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En regagnant la Concession, Orrin avait toujours l’impression de rentrer à la maison. Pas sa maison, bien sûr, mais celle de Dannar. Puis celle de Dannar et Annileen, et depuis quelques années, celle d’Annileen seulement. Mais le lien qui rattachait Orrin au domaine transcendait la loi, ou du moins ce qui en tenait lieu sur Tatooine. Il avait posé les premières briques du magasin, emmené le premier landspeeder à réparer et mangé le premier repas posé sur le comptoir.
Un lieu n’était qu’une chose, et on n’est pas censé éprouver des sentiments pour les choses. Mais il s’agissait aussi du dernier lien avec son meilleur ami, et il n’aurait jamais pu en faire abstraction.
La Concession était l’idée de génie de Dannar. Les idées, ça le connaissait, peut-être encore mieux qu’Orrin. Ensemble, ils avaient fait naître de grandes choses dans l’oasis. Ils s’imaginaient qu’un jour, les fermes d’Orrin et le bazar de Dannar deviendraient une seconde Anachore. Voire une autre Bestine. Orrin n’en doutait pas, persuadé du potentiel de Pika.
Mais une fois marié avec sa vendeuse, Dannar avait changé. Depuis lors, il avait toujours gardé un pied dans la boutique, ne risquant jamais plus que ce qu’il pouvait se permettre. Et après la naissance de Kallie ? Encore pire.
La paternité avait exercé l’effet inverse sur Orrin, impatient chaque jour de parcourir les étendues et d’arracher ses trésors à l’atmosphère. Mais Dannar ne pariait plus très gros, et uniquement sur des coups sûrs. Cette prudence avait fait de la Concession une entreprise robuste et rentable, certes, même selon les critères actuels d’Orrin. Mais désormais, lorsqu’une bonne occasion se présentait, un seul d’entre eux pouvait la saisir. Quand Jubé avait quitté le berceau, les biens d’Orrin encerclaient déjà tout le domaine de la boutique.
Dannar n’avait jamais nourri la moindre rancune envers Orrin pour son succès. Ravi de voir quelqu’un mettre ses idées à profit, il appréciait encore plus qu’il s’agisse d’un ami. Les entreprises Calwell et Gault étaient aussi proches que possible malgré l’absence de partenariat : par mépris mutuel pour les avocats de Bestine, les deux amis n’envisagèrent jamais de s’associer officiellement. Aucun collecteur d’impôts ne disposait du moindre droit sur leur travail. Et si Orrin voulait remiser ses speeders de chantier dans le garage de Dannar, ou si Dannar souhaitait faire paître ses dewbacks sur les terres d’Orrin, ils n’avaient pas besoin de document pour ça.
Annileen pratiquait plus ou moins la même politique, depuis huit ans ou presque que Dannar était mort. Les garages de secours de la Concession abritaient la flotte entière des Gault. Et quand Orrin avait entrepris de gérer la Caisse du tocsin des Colons, cofondée avec ses voisins, il avait paru logique que la Concession lui serve de QG. Le complexe disposait de toute la place nécessaire pour accueillir les véhicules d’urgence de la Caisse, et si leurs pilotes avaient besoin d’armes, le râtelier à fusils d’Annileen les attendait en face.
La Concession offrait un autre service et Orrin le savait : la récompense d’un travail bien fait. En sa qualité de gestionnaire, Orrin l’avait anticipé en bloquant depuis longtemps une somme destinée aux consommations, et personne n’y avait jamais vu à redire.
— Bien joué, les gars ! s’écria-t-il en descendant de son précieux landspeeder USV-5 et en frappant le capot.
Les autres véhicules arrivaient un à un.
— Garez les appareils de prêt à côté, on s’en occupera. Et humectez-vous le gosier à satiété avant l’heure de pointe de midi !
La foule qui grossissait poussa des hourras. Certains filèrent à l’intérieur de la Concession de Dannar, mais d’autres, plus nombreux, restèrent dehors pour partager récits et trophées. Orrin se rappela justement que son landspeeder contenait son nouveau bâton gaffi, ou gaderffii… peu importe comment ces sauvages baptisaient ces bouts de métal bizarres. Le jeune Tusken taillé en pièces pendant la fusillade en portait un. Calant une botte sur le nez de son glisseur qui oscilla sous le poids. Orrin brandit l’arme au-dessus de sa tête. Il poussa un cri de guerre et sourit jusqu’aux oreilles. Une autre acclamation suivit.
— Hourra pour le roi du Jundland !
Orrin se retourna vivement en entendant la voix féminine. C’était Veeka, qui avait garé son engin derrière les autres. Le jeune Jabe et deux autres gamins s’entassaient à l’arrière, le fusil à la main. Veeka sourit à son père et brailla de plus belle.
— Vive le roi !
— M’appelle pas comme ça, grommela Orrin.
Il détestait ce nom, Veeka aurait dû le savoir. Mais la foule qui enflait peu à peu le répéta à l’envi.
— Vive le roi du Jundland !
— Non, non. Je vous en prie, dit Orrin.
Il rit, assez fort pour que tous l’entendent. Il ne fallait pas les prendre au sérieux, il le savait bien. Ces gens ne voulaient pas de monarque, c’est bien pour ça que la moitié d’entre eux s’étaient retrouvés sur Tatooine ! Mais il convenait de leur montrer que lui aussi en était bien conscient. Orrin posa le gaderffii sur le capot de son speeder et leva humblement les mains.
— C’était du travail d’équipe, déclara-t-il pour calmer la foule. Comme toujours. C’est vous, les gars… vous avez sauvé cette ferme. (Il éleva la voix.) Et n’oubliez jamais, jamais pourquoi nous faisons ça. Rappelez-vous ceux que les Tuskens ont massacrés sans raison. Ceux qui cherchaient juste à vivre honnêtement. Tous ces fermiers ont disparu, et avec eux leur savoir inestimable. C’est pourquoi nous avons uni nos forces pour mettre en place le tocsin des Colons il y a des années… pour nous réapproprier nos vies !
Il désigna une tour de vaporateur sur une pente, au sud du magasin.
— Là-haut se dresse la première sirène, érigée sur le vieux Vapo Numéro Un de Dannar Calwell. Certains d’entre vous sont arrivés trop récemment pour l’avoir connu, mais c’était le meilleur ami qu’un homme, ou même cette oasis, puisse avoir. Les Tuskens nous font pris lui aussi, mais la sirène demeure, elle et beaucoup d’autres. Elle fait partie de ce qu’il nous a légué. Dannar est mort, mais le tocsin résonne toujours. Et notre travail consiste à répondre à son appel !
« C’est la clef, les amis, poursuivit-il d’un ton plus doux. Je sais que vous n’êtes pas des guerriers. Je sais que vous possédez vos propres champs où vous devriez être en train de travailler. Et ce n’est pas toujours facile d’économiser les quelques crédits qui permettent au tocsin de subsister. J’y ai certes investi beaucoup moi-même. Et pas qu’en argent.
Sa voix s’étrangla un instant et il dut se racler la gorge.
— Mais justement. Beaucoup d’entre vous savent que mon cadet est mort il y a des années en répondant à l’appel. Pour sauver un voisin. Pas un jour ne passe sans qu’il me manque… mais je ne regrette pas son geste. Une communauté est un être vivant… que seuls nos actes collectifs maintiennent en vie.
Orrin leva les yeux et découvrit les Colons captivés. Comme toujours.
— Et c’est tout, conclut-il, rompant l’atmosphère solennelle. Avant de boire, souvenez-vous : pour tous ceux qui n’ont pas encore acquitté leur souscription pour la saison, la Caisse du tocsin se trouve au fond, derrière les vêtements d’occasion. Vous aurez peut-être besoin de nous un jour. Ces speeders ne fonctionnent pas à la bonne volonté !
Orrin accueillit avec un sourire les patrouilleurs qui vinrent lui serrer la main. Il jeta un coup d’œil aux soleils ascendants. Ses hommes avaient perdu une bonne matinée aux champs, mais il s’agissait aussi d’une tâche importante. Sans camaraderie, pas de sentiment de communauté, et pas de tocsin des Colons. Le nombre de souscriptions augmentait toujours après une attaque, mais ce n’était rien comparé au pic qui succédait à une opération défensive et à des représailles réussies. Il fit signe à Mullen d’ouvrir la porte du bazar aux Colons.
Annileen sortit en trombe et manqua de renverser Mullen. Orrin avisa un long objet noir dans sa main une seconde avant qu’elle ne déniche son fils dans la foule. Jabe, occupé à se faire mettre en boîte par Veeka, remarqua soudain sa mère.
— M’man, j’ai…
Zzzzap ! Un arc électrique doré crépita aux pieds de l’adolescent. Surpris, celui-ci sursauta, s’emmêla les jambes et tomba le derrière dans le sable.
Mullen et Orrin reculèrent.
— Mince, fit Mullen.
— Tu l’as dit, ajouta Orrin.
Jabe leva les yeux vers l’aiguillon à bantha que brandissait sa mère.
— Mais qu’est-ce que…
En comprenant ce qui venait de se passer, sa première réaction fut l’incrédulité.
— T’as failli m’électrocuter !
— Oh, parce que je t’ai raté ? feula Annileen. Peut-être que je devrais recommencer !
— M’man !
Derrière Orrin, Kallie apparut dans l’encadrement de la porte avec un bâton plus court.
— Maman, tu veux l’aiguillon de dressage, plutôt ?
— Non, je sens que la leçon commence à rentrer, gronda Annileen.
Elle inspira à fond, considéra un instant l’aiguillon à bantha, puis le jeta en roulant des yeux. Puis elle se retourna, menaçante, vers son fils.
— Maintenant tu vas m’écouter ! Tu n’avais pas ma permission pour échapper à la préparation des repas. Tu n’avais pas ma permission pour aller travailler aux soleils avec ces tâcherons.
Sa voix grimpa dans les aigus.
— Et tu n’avais pas ma fichue permission pour accompagner la milice !
Jabe toussa, plus honteux que meurtri.
— M’man, des gens étaient en danger.
— Tu étais en danger !
Orrin, gouailleur, fit signe aux patrouilleurs amusés qui avaient oublié la tournée gratuite.
— Faites place, gentes dames et jolis messieurs. Annileen Calwell donne une leçon d’éducation.
À ces mots, Annileen fit brusquement volte-face.
— Et… et toi !
Orrin pesait bien trente kilos de plus que la veuve de son meilleur ami, mais il n’en recula pas moins lorsqu’elle se dirigea vers lui. L’instinct de conservation l’emportait sur l’image de marque. Voyant le garderffii posé sur le capot de son appareil, il s’en saisit malicieusement à deux mains pour feindre de se défendre. Mais Annileen ne décolérait pas.
— Hé, doucement ! protesta-t-il.
Attrapant le gaderffii par le milieu, elle s’en servit pour attirer Orrin vers elle.
— Je te le répète pour la dernière fois. Orrin. Si tu laisses encore une fois Jabe se joindre à une de tes expéditions, tu pourras te bander la tête et aller vivre avec les Tuskens !
— Mais Annie…
— Pas de mais Annie avec moi ! le coupa-t-elle, ulcérée. Je ne plaisante pas ! Tu pourras sortir tes speeders de mes garages et les cacher sous une bâche, ajouta-t-elle en poussant le bâton. Si tu veux des vivres pour tes hommes, tu iras à Bestine. Et si tu veux des armes, tu demanderas à Jabba !
— Allons, fit Orrin sur la défensive, toujours conscient de la foule captivée.
Même les buveurs émergeaient de la Concession pour regarder.
— On n’est pas dans une de ces villes de l’est, se récria-t-il. À l’oasis de Pika, personne ne veut se frotter à Jabba !
— Ne t’avise plus de me contrarier ou tu auras l’impression de prendre un Hutt sur le crâne !
Ses yeux verts flamboyèrent.
— Compris ?
— Tu te fais des idées. Allez, calme-toi, tu ne voudrais pas que ton gosse finisse orphelin…
Orrin exerça une brusque traction sur l’arme. Il s’attendait à ce qu’Annileen résiste, mais elle lâcha soudain et le bras du fermier déséquilibré balança le bâton dans une large courbe…
… qui s’acheva contre le pare-brise du landspeeder. Des fragments s’envolèrent en tous sens.
Orrin contempla le gâchis.
— Splendide, murmura-t-il. Parfait. (Il se retourna vers Annileen.) Tu vois ce que tu me fais faire ?
— Moi ? C’est toi qui le tenais.
Elle accorda à peine un coup d’œil à la verrière en morceaux.
— J’espère que tu prends un peu plus soin de mon fils, là-bas !
— Jabe s’en tire très bien tout seul, rétorqua Orrin, qui s’impatientait. Tu le prends pour un droïde avec un bouchon d’entrave !
— Ah, tu crois ça ?
— En effet !
Orrin et Annileen se trouvaient à deux doigts l’un de l’autre désormais.
— Peut-être que tu devrais te regarder, dit Orrin. Tu ne l’es jamais demandé pourquoi il ressentait le besoin de sortir de sous…
— Oh, embrasse-la et qu’on en finisse ! le coupa une voix rauque.
— Qui a dit ça ? s’écria Annileen en toisant la foule. Qui a dit ça ?
— Tout le monde, répondit Leelee en secouant la tête, les bras croisés.
Annileen adressa un petit grognement à son amie.
— Je te croyais partie.
— Pour manquer le spectacle ?
Les Colons qui encadraient la Zeltronne éclatèrent de rire.
Pendant qu’Annileen fulminait, Orrin remit rapidement l’arme tusken à son fils. La moitié de l’oasis tentait de les pousser dans les bras l’un de l’autre, lui et Annileen, depuis le départ de son épouse. Et le reste les croyait déjà ensemble. Mais le fermier s’interdisait prudemment la moindre réaction. Il n’existait pas sujet plus explosif dans toute la galaxie.
Annileen se retourna vers son fils, que Kallie aidait à se relever. Orrin trouva Jabe nerveux et un peu hébété, mais sain et sauf. Il entendit la jeune fille murmurera sa mère :
— Leelee a raison, maman. Toi et Orrin, vous faites ce petit numéro depuis des an…
— Toi, tu es remplaçable, siffla Annileen. Va t’occuper.
— D’accord, répondit Kallie, vexée.
Elle tourna les talons, abandonnant Jabe qui s’écroula aussitôt.
Tandis qu’Annileen ramassait son fils, Orrin demanda à Mullen de ramener son speeder au garage.
— C’est rien. Dis à Gloamer de mettre ça sur le compte.
Au souvenir des dettes qu’il devait acquitter sous peu, il baissa la voix pour ajouter :
— Celui de la boutique.
N’ayant plus rien à épier, la foule réintégra la Concession. Annileen s’épousseta : elle avait un bon nombre de clients à servir. Orrin se risqua à l’interpeller avant de rejoindre les autres.
— Tu as installé les Bezzard ?
— Ils occupent les chambres d’invités, répondit-elle après avoir soupiré. Ils sont arrivés au moment où je parlais chercher Jabe.
— Bon sang, j’espère au moins que tu n’agitais pas déjà cet aiguillon à bantha. Ces gens ont eu assez d’émotions !
Il la vit tenter de réprimer un sourire. En vain.
— Non, répondit-elle, ils vont bien. Le doc est auprès d’eux.
— Bien.
Avant qu’il entre, Annileen le tira par la manche et le regarda d’un air soucieux.
— Il paraît que c’était Œil-Broché.
— Ouais, répondit Orrin en baissant la voix. Ils ont eu le vieux Lotho et l’ouvrier bith. Mais on en a descendu quelques-uns.
Il marqua une pause.
— Nos hommes n’ont pas poussé la chasse très loin.
— Et Jabe n’a pas couru de risques ? s’enquit-elle en le dévisageant.
— Tout le monde en court en vivant ici. Tu le sais bien. Mais en t’efforçant de faire du gamin un commerçant comme son père, tu risques bien de le perdre. Crois-moi.
Il lui tapota l’épaule.
— Si on en a fini avec tes gosses, je crois qu’on a trente héros qui attendent leur verre là-dedans.
— Sur le compte de la Caisse, ajouta-t-elle avec ce qu’il prit pour de la sévérité feinte.
Puis elle sourit presque.
Oui, tout ira bien. Orrin sourit en lui ouvrant la porte. C’était une journée plutôt bonne au bout du…
Un grand fracas leur parvint depuis l’autre côté du bâtiment, suivi d’un glapissement bestial. Le hurlement inarticulé d’une jeune fille lui succéda une seconde plus tard.
Quoi encore ? Interloqué, Orrin fit le tour. Arrivé à la cour latérale, il découvrit la clôture démolie et le nuage de poussière qui se dirigeait vers les dunes, au sud-ouest. Il distinguait à peine la silhouette blonde qui s’accrochait de toutes ses forces au milieu de cette tornade.
Annileen le rejoignit.
— Dis-moi que c’est pas vrai !
— Je ne te mentirai pas, répondit Orrin en scrutant l’horizon. On dirait ta Kallie sur le dos d’un dewback enragé.
— Furax !
Orrin haussa les épaules en soupirant.
— Cela dit, c’est toi qui lui as ordonné d’aller s’occuper…