8
Le char des sables avait entamé son périple au sud, bien au-delà du grand col. Le plateau du Jundland s’y ouvrait pour laisser les imprudents et les idiots pénétrer dans la Mer des Dunes. Entre le col et l’oasis, l’absence presque totale de relief permettait de remarquer sans difficulté le mastodonte métallique qui s’acheminait lourdement vers la boutique.
Annileen était cependant reconnaissante envers Orrin pour son avertissement. Le char progressait vite pour sa taille, mais grâce à l’alerte, la commerçante avait pu mettre l’argent sous clef. Quand le bazar sur chenilles s’arrêta dans la cour, Annileen et ses enfants l’attendaient déjà.
Coiffée de son chapeau de safari à bord gris, Annileen se dressait dans les ombres de l’engin. Si quelqu’un occupait la cabine de pilotage, elle ne le distinguait pas. Peu importe. Elle avait à faire : une opération qu’elle avait toujours menée à bien en vingt ans de visites impromptues des Jawas. Pendant la première année où elle avait travaillé à son service, elle avait vu Dannar s’en charger. Elle en avait déduit que son futur époux n’était pas qu’un simple prolétaire qui finirait sans le sou au bout d’un an.
— Allons-y, dit-elle en enclenchant la cartouche énergétique dans son fusil.
— Oh. Annie, fit Leelee, accompagnée des autres clients qui étaient sortis en entendant approcher le char des sables. Tu ne vas pas leur tirer dessus ?
Annileen ne répondit pas et se contenta d’entraîner ses enfants vers le flanc du véhicule. Les moteurs surchauffés du monstre exhalaient une vapeur nauséabonde.
— Vous connaissez la marche à suivre, dit-elle.
Jabe et Rallie acquiescèrent tandis que la rampe immense s’entrouvrait en grinçant. L’extrémité toucha terre avec un tintement étouffé. Les Calwell levèrent leurs armes… et les braquèrent sur la troupe de clients.
— Écoutez-moi bien, dit Annileen. Vous vous trouvez sur ma propriété. Si quelqu’un ici marchande avec les Jawas, ce sera moi. Et si la marge que je prends sur le prix vous déplaît, vous pouvez enfourcher vos dewbacks, direction la crête de Mospic, ou leur prochaine étape, quelle qu’elle soit.
Un murmure sourd parcourut la foule agitée. Annileen réagit en tirant une fois en l’air.
— Je ne plaisante pas, gronda-t-elle en foudroyant l’assemblée du regard. Que quiconque parmi vous essaie de leur acheter ne serait-ce qu’un rivet et je vous le garantis : ce n’est pas sur les Jawas que je tirerai. La vente, c’est leur affaire. Jamais ils ne comprendront ce qu’est la limite d’une propriété. Mais vous, au contraire, vous savez très bien où vous êtes et vous connaissez les règles. Vous feriez donc aussi bien de retourner à l’intérieur. S’ils offrent quoi que ce soit de valable, nous le mettrons en vente… après l’avoir dûment lessivé.
Les clients avaient compris. Ils commencèrent à réintégrer le bâtiment en râlant. Annileen n’avait pas eu besoin de tirer sur qui que ce soit depuis longtemps. Un rayon étourdissant tous les deux ou trois ans suffisait généralement à convaincre les gens qu’ils étaient dans son fief commercial. Elle laissait Gloamer sortir des garages et négocier directement : en période de vaches maigres, il avait alimenté son affaire en rachetant des appareils fichus aux Jawas et en les remettant à neuf. Mais la boutique percevait déjà un pourcentage sur ses ventes : l’argent ne sortait pas de la famille.
Une minuscule silhouette vêtue d’un manteau marron à capuchon apparut sur la rampe. Moitié moins grand qu’Annileen, le Jawa croisa son regard et lui fit signe. Elle hocha la tête.
— Tenez-les à l’œil, dit-elle à ses enfants toujours vigilants. Attention à ce qu’ils ne volent rien.
— Qui ? s’esclaffa Kallie. Les Jawas ou nos clients ?
— Les deux. Kallie, tu surveilles les Jawas. Jabe, tu rentres et tu gères la boutique avant qu’ils commencent à boire directement aux robinets.
— Mais j’y ai passé toute la journée ! gémit son fils.
— Bien. Alors tu restes dehors et c’est Kallie qui rentre.
La jeune fille adressa un regard de martyr à sa mère.
— C’est pas juste non plus. Moi, je travaille dehors, tu te souviens ?
Annileen la considéra avec un embarras feint.
— Mais bien sûr ! C’était toi, dehors, tout à l’heure, qui racontais à mes convives comment Ben avait évité de te tuer.
Elle se frappa le front de la paume, simulant la surprise.
— Oh, mais attends ! Ce n’était pas plutôt à l’intérieur ? Allez, ouste !
Kallie regagna la Concession en traînant les pieds. Jabe poussa un cri de triomphe et se rapprocha de Mullen et Veeka qui musardaient avec plusieurs autres ouvriers amusés par ce spectacle.
Annileen le regarda les rejoindre en soupirant. Ses gosses avaient déjà seize et dix-sept ans. Cesseraient-ils un jour de rivaliser entre eux ? Quel que soit le vainqueur de chacune de ces querelles, Annileen n’y gagnait toujours qu’une migraine de plus.
Et les goûts de Jabe en matière d’amis ne l’enthousiasmaient pas plus. Mullen Gault, autrefois un gamin ronchon, ne s’était pas amélioré, et Veeka n’en faisait qu’à sa tête depuis la mort de son jumeau. Annileen ne laissait pas Kallie approcher cette fille, de quelques années son aînée. Elle n’arrivait toutefois pas à maintenir Jabe à l’écart.
Derrière elle, quelqu’un la tira par la manche. Annileen crut une seconde qu’il s’agissait d’un Jawa. En se retournant, elle découvrit Erbaly Nap’tee.
— Travaillez-vous ici, jeune créature ? Je n’ai trouvé personne au comptoir.
Annileen soupira tout haut. Jetant son fusil sur son épaule, elle saisit doucement la Nikto et l’orienta face au chef des Jawas.
— Voilà. Madame, vous avez ma permission personnelle pour acheter des articles aux Jawas. Cadeau de la Concession de Dannar.
Le Jawa adressa un pépiement interloqué à Annileen lorsque la cliente âgée s’approcha de lui. Annileen haussa les épaules.
— Elle est à vendre si vous en voulez, dit-elle en filant examiner les produits qui descendaient de la rampe.
Il fallut moins de cinq minutes aux Jawas, rompus à cet exercice, pour décharger tout ce qui valait la peine d’être marchandé. Annileen passa l’ensemble en revue. Trop de droïdes, comme toujours. Elle n’en revendait pas.
Dannar n’avait jamais apprécié d’écouler des articles qu’il ne savait pas réparer, une sage politique. Garantir une machine qui risquait de provoquer un massacre dans la cuisine d’un client ne paraissait pas judicieux. Quant aux petits appareils, Annileen pouvait toutefois les vendre en l’état. En longeant la file, elle fut prise de remords, comme toujours : chacun avait été récupéré dans le foyer d’une famille de prospecteurs des collines qui n’avait pas réussi à le faire fonctionner. Elle reconnut une cuisinière au premier coup d’œil : elle l’avait déjà vendue trois fois.
— Togo togu ! Togo togu !
Annileen se retourna vers la rampe. Deux minuscules Jawas l’escaladaient en toute hâte, abandonnant un de leur congénère qui hurlait. Veeka et plusieurs ouvriers avaient formé un cercle et se lançaient comme un ballon le Jawa terrifié.
— Celui qui le lâche paie sa tournée ! cria Veeka, la voix rauque à force de rire.
— Hé ! s’exclama Annileen. Arrêtez ça !
Elle se précipita vers le groupe… et se figea en découvrant que son fils en faisait partie.
— Jabe ! hurla-t-elle, les yeux exorbités.
L’intéressé se retourna. Distrait, il rata le Jawa qu’on venait de lui envoyer. La petite créature poussa un couinement et détala vers la rampe.
Jabe avait entendu sa mère, mais les ouvriers, plus proches, l’exhortaient en vociférant :
— Paie ta tournée ! Paie ta tournée !
— Reste ici, toi ! dit Jabe en traversant le cercle d’un bond pour rattraper la créature d’un mètre de haut.
Annileen atteignit le pied de la rampe au moment où Jabe la gravissait en courant. L’adolescent disparut dans l’entrée obscure.
— Je t’ai eu, espèce de petit… aaaah !
Jabe reparut, les yeux écarquillés et le visage exsangue. Derrière lui, une ombre se détacha de l’entrée du char, une silhouette encapuchonnée et vêtue d’un manteau brun comme le Jawa qui venait de s’enfuir… mais deux fois plus grande. Dans sa fuite éperdue pour échapper au géant, Jabe trébucha et dégringola la rampe au montent où Veeka et les autres ouvriers dégainaient leurs blasters.
Annileen éclata de rire quand son fils atterrit à ses pieds.
— Baissez vos armes, les amis. Il ne s’agit pas du Vengeur Jawa géant.
Elle sourit lorsque son sauveur se tourna vers elle pour la saluer.
— Bonjour Ben, dit-elle. Bienvenue à la Concession !
L’intéressé baissa son capuchon.
— Bonjour.
Il leva les yeux et respira à fond, manifestement soulagé d’échapper à l’atmosphère nauséabonde du char des sables.
— J’espère n’avoir effrayé personne. Les Jawas ont eu l’amabilité de nous accueillir à bord.
Il siffla et Rooh apparut à l’entrée derrière lui. Il l’examina un instant et retrouva sa longe.
— Je serais sorti plus tôt, mais elle s’est un peu emmêlée à l’intérieur.
Ben regarda le bas de la rampe où Annileen se dressait au-dessus de Jabe.
— Le garçon va bien ?
— Ça fait un bail qu’il ne va plus très bien, répondit Annileen en saisissant le col de Jabe pour le remettre sur pied.
Elle le foudroya du regard.
— Je t’avais dit de surveiller les Jawas, pas de faire du sport avec. Maintenant, reviens par ici !
Jabe reprit docilement son fusil et se dirigea, penaud, vers l’extrémité la rangée d’articles. Il évita le regard de ses amis.
Ben et son eopie descendirent à terre.
— C’est votre fils ?
— Je dois bien l’admettre, à ma grande honte, dit Annileen en gloussant. Il a dû vous prendre pour un Jawa géant.
— Ah. À cause des yeux, sans doute.
— Ha ! Ha !
Tout en caressant Rooh. Ben considéra la boutique devant lui.
— Belle bâtisse !
— Pour un trou perdu comme celui-ci, ajouta Annileen.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Ce n’est rien, fit-elle en s’efforçant vainement de se rappeler la dernière fois que quelqu’un avait pris soin de ne pas l’offenser. Pas étonnant que ce soit joli. C’est à moi.
Ben entraîna sa bête vers le bâtiment et lut l’enseigne gravée. Du sable s’était incrusté dans certains creux.
— La Concession de Dannar.
— C’est lui qui l’a fondée et je l’ai rejoint ensuite, expliqua Annileen en sortant une friandise de sa poche pour l’eopie.
Quelle douce créature. Elle tient de son maître, pensa Annileen.
— Dannar, mon mari.
— Votre mari, répéta Ben en observant l’attroupement devant le char des sables.
Annileen caressa affectueusement la tête de Rooh.
— Aujourd’hui, il ne reste que moi… et les deux enfants que vous avez déjà rencontrés, dit-elle en souriant. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Votre invitation, répondit-il en désignant la bête. J’aurais besoin de nourriture pour Rooh.
Annileen se redressa.
— Vous êtes venu au bon endroit.
Elle se retourna vers l’immense véhicule contre lequel son fils s’était mollement adossé, les yeux dans le vide.
— Jabe ! Apporte de la nourriture pour eopie à ce monsieur ! Allez !
Le garçon leva les yeux.
— Mais je croyais que je devais tenir les Jawas à l’œil ?
— Oublie ça.
Les Jawas s’étaient attroupés autour d’Erbaly et communiquaient en piaillant de temps à autre tout en écoutant les questions de la vieille Nikto. Ils cherchent sans doute tous un moyen d’échapper à cette conversation, pensa Annileen.
— Le premier sac est un cadeau de la maison, dit-elle en regardant Ben.
Celui-ci baissa les yeux. Elle avait remarqué que cela lui arrivait souvent.
— Je vous en prie, vous ne me devez rien. J’ai de quoi payer…
— C’est pour m’avoir fait économiser les frais d’inhumation de ma fille. Par ailleurs, après y avoir goûté, Rooh vous ramènera ici toutes les semaines. On ne vend que le meilleur.
— Laissez-moi juste le temps de l’attacher, dit Ben en avisant l’enclos. Je savais qu’elle peinerait sous le poids de la nourriture, au retour, c’est pourquoi j’ai demandé aux Jawas de nous conduire.
Annileen le regarda entraîner sa bête vers le parc. Jabe s’écarta de l’entrée le temps de lui chuchoter :
— Tu as dit « Ben » ? C’est lui, le type ?
Elle rajusta son chapeau et souffla.
— Ouais. Il n’a que quelques jours de retard.
— Ben !
Jabe était entré dans la boutique moins de vingt secondes avant que sa mère et le visiteur n’en franchissent le seuil. Ce délai lui avait toutefois suffi pour informer sa sœur de l’arrivée de Ben, et Kallie avait eu le temps à son tour de mettre la vingtaine de clients au courant.
Ben adressa un signe à la jeune fille lorsqu’elle le rejoignit à l’entrée. Annileen constata qu’il avait déjà rabattu son capuchon sur sa tête. Elle ne lui en voulait pas le moins du monde.
— Bonjour Kallie, dit-il.
— Hé, vous vous rappelez ! exulta la jeune fille. Bienvenue dans notre magasin. Laissez-moi vous montrer…
— Ta place est dans l’enclos des dewbacks, la coupa Annileen.
— Oui, rétorqua Kallie en la pointant du doigt, mais c’est toi qui m’as demandé de travailler à l’intérieur. Allons, reprit-elle en saisissant la manche de Ben. Qu’est-ce qu’il vous faut ? Parce que vous savez qu’on l’a forcément.
— Eh bien, une de mes brides s’est rompue…
— À la sellerie !
La jeune fille l’entraîna au fond de la boutique, entre les curieux attablés. Annileen leur emboîta le pas, craignant que la dignité de son invité n’en pâtisse. Si Ben perçut les regards indiscrets, il ne le montra pas. Elle n’avait aucune intention, toutefois, de laisser un nouveau client se faire intimider. En particulier un client envers lequel elle se sentait redevable.
Debout à l’entrée d’une pièce minuscule, Ben examina les accessoires disponibles.
— C’était un placard, expliqua Kallie. Mais c’est le seul endroit de la boutique qui m’appartient.
Annileen tendit le bras pour sortir un présentoir à brides.
— Je me suis dit que ça l’occuperait, commenta-t-elle.
Ben se retourna vers l’échoppe pleine de clients venus faire des emplettes, manger, boire ou profiter des services postaux.
— Apparemment, vous avez déjà beaucoup de choses à faire.
— Qui n’incluent pas de rattraper les dewbacks enragés, dit Annileen en tendant la bride à Kallie et en lui montrant la sortie. Va l’ajuster pour lui.
Froissée d’être évincée de la sorte, la jeune fille sourit néanmoins à Ben en filant dehors.
— Je reviens !
— Je crois qu’elle va revenir, conclut Ben, pince-sans-rire.
Annileen fit traverser la zone du restaurant à Ben. Les convives en profitèrent pour l’assaillir de questions lors de cette véritable course d’obstacles. Qui était-il ? D’où venait-il ? Ignorait-il qu’aucune personne saine d’esprit ne se rendait dans les Cahots ? Où vivait-il et savait-il seulement régler son vaporateur ? Souhaitait-il acquérir un landspeeder pour éviter de faire du stop avec les Jawas ? Venait-il d’une autre planète et si oui, à quoi rimait tout ce chambardement au sujet de la République ? Voyant son invité blêmir devant cet interrogatoire, Annileen le poussa vers le devant de la boutique.
— Les courses avant la conférence de presse, annonça-t-elle.
— Mais bien sûr…
Bras croisés, Leelee considérait Ben comme seule une Zeltronne aguicheuse pouvait le faire.
— Vas-y, accapare-toi le nouveau venu, dit-elle.
Annileen se tourna pour chuchoter :
— Tu as un mari et cinq gosses !
— Et un cœur qui bat, rétorqua Leelee en faisant mine de prendre son propre pouls et en souriant. Ramène-le vite.
Le nouveau venu rentra encore plus la tête. Annileen regarda le long du rayon, inquiète. D’autres clients les épiaient… et les Gault étaient entrés pour examiner l’inconnu. Il fallait agir.
— Excusez-moi, dit-elle en abandonnant Ben près d’un présentoir à chemises.
Elle regagna son comptoir et grimpa dessus. Les mains en coupe, elle prit sa plus belle voix impérieuse pour crier à la cantonade :
— Votre attention ! Il s’agit d’une occasion unique : je lève l’embargo sur les Jawas ! Allez faire des affaires !
Il fallut un moment aux clients pour comprendre… puis ce fut la cohue. Ben s’écarta, stupéfait, devant le flot d’individus qui se précipitaient vers la sortie. Certains buveurs restèrent au bar, mais tous les curieux déguerpirent.
Ben leva les yeux avec une expression de gratitude évidente.
— J’imagine que ça n’arrive pas tous les jours.
— J’ai toujours dit que les Jawas finiraient bien par servir à quelque chose, répondit Annileen.
— On ne sait jamais à l’avance quel rôle chacun va jouer, murmura-t-il.
Il la regarda d’un air pensif en l’aidant à descendre de son perchoir.