachaient quelque part. Tenir une garderie ne faisait pas partie de son job, mais quand ses concitoyens se précipitaient au secours d’un voisin, elle pouvait difficilement protester.
Sauf que ses concitoyens lui laissaient fréquemment leurs gosses même sans la moindre urgence.
Annileen considéra le galopin rose et morveux. Elle roula des yeux en soupirant.
— Oh, c’est bon.
Elle le prit par les épaules et l’orienta vers un râtelier au mur.
— Va chercher un balai, petit. Et rien d’autre.
— Oui, m’dame.
Le gamin commença à balayer consciencieusement près de la table où étaient assis les deux autres.
Leelee éclata de rire à l’entrée.
— Bonne chance, Annie.
Annileen feignit de la foudroyer du regard.
— Fiche le camp. Tu fais sortir l’air tiède.
Un long ululement résonna à l’ouest et monta dans les aigus. Annileen se précipita vers le comptoir pour observer les images de la caméra de surveillance des collines au sud. Ses espoirs ne furent pas déçus : des landspeeders revenaient de chez les Bezzard.
Elle aperçut également ce qu’elle redoutait : Jabe, en équilibre précaire à l’arrière du landspeeder de Veeka Gault. Annileen ouvrit la fenêtre.
— Kallie ! cria-t-elle. Apporte-moi un aiguillon à bantha.
— L’aiguillon de dressage ou le grand ? s’enquit sa fille en levant les yeux de son travail.
Ses sourcils bruns formèrent un V courroucé.
— Peu importe.