11

L’USV-5 frôlait les dunes. Les collines défilaient, hérissées de vaporateurs flambant neufs, stalagmites de métal qui crevaient le ciel. Ben contemplait le paysage en silence depuis le siège passager. Au début, il avait refusé cette visite, mais Orrin avait sorti de l’appareil un abri d’urgence en toile. Quelques instants plus tard, l’eopie s’y trouvait, occupée à manger la nourriture qu’elle transportait.

Orrin observait Ben du coin de l’œil. L’homme paraissait discret et n’affichait heureusement aucune séquelle des événements survenus à la Concession. Orrin s’en voulait. Les habitants de l’oasis, y compris ses gosses, n’étaient pas tendres avec les nouveaux venus.

— Vous savez quoi ? dit-il, je suis navré de ce qui a pu se passer au magasin. Quand ma fille a appelé… j’ai su immédiatement qui blâmer. Vous avez des gosses, Ben ?

— Juste l’eopie.

Le fermier rit.

— Je vais vous dire, si les gamins étaient aussi faciles à élever que les eopies, ces cheveux-là seraient toujours noirs. Les gosses d’Annileen, c’est quelque chose, aussi… mais vous vous en êtes déjà rendu compte avec Rallie.

— Elle déborde d’énergie, convint Ben.

— Et elle attire les ennuis.

Ben se tourna vers lui.

— En vaut-elle la peine ?

— Me faites pas dire ce que j’ai pas dit, répondit Orrin d’un ton faussement sérieux, avant d’éclater de rire à nouveau. Non, la plupart du temps, je travaille dehors avec Mullen et Veeka… et à l’occasion avec Jabe, le fils d’Annileen. Vous l’avez rencontré ?

— Près du char des sables, dit simplement Ben.

— Pas facile de s’y retrouver, je sais. Parfois, j’ai moi-même du mal à comprendre où la famille d’Annie s’arrête et où commence la mienne.

Il évoqua brièvement son amitié avec Dannar et la façon dont Annileen avait dirigé la boutique après la mort de ce dernier.

— Cette Annileen, elle a une sacrée poigne.

Ben acquiesça et reprit son observation nonchalante du paysage.

Orrin sourit. Si Ben s’était intéressé à Annileen, il aurait forcément répondu. Mais il paraissait détaché, ou du moins respectueux du territoire du fermier. C’était ridicule, naturellement. Orrin et Annileen n’avaient jamais éprouvé ce genre de sentiment… enfin, elle en tout cas. Orrin était marié lorsque Dannar avait engagé Annileen. Et quand son mariage avait commencé à battre de l’aile, les Calwell avaient à leur tour convolé en justes noces, puisque Rallie était en route. Orrin se demandait parfois ce qui serait arrivé si Liselle avait mis les voiles plus tôt… mais non. L’oasis de Pika n’aurait jamais évolué de la sorte si lui et Dannar s’étaient disputé une femme.

Ben rompit le silence.

— Comment Dannar Calwell est-il mort ?

Curieuse transition, pensa Orrin.

— Je vous expliquerai, répondit-il en freinant. Nous y voilà.

Le landspeeder s’arrêta au faîte d’une colline. Elle dominait une vaste plaine qui s’étendait à perte de vue, déserte à l’exception des vaporateurs. Les hommes descendirent pour contempler le panorama. Certains appareils étaient groupés ensemble, d’autres séparés de plusieurs centaines de mètres.

— Joli, hein ?

— Quel agencement peu ordinaire ! C’est presque…

— De l’art ? En effet, déclara Orrin. Il s’agit du champ numéro sept… mais je l’appelle la Symphonie.

Il désigna le vaporateur le plus proche, à mi-hauteur de la hutte où ils se trouvaient.

— Suivez-moi.

Arrivé devant la machine, Orrin introduisit une clef dans une serrure et ouvrit une petite trappe dans son liane. À l’intérieur, une fiole était fixée à un robinet. Orrin la retira.

— Vous êtes mon invité. Ben. À vous l’honneur.

Ben prit la bouteille et l’examina. Orrin hocha la tête.

— Allez-y. C’est ce que vous avez bu tout à l’heure.

Ben la porta à ses lèvres et but goulûment. Une seconde plus tard, son expression démontrait qu’il avait commis une erreur.

— Elle est glacée !

— C’est le nouveau vaporateur de chez Pretormin. Elle sort comme ça des compresseurs, expliqua Orrin en replaçant la fiole. Mais avez-vous déjà goûté une eau plus douce de toute votre vie ?

— Je vous le ferai savoir dès que ma langue aura dégelé, répondit Ben en secouant la tête pour reprendre ses esprits. La fiole ne paraissait pas si froide…

— Les apparences sont parfois trompeuses.

Orrin verrouilla la trappe du vaporateur et désigna l’horizon.

— Vous voyez, Ben, ça m’a pris six ans. Mais nous avons enfin fait entrer Tatooine dans une nouvelle ère. Toutes ces tours avec lesquelles j’ai débuté il y a une éternité… elles ont disparu. Des épaves, bonnes pour les Jawas. Ces Pretormin vont changer ce monde, et l’oasis en deviendra le cœur.

Ben considéra la tour en plissant les paupières.

— J’admets n’avoir jamais vraiment compris, dit-il. Je pensais que l’eau était la chose la plus simple à produire dans l’univers.

— Dans l’univers peut-être, mais pas sur Tatooine. Pour des tas de raisons. Les cellules énergétiques produisent de l’eau, certes, mais aussi de la chaleur, dont on ne manque pas ici. Et ce n’est qu’un exemple.

Ben écouta, intéressé.

— Et vous êtes trop isolés pour importer quoi que ce soit, ajouta-t-il.

— Tout à fait. Et qui voudrait s’y risquer ? poursuivit Orrin en remontant la colline. Vous savez, c’est là que réside le secret de cette vieille planète morte. Elle cache son eau. Mais c’est la substance la plus délicieuse que quiconque ait jamais goûtée. Elle est si bonne que je verrais bien Tatooine en exporter… si seulement on s’en donnait la peine, conclut-il d’un ton solennel. Et j’en ai bien l’intention.

Il traça une ligne imaginaire reliant les tours lointaines.

— Ces petites gouttes peuvent courir, elles ne nous échapperont pas. Une fois placées au bon endroit, bien réglées, ces machines-là pétrissent le ciel comme de l’argile. Elles jouent les notes… et la musique s’élève.

— La Symphonie, commenta Ben, respectueux.

Orrin acquiesça.

— Il faut orchestrer énormément d’éléments simultanément. Nous y travaillons toujours.

— Impressionnant.

Ben n’exerçait pas le métier de fermier, ni aucun autre a en croire le peu qu’il avait révélé à Orrin. Mais il paraissait comprendre ce qu’Orrin s’efforçait d’obtenir. Peut-être que si Ben manifestait le moindre talent, il ferait un ouvrier acceptable à la prochaine embauche.

Orrin retourna au landspeeder, soudain las. Il aimait son métier. Le reste de sa vie, quoique nécessaire, n’était qu’accessoire. Mais il n’était pas sorti pour traire le ciel. Chaque chose en son temps.

— Vous vouliez savoir pour Dannar, dit-il d’un air grave. Les Tuskens l’ont tué il y a huit ans. Il s’était arrêté pour aider un cavalier dans le désert… comme vous avec kallie. Les Tuskens les ont massacrés tous les deux.

— Navré.

— Ah, ça fait longtemps, murmura Orrin en se tournant vers son interlocuteur. Annileen affirmait que vous veniez de l’est, l’autre jour. J’imagine que vous n’avez jamais entendu parler des Lars ?

Ben se racla la gorge.

— Lars, vous dites ?

— Cliegg Lars. Tout le monde le connaît, ajouta Orrin en tendant le bras vers l’est. Un cultivateur d’humidité, de l’autre côté des Coteaux jawas. Mais vous venez d’arriver, c’est vrai. Les Tuskens, la même clique qui a abattu Dannar à mon avis, ont enlevé la femme de Cliegg.

Sur le point de parler. Ben s’arrêta net.

— Enfin, bref, poursuivit Orrin, les habitants du coin ont organisé des secours. Une bande de fermiers qui ignoraient dans quel sens tenir un fusil. Ils n’avaient jamais pourchassé de Tuskens. Ils n’avaient pas l’équipement requis. Ils n’avaient pas de véhicules prévus pour un trajet plus long qu’une brève visite aux vaporateurs.

— Et… ça a mal tourné ?

— Ça, fiston, c’est l’euphémisme de l’année. Ils sont partis à trente. Quatre seulement sont revenus.

Orrin se rappelait cette horrible journée, et celles qui avaient suivi. Il connaissait bien plusieurs des victimes. Un considérable savoir-faire avait disparu avec ces fermiers.

— Vingt-six morts, conclut-il.

Il demeura silencieux un instant pour que son interlocuteur encaisse ce bilan. Le récit remuait manifestement Ben. Parfois, brosser un tableau sombre de la situation persuadait les gens, et il n’existait guère de pire scénario que l’histoire des Lars. Orrin n’avait jamais rencontré Cliegg et il s’était laissé dire que le pauvre bougre était mort. Mais le récit de ses tribulations ne laissait presque personne indifférent.

Ben leva les yeux.

— Et qu’est-il advenu par la suite ?

— Des funérailles, surtout.

Orrin ne mentionna pas les quelques portions des domaines qu’il avait acquises ; il fallait bien que quelqu’un les exploite. Il s’appuya contre le capot du landspeeder en suspension.

— Des funérailles et des récriminations. Vous voyez, ces gens ne disposaient pas du système de l’oasis. Le tocsin.

Orrin décrivit rapidement le tocsin des Colons. Ben l’écouta attentivement et fit remarquer qu’il avait déjà entendu la sirène dans le désert. En souriant, Orrin s’interrompit pour se féliciter de l’idée du cri du dragon.

— Rien de tel qu’un beuglement de Krayt pour leur décoller les bandelettes.

Il poursuivit l’argumentaire de vente qu’il connaissait par cœur.

— Si l’attaque contre les Lars s’était produite ici, la situation aurait tourné différemment. Une milice, c’est une vraie entreprise. Des gens réunis dans un but commun. Il faut investir, se préparer. Et quand résonne le tocsin, dit-il en montrant une des tours de vaporateur, vous savez que vous avez une chance.

Ben remarqua la sirène installée au sommet de la machine. Il parut impressionné.

— Il s’agit d’une milice officielle, alors ?

— Rien à voir. Oh, bien sûr, il en existe une à Mos Eisley, trois ou quatre gars employés à plein-temps et qui ont peur de leurs ombres. Ils ne s’aventurent jamais aussi loin. Quiconque serait doué pour ce genre de combat quitterait la planète et en tirerait bien plus d’argent. La milice de la Caisse reste l’affaire des habitants. Ils ne sont pas payés pour y participer. Ils veulent simplement aider.

Ben opina du chef.

Orrin allait conclure.

— Nous réagissons. Nous effectuons des sauvetages. Et quand nous arrivons trop tard, notre politique consiste à exercer des représailles. Les Tuskens ne comprennent que ça, et cette méthode fonctionne.

Ben scruta l’est de la plaine.

— Jusqu’où porte votre protection ?

— Aussi loin que le domaine de nos souscripteurs, répondit Orrin en contournant le véhicule. J’ai un plan ici.

Ben s’approcha.

— Cela inclut-il l’ancienne demeure des… comment s’appellent-ils déjà ? Les Lars ?

— Non, mais tout est possible si notre effectif grossit suffisamment, dit Orrin pendant qu’ils embarquaient dans le speeder. Mais je croyais que vous partiez vers le sud-ouest, vous et votre eopie.

Ben secoua la tête en examinant le plan.

— Simple curiosité.

 

L’eopie dormait sous la tente quand Orrin revint avec Ben. Quoique persuadé d’avoir piqué l’intérêt de l’étranger concernant le tocsin des Colons, le fermier ne lui avait guère soutiré d’informations.

Ben s’était installé près de l’affleurement septentrional du désert du Jundland et il venait d’ailleurs, de la République sans doute. Celle-ci ne s’était jamais intéressée à Tatooine, et les habitants le lui rendaient bien. Orrin avait entendu parler d’un changement majeur et récent, mais Ben semblait encore moins au courant que lui. En fait, c’est Ben qui l’avait cuisiné à ce sujet.

Mais s’il ignorait toujours comment Ben gagnait de l’argent, Orrin restait persuadé qu’il en possédait. Sinon, Annileen ne lui aurait pas vendu toutes les marchandises que portait l’eopie. Sa gratitude atteignait rarement de tels sommets.

— Alors, dit Orrin en regardant l’homme harnacher sa bête, vous voulez contribuer à la Caisse ? Pas besoin de vous joindre aux patrouilleurs, vos crédits les paieront pour le faire.

Ben termina de fixer le fardeau et se tourna vers lui.

— Je… ne sais pas encore. Je n’ai pas fini d’emménager.

— Je comprends. Raison de plus pour nous rejoindre : ça vous fera une inquiétude de moins.

— Laissez-moi vous recontacter. Je ne suis pas encore sûr…

Il s’interrompit comme s’il venait d’entendre quelque chose au loin. Orrin suivit son regard en direction des collines, mais il ne perçut rien pendant quelques secondes. Puis le ronronnement du landspeeder Sportster Selanikio de sa fille lui parvint. Il venait de l’oasis.

— Vous avez l’ouïe fine, déclara Orrin. Ce doit être Mullen et Veeka. Ils ont probablement dessaoulé et sont prêts à se remettre au boulot.

Ben regarda dans cette direction, soucieux, puis se retourna pour prendre l’eopie par le mors.

— Je ferais mieux de m’en aller. Notre première rencontre ne s’est pas très bien terminée.

L’animal partit au trot et Ben courut à ses côtés. Il passa devant Orrin qui s’était adossé contre son landspeeder, frustré. C’est maintenant que ses gosses se décidaient à reprendre le travail. Splendide.

— Hé, n’oubliez pas mon offre, dit-il. Le prix que j’ai mentionné pendant notre trajet ne tient que durant la tournée de souscription. Il augmentera la semaine prochaine.

— J’y réfléchirai, répondit Ben en lui adressant un signe. Et merci pour l’eau.

— Vous êtes sûr que…

— Non, non, il faut que j’y aille. Ça fait une trotte.

— Bon, d’accord. Mais revenez quand vous serez décidé.

— Je n’y manquerai pas.

Les épaules d’Orrin s’affaissèrent. Zéro succès pour deux tentatives. Et deux autres sources d’ennuis s’approchaient de lui. Veeka semblait égale à elle-même pour un milieu d’après-midi, mais Mullen paraissait curieusement roussi. Dans quoi son fils s’était-il fourré, à la Concession ?

— Où est passé Zedd ? s’enquit Orrin.

— Encore blessé, répondit Mullen en jetant un regard noir aux silhouettes qui s’éloignaient vers le sud-ouest. C’était lui ?

— Qui ça ? fit Orrin en se tournant vers la même direction. Tu veux dire le type sans travail ni passé qui s’élance au milieu de nulle part comme s’il avait perdu la tête ? Ouais, c’est Ben.

Il foudroya sa fille du regard.

— Si jamais tu épouses un gars comme ça, je te jette au sarlacc. Allez, au boulot. J’ai déjà pris du retard.

 

Méditation

Cette journée s’est révélée… intéressante.

J’ai pris le risque de me rendre à l’oasis de Pika. À la Concession de Dannar, le grand domaine qui s’y trouve. Ils disposaient d’à peu près tout ce qu’il me fallait, hormis peut-être une armée pour libérer la République.

Mais je ne suis pas resté. Le problème réside en partie là. On y trouve à la fois trop d’habitants… et pas assez. Dans des villes plus vastes, comme Mos Eisley, je peux me perdre dans la foule. Il y a tant de voyageurs qui passent. L’oasis, quoique très animée, abrite également nombre d’habitués qui se contentent d’épier les allées et venues toute la journée. À ma grande honte, mon arrivée a constitué un véritable spectacle. Et à vrai dire, mon départ aussi.

Il faut que j’évite que cela se reproduise.

J’ai également rencontré un des plus gros propriétaires sur le chemin du retour : Orrin Gault, une vraie institution à lui seul. J’hésitais à lui parler trop longtemps et j’ai tenté d’en dire le moins possible. Mais il s’est révélé aimable et je sens que connaître tous les habitants des environs le rassure. Se cacher d’un tel personnage ne me semble guère avisé. Il paraît animé de bonnes intentions.

Ce système de tocsin des Colons qu’il a mis au point pourrait résoudre mon problème. Si le réseau s’étendait vers l’est, il me permettrait de garder l’œil sur la famille Lars. Je sais qu’il vaut mieux ne pas les mêler à cela, mais la mère d’Anakin a été enlevée, et ce genre d’incident pourrait se reproduire.

Je suis venu pour protéger l’enfant. Contre les Tuskens, l’aide des habitants pourrait s’avérer utile. Il s’agit là d’une menace à laquelle ils sont habitués. J’ai livré une escarmouche contre les hommes des sables il y a des années, quand vous et moi avons amené Padmé sur cette planète : ce sont de redoutables adversaires. Si un quelconque incident m’empêchait de continuer à surveiller… mais n’y pensons pas. Disposer d’autres options reste rassurant.

Quant à Orrin, il fait preuve comme je l’ai dit d’une familiarité joviale. Je l’aime bien. C’est un vendeur avant tout, certes. Mais bien que très fier de ce qu’il a réussi à accomplir ici, il paraît toutefois en être un peu gêné, au point d’affecter une certaine humilité. Même s’il ne s’agit que d’une technique de vente, cette attitude le rend attachant.

Anakin aurait pu en prendre de la graine. Ses exploits nous impressionnaient tous. Mais lui-même se laissait impressionner par ses propres talents, sans pour autant éprouver la moindre gratitude. Non, pas à la fin.

J’ai conservé son sabre laser, vous savez. Je le tiens à l’instant même. Certaines nuits comme celle-ci, je m’assieds pour le contempler en me demandant comment j’aurais pu l’aider.

Je le regarde, dans le vain espoir de trouver des réponses. Puis je le range dans le coffre et j’essaie d’oublier.

C’est impossible, bien sûr.

Peut-être que s’il avait grandi, s’il avait été capable de grandir, il aurait eu un avenir. Mais ce n’était pas écrit.

S’il avait seulement écouté la voix de la raison, s’il ne m’avait pas forcé à faire ce que j’ai dû faire, je ne croupirais pas là aujourd’hui, en me sentant…

Non.

Bonne nuit, Qui-Gon.