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Le peuple des sables devait s’accommoder chaque jour de ses plaies. Dès la naissance on emmaillotait les bébés dans des bandages. Les sages-femmes s’activaient si vite qu’A’Yark n’avait jamais vu le visage de ses enfants. À travers leurs petits filtres buccaux, ils poussaient des cris métalliques et déchirants. Les petits n’étaient pas en mesure de comprendre la malédiction de l’existence, ni la honte qu’il y avait à dévoiler sa peau. Mais ils s’accoutumaient bien vite au supplice corporel que leur infligeaient les bandelettes.

On devait se contenter de subir ces lésions, innombrables au cours d’une vie. K’Sheek avait mis du temps à l’apprendre, des années auparavant : la captive humaine avait cru qu’on pouvait changer ses bandages par souci de propreté ou de confort. Elle se trompait. Les membres du peuple des sables ajoutaient de nouvelles bandelettes en grandissant, chaque strate témoignant de leur intrépidité et de leur capacité de survie. Quand un caillou s’y logeait, on le recouvrait tout simplement. Le furoncle qu’il provoquait devenait un souvenir du passé. La peau des plantes-entonnoirs poussait par-dessus leurs blessures : les Tuskens pouvaient les imiter.

A’Yark comprit que la défaite faisait partie des plaies auxquelles le peuple des sables devait s’habituer. Il fallait ressentir profondément chaque échec… et ne jamais l’oublier. Et après le massacre de la gorge, A’Yark l’avait ressenti chaque fois qu’elle ouvrait les yeux. Aux Piliers, les survivants misérables s’accrochaient à la vie comme du lichen. Durant les premiers jours, les pires, la poignée de guerriers qui restait avait lancé de pathétiques expéditions pour trouver des calebasses de hubba. Quelles fières opérations !

Des querelles avaient éclaté. A’Yark courait moins de risques cependant, puisque la plupart de ses rivaux avaient succombé. Mais les anciens qui tournaient en rond en ressassant leur misérable sort, affligés, l’irritaient au plus haut point.

Pour couronner le tout, le puits sacré des Piliers, d’ordinaire fiable, était désormais à sec la plupart du temps. Le massacre n’avait pas vraiment réduit les besoins du clan : il lui restait un troupeau de banthas sans cavaliers sur les bras. Les massacrer n’avait aucun sens, quoi qu’en dise la tradition. Les anxieux avaient aussi reproché le problème d’eau à A’Yark et au raid manqué, même après avoir eu vent de soucis semblables chez les autres clans. Quand Tatooine en voulait à ses occupants, tous les hommes des sables souffraient, et pas juste une tribu.

A’Yark n’avait pas l’occasion de se plaindre. Elle avait passé le plus clair de son temps à empêcher la dissolution du groupe, mais en gardant quelques heures pour une mission essentielle : surveiller Ben.

L’antre de l’humain était tout proche : vers l’ouest, le long de la frontière nord du Jundland. A’Yark l’avait retrouvé facilement. Le vent ne soufflait pas fort et malgré l’habileté avec laquelle Ben avait dissimulé ses traces, personne ne pouvait suivre une piste aussi bien qu’un Tusken.

Ben n’était pas retourné à l’oasis depuis des jours. A’Yark se demandait pourquoi. Ne protégeait-il pas l’humaine Annileen ? Le domaine de l’oasis était sa maison, à elle. Avait-elle emménagé chez lui ? A’Yark l’ignorait… mais ne se risquerait pas là-bas pour s’en assurer. Ç’aurait été de la folie à présent.

Un jour, A’Yark avait vu Ben chevaucher vers l’est. On trouvait des villes dans cette direction, mais au lieu d’emprunter l’itinéraire le plus court, il longeait les crêtes en évitant les villages. Incapable de s’éloigner de peur d’abandonner son clan sans défense, A’Yark l’avait perdu.

Elle s’était donc assise auprès de son bantha pour attendre. Et épier.

Ben était rentré chez lui le lendemain. Il ne ramenait que l’équipement de camping qu’il avait pris avec lui. Quelle que fût la raison de son départ, il ne s’agissait pas de se ravitailler.

Quelles motivations animaient les humains ? A’Yark regrettait de n’avoir pas écouté plus souvent Sharad Hett. Il rechignait à parler de son ancienne vie auprès des étrangers. Après tout, c’est ce qui l’avait poussé à rejoindre les Tuskens. A’Yark n’avait même pas posé beaucoup de questions à K’Sheek. Les hommes des sables ne cherchaient pas à comprendre leurs ennemis. Il leur suffisait de savoir que ces derniers saignaient et mouraient quand on les attaquait.

Mais à présent, à la tête d’une tribu impuissante, A’Yark était forcée de comprendre. Ce Ben devait vouloir quelque chose, comme tous les êtres. L’objet de son désir, celui qui régissait ses mœurs et ses déplacements, se trouvait-il à l’est ?

A’Yark devrait y réfléchir plus tard. Les cueilleurs de calebasses tardaient à rentrer. Même ça, ils ne le font pas bien. A’Yark finit d’aiguiser la pointe de son gaderffii et descendit des Piliers vers la plaine désertique.

Loin au nord-est, un curieux spectacle l’attendait. Des banthas apparaissaient un par un à l’horizon. L’aîné des cueilleurs chevauchait l’animal de tête. La quatrième et dernière bête, un câble autour du cou, tractait un engin semblable à un landspeeder. Sauf qu’il paraissait trois fois plus long que tous ceux qu’A’Yark avait déjà vus.

— Quoi encore ?

Brandissant son gaderffii avec indignation, A’Yark courut en essayant d’attirer l’attention de la caravane improvisée. L’aéroglisseur, pourvu d’un large plateau à l’arrière, transportait une énorme cargaison.

Une tour de vaporateur.

A’Yark s’arrêta en dérapant. Un jeune Tusken avait pris les commandes du véhicule, qu’il pilotait d’une façon fort peu orthodoxe. L’engin avançait par à-coups, cognant les pattes arrière du bantha irrité qui le précédait. Il émettait des gerbes d’étincelles et de la fumée sortait du capot : une fois arrêté, il ne repartirait plus.

En avisant A’Yark, les chevaucheurs de banthas se figèrent, provoquant un nouveau choc entre le landspeeder et l’animal. Celui-ci beugla et rua contre le véhicule en suspension, qui flageola sous ses énormes pattes.

A’Yark ne savait pas quel guerrier elle devait frapper en premier. Elle choisit le pilote en herbe.

— Un Colon l’a abandonné ! se récria-t-il.

— Et vous ne l’avez pas tué ? s’enquit-elle.

Le ton du chef de guerre suffisait : le jeune guerrier baissa la tête, honteux.

— Ils se sont enfuis. Le trophée nous semblait plus important.

— Le trophée ! s’écria A’Yark en longeant le plateau. Qu’allons-nous faire de ça ?

Elle abattit bruyamment son gaderffii sur le vaporateur.

— Êtes-vous devenus des Jawas ? Prêts à vendre de la ferraille en échange de quelques miettes ?

— Ça produit de l’eau, dit le cavalier du bantha de tête. De l’eau ! Nous avons besoin…

— Je sais ce que ça produit !

A’Yark lorgna l’abomination métallique, surprise qu’un Tusken ignorât le blasphème qu’elle représentait par rapport à l’ordre naturel.

— Les Colons profanent la terre avec leurs vaporateurs. Nous les détruisons. Nous ne…

A’Yark s’interrompit.

— Attendez, dit-elle en réfléchissant, avant de se tourner vers le cavalier. Avez-vous pris cette chose dans la ferme de Grand-Sourire ?

— Le chef de guerre de l’oasis… et de la gorge ?

Le pilote se recroquevilla sur son siège. Le souvenir du massacre était encore frais dans les mémoires.

— Non. Tu nous as ordonné de rester à l’écart de son domaine. L’engin vient d’ailleurs.

Eh bien, au moins ont-ils écouté une chose, pensa A’Yark. Sa mission de reconnaissance lui avait permis d’évaluer quelle étendue de territoire Grand-Sourire considérait comme sienne. Lui dérober son bien, c’était encourir de nouveau les foudres de ses troupes. A’Yark ne rechignait jamais à se battre, mais les autres n’étaient pas prêts pour une telle rencontre. Mieux valait l’éviter.

Des bruits parvinrent de la formation rocheuse. En se retournant, A’Yark aperçut des enfants curieux qui épiaient les nouveaux arrivants d’en haut. D’autres détecteraient l’immense appareil s’ils le laissaient à l’entrée des brèches. A’Yark tendit son gaderffii et gronda un ordre.

— Cette chose tiendra dans la grotte sous le surplomb, Emmenez-la… sans la casser.

Les jeunes guerriers se regardèrent, surpris de ce revirement. Le cri d’A’Yark les sortit de leur perplexité.

Elle les laissa passer, pensive. Elle ignorait si cette chose pouvait leur servir, et à quoi. Mais dans cette situation désespérée, même un objet dépourvu de sens pour les Tuskens pourrait jouer un rôle dans l’affrontement contre les Colons. Il suffisait d’un caillou pour ouvrir une plaie.