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Le baquet métallique était plein. Voire archiplein. Annileen avait profité du calme pour accompagner Ben dans tous les rayons du magasin et l’aider à trouver les articles de sa liste, ainsi que beaucoup d’autres qui n’y figuraient pas. Elle lui signalait même les produits d’import bon marché et aussi performants que de coûteuses marchandises locales. Si un client habituel l’avait surprise, elle serait morte de honte.

Personne d’autre ne bénéficiait de ce genre de service.

Et il n’y était pas insensible, selon elle.

— Cette boutique fait partie de votre famille, avait-il fait remarquer.

Curieuse observation. Presque poétique, de la part d’un… d’un quoi, au juste ? Elle l’ignorait. Ben n’avait révélé aucune information substantielle.

— D’où venez-vous, Ben ?

— D’un peu partout, à vrai dire.

— Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Sur Tatooine ou à la boutique ?

— Que faites-vous ?

— Des choses et d’autres. Rien d’important.

Cette dernière affirmation pouvait décrire les deux tiers des clients d’Annileen. Même en discutant avec Bohmer, le Rodien qui ne parlait pas basic, elle en avait appris plus. Ben se contentait de réponses qui n’en étaient pas, mais si elles frustraient Annileen, elles n’étaient ni surprenantes ni vexantes. Aucun des consommateurs n’en révélait beaucoup à la première visite. Verbalement, en tout cas.

Leurs achats, au contraire, en disaient long. Et le baquet de Ben, une cuvette qui lui tenait lieu de panier pour le moment, regorgeait d’indices pour un œil de négociant.

Une tringle à rideaux : il ne campait pas. Des outils élémentaires : il n’était pas arrivé depuis longtemps. Des boîtes de pâte nutritive : il prévoyait un long séjour et vivait trop loin pour faire souvent les courses. Des bidons de solvant industriel : il envisageait un grand nettoyage.

Et des chiffons. Qui aurait acheté des chiffons ? Quelqu’un qui voyageait léger et ne disposait pas de vieux habits à sacrifier.

Finalement s’y ajoutait cet ultime détail qu’Annileen avait failli manquer : un oreiller. Un seul.

En arpentant nonchalamment les rayons, elle découvrit d’autres renseignements sur Ben entre les interruptions de Kallie qui revenait sans cesse les informer de ses progrès. Comme ils n’avaient pu trouver de harnachement à la taille de l’eopie de Ben dans la réserve, la jeune fille avait entrepris d’improviser un substitut à l’aide de pièces détachées. Elle avait attaché deux petits sacs de fourrage à un troisième pour fabriquer un panier de selle, et passé une demi-heure à en augmenter la charge. Annileen et Ben n’entendirent que deux fois le bêlement surpris d’un animal qui avait basculé sous le poids, dehors.

— Kallie croit bien faire, avait commenté Annileen.

Ben ne semblait pas inquiet.

Et bien qu’il parût au fait de la vie dans le désert, Annileen en venait à penser qu’il ne connaissait pas grand-chose à Tatooine. Toutes les planètes désertiques se ressemblaient… à quelques différences près. Nombre d’immigrants trop sûrs d’eux en avaient fait les frais. Un Géonosien s’était ruiné pour protéger sa maison contre des crues subites qui n’existaient que dans ses souvenirs de son monde natal.

Toutefois, à mesure que les clients réintégraient un par un le magasin, Ben paraissait impatient d’en finir.

— Ça devrait suffire, déclara-t-il.

— Vous êtes sûr ? Je ne vous pousse pas à la consommation, vous savez.

— Je crains juste d’avoir besoin d’un deuxième eopie avant qu’on n’en ait terminé.

— Nous en vendons aussi, annonça Annileen en riant.

Elle déposa la brassée de produits qu’elle portait sur le comptoir pendant que Ben laissait son baquet de métal sur le sol en synthéroc.

— Très bien, dit-il. Une seule caissière, pas d’attente.

Piétinant sur place, il fouilla sa poche.

— Est-ce que les heu… crédits de la République sont toujours acceptés ?

— Ils n’ont jamais cessé de l’être, répondit-elle en s’installant derrière sa caisse. On ne s’intéresse pas vraiment à la politique. Laissez-moi m’occuper des articles au détail en premier, et nous finirons par le contenu du baquet.

En ajoutant les objets à son ardoise déjà conséquente, elle remarqua que lui-même faisait le compte au fur et à mesure. Il ne s’agissait pas de la vigilance nerveuse des clients fauchés, mais il n’en calculait pas moins. Il peut donc se permettre un tel achat, pensa-t-elle, mais il ne dépense pas pour autant sans compter.

— Regardez-moi ça, fit une voix bourrue. On dirait que quelqu’un fait des courses !

Annileen découvrit Mullen qui venait de passer le seuil avec sa sœur Veeka. Derrière eux rôdait Zedd, un de leurs complices lanceurs de Jawa. La musculeuse brute, qu’on aurait pu prendre pour un non humain, arborait un œil au beurre noir. Annileen avait entendu dire que Zedd le devait à une altercation avec un Wookiee d’Anachore, une histoire de manquement à l’étiquette. L’ouvrier y avait également laissé quelques dents. Sa convalescence ayant donné à Jabe l’occasion d’intégrer l’équipe de maintenance des Gault, Annileen était ravie de le revoir au travail.

Mais pas de le voir ici, à cet instant précis. Les mauvaises manières de Mullen s’aggravaient encore lorsque sa brute domestique l’accompagnait. Les portes claquèrent derrière le trio qui s’achemina résolument vers le comptoir.

— Étonnant de vous voir acheter ici, plutôt que chez vos p’tits copains, déclara Mullen en s’approchant de Ben par-derrière. Les gens bien se font pas conduire par les Jawas.

— Ça ne vaut pas un trajet en navette, effectivement, rétorqua Ben sans lever les yeux du linge qu’il pliait et triait sur le comptoir.

Annileen interrompit son propre calcul.

— Un peu de tenue, Mullen.

— C’est vrai. Rappelle-toi, c’est le grand héros ! s’exclama Veeka, qui se posta près de Ben en se pavanant.

Elle se hissa sur le comptoir et faillit renverser l’impeccable pile de linge par terre.

— Fiche le camp d’ici, dit Annileen en poussant la jeune femme.

Veeka ne bougea pas.

Ben enfourna ses achats dans sa nouvelle taie d’oreiller.

— Tout va bien, dit-il doucement. Ils sont juste un peu remontés.

— Ils ont abusé du remontant, oui ! fit Annileen en lénifiant Veeka. Une heure à peine après déjeuner. Bravo.

Elle regretta une fois encore que Dannar ait jugé bon d’ouvrir le bar en permanence. Un coup d’œil en direction de Mullen et de Zedd lui confirma que tous deux étaient éméchés.

— Vous n’avez pas de vaporateurs à gérer ? demanda-t-elle.

Mullen rota.

— C’est nos machines. Et on les répare quand on veut.

— Je ne crois pas que ton père serait d’accord, rétorqua Annileen.

Mullen s’agenouilla auprès du baquet, aux pieds de Ben.

— En voilà, un bazar. Il a de quoi payer, au moins ?

Il s’empara d’une anse de l’objet pour l’attirer à lui. Si Ben s’offensa de voir l’homme fouiller ses achats, il ne le montra pas, et ne parut même pas le remarquer.

— Je ne lui ferais pas confiance à ta place, conclut Mullen.

Annileen posa bruyamment son datapad sur le comptoir.

— Ça suffit, vous tous ! s’exclama-t-elle. Aux dernières nouvelles, Mullen Gault, ton nom ne figurait pas sur l’acte de propriété, ni sur aucun autre document, à l’exception peut-être de ce mandat d’arrêt à Mos Entha. Pourquoi n’y retournerais-tu pas ?

Veeka se faufila jusqu’à Ben, tendit la main et lui releva le menton.

— Pas mal, dit-elle en lui redressant la tête comme un éleveur examinant du bétail. Quoiqu’un peu maigrichon.

— Encore un bouseux qui crève de faim dans les étendues, fit Mullen, toujours accroupi à la gauche de Ben. Il ne cherchait pas à sauver Kallie, en fait : il voulait juste bouffer le dewback !

Derrière eux, Zedd s’esclaffa.

Veeka pinça le menton barbu de Ben entre le pouce et l’index.

— Je sais pas. Je verrais aucun inconvénient à ce qu’il me sauve, moi.

Elle le tourna vers elle en le gratifiant d’un regard lubrique.

— Qu’est-ce que t’en penses, Bennie ? Tu voudrais pas plutôt protéger une adulte pour changer ?

— Bien sûr que si, répondit poliment Ben. Vous n’aurez qu’à m’avertir quand vous en verrez une.

Annileen éclata de rire.

En l’entendant se moquer de Veeka, Zedd se précipita. Comme la moitié des ouvriers des Gault, cette brute croyait que le firmament ne s’illuminait que par la grâce de la fille du patron. Mullen n’ayant pas bougé de sa place près du baquet, Zedd saisit l’épaule de l’étranger dans un vertueux élan d’indignation.

Ce fut alors que tout commença.

Kallie fit irruption par l’entrée de la cour à bestiaux, à droite du groupe. Elle tenait l’aiguillon à bantha de l’incident avec Jabe, dernier d’une série d’accessoires qu’elle rapportait à la sellerie dans un effort tenace pour voir Ben. Elle vit son fringant héros qui patientait d’un air gêné au comptoir, et Veeka perchée devant lui dans une pose lascive.

Abasourdie, furieuse et persuadée depuis longtemps que la mort n’avait pas emporté le bon jumeau Gault, Kallie brandit son aiguillon. En percevant la lueur assassine dans les yeux de sa fille, Annileen saisit Veeka par le col. Tandis que sa mère s’efforçait de mettre la jeune femme hors de danger, Kallie abattit sa matraque en direction du pied droit de Veeka, qui pendait par-dessus le comptoir.

En une seconde, le mal était fait. Annileen vit Ben esquiver l’aiguillon en levant imperceptiblement la main. Ce fut à cet instant précis que la matraque, pourtant pourvue d’une poignée antidérapante brevetée, échappa à Kallie. Son extrémité électrifiée rebondit sans dommages sur le comptoir, manquant de peu la botte de Veeka et le torse de Ben. Ce dernier pivota à quatre-vingt-dix degrés et l’instrument lui frôla les genoux. L’aiguillon acheva sa trajectoire à la verticale, planté dans le baquet métallique qui contenait ses courses.

Baquet métallique que Mullen Gault n’avait pas lâché.

Avec un crépitement sonore et un éclair, l’appareil déchargea entièrement ses batteries. Le tocsin des Colons n’avait jamais sonné si fort que le ululement de Mullen à cet instant. Estomaquée, Veeka bascula contre Annileen. Sous le poids, cette dernière tomba à la renverse et toutes deux s’effondrèrent en tas derrière le comptoir.

Annileen se débattit pour se dégager et se releva. La première chose qu’elle vit fut Zedd : le colosse fixait Mullen, qui se tordait de douleur par terre, d’un air ahuri. La brute chargea Ben en grognant. Plus âgé mais plus petit, ce dernier esquiva lestement et Zedd s’écrasa contre un tas de bidons de lait de chaux. La collision, quoique pas aussi sonore que le cri de Mullen, provoqua une belle pagaille.

Sans un mot, Ben se tourna, s’inclina face à Annileen et Kallie, les seules à être restées debout, et abattit une pile de crédits sur le comptoir. Puis il ramassa sa taie d’oreiller remplie et sortit vivement par la porte de la cour à bestiaux.

Stupéfaite, Annileen franchit le comptoir d’un bond, manquant de peu de piétiner Mullen qui se tortillait toujours en gémissant. Le baquet gisait à l’abandon. Elle sa précipita vers le seuil, d’où Kallie appelait l’étranger.

Un chaos pire encore régnait dehors. Lorsque Mullen avait hurlé lors de son électrocution, quelques secondes plus tôt, les Jawas en avaient conclu qu’un logra, un prédateur souterrain friand de la chair des petits marchands, avait fait surface à l’intérieur. Ils coupaient court aux transactions et remballaient leur marchandise dans le char des sables sous les huées des clients mécontents. Deux bagarres sans aucun rapport avaient éclaté.

Et au loin, derrière l’engin sur chenilles qui accélérait, Ben et Rooh s’élançaient dans le désert. Désemparée, Annileen se lança sur leurs traces pour lui signaler qu’il oubliait une partie de ses courses.

Mais Erbaly Nap’tee l’intercepta à l’entrée.

— Le petit bonhomme aux yeux brillants m’a adressée à vous, dit la Nikto. Vous travaillez ici ?