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Jouer
Communiqué no 25
Anywhere inside your brain
Anywhere inside your brain
Foule sous hallucinogène qui peu à peu se délite,
retrouvant ses singularités individuelles au moment même où elles
vont mourir. Quarante-huit heures de fête en continu puis,
progressivement, les premiers cas, l’accélération de la courbe, sa
dynamique explosive, la pandémie express.
Le Monde est une fête ! La vie est un
jeu !
Des grappes de danseurs s’effondrent sur leurs
chars de parade, dans leurs vomissures, leurs crachats
sanguinolents ou leurs excréments, des femmes, des enfants, des
adolescents, des homos, des hétéros, des quadras ou des
quinquagénaires se cassent en deux au-dessus de l’asphalte, se
prostrent sur un coin de trottoir, contre une porte, une vitrine.
Les regards injectés de sang et de terreur panique.
Vous les voyez, puisque je l’écris, vous y êtes,
puisque j’y suis.
La foule en liesse a parfaitement accompli sa
tâche. Je n’ai eu qu’à la suivre pour mieux la devancer, je n’ai eu
qu’à m’y fondre pour l’avaler tout entière, je n’ai eu qu’à la
traverser pour m’y implanter à jamais.
Je n’ai eu qu’à être avec elle pour qu’elle se
contamine elle-même, comme affectée d’une étrange et collective
maladie auto-immune.
L’effet des bacilles tueurs se conjugue à celui
des puissants psychotropes en circulation, les gens ne savent pas
s’ils sont en train de basculer dans un bad
trip lié à leur consommation d’hallucinogènes ou si cela
leur arrive réellement.
Ma dualité vient une dernière fois circonscrire
leur cerveau tandis qu’ils meurent, fiction ? Réalité ?
Beaucoup d’entre eux seront dans l’incapacité de savoir avec
certitude s’ils sont en train d’y passer ou non, certains ne se
rendront compte de rien, d’autres sombreront dans un cauchemar plus
vrai que nature.
Ils se contamineront les uns les autres, de tous
les agents pathogènes que j’aurai semés dans leurs corps agglutinés
qui ne se sépareront que dans la mort.
Observez ces visages convulsés, ces yeux rayés de
frénésie, ces contractions musculaires, ces fièvres subites
engluant les corps, ces évanouissements soudains, ou cette torpeur
qui ralentit progressivement les organismes, examinez avec la plus
grande attention ces crises de vomissements toujours plus
violentes, le sang craché en tous sens à chaque expectoration,
disséminant toujours plus les armées de tueurs invisibles,
détaillez les corps allongés sur les grandes avenues et les rues
adjacentes, les chars arrêtés au milieu de la chaussée, avec leurs
cargaisons de danseurs immobiles, couchés à terre.
Les sirènes des ambulances résonnent de nouveau
dans Berlin, telle une immense symphonie par moi orchestrée, tout
comme mon Frère avait dirigé les mêmes hululements de sa main de
maître, lors des bombardements russes et alliés sur la ville du
Reich.
Les cris – la peur, les
gémissements – la douleur, les plaintes – le
désespoir, les pleurs – la panique, le
mutisme – la terreur.
Voici la chorale, voici les voix venues du
cataclysme enfoui sous la fausse mémoire, voici le Requiem pour un
Reich Quatrième, celui qui s’est capillarisé depuis le cadavre du
précédent dans tout ce naturisme, romantisme, jeunisme, qui avaient
justement présidé à la fondation du régime politique dont mon Frère
hâta l’édification comme la chute.
Le Quatrième Reich est une simple copie invertie
du précédent : mêmes manifestations de masse, même mélange de
pacifisme myope et de violence aveugle, même usage de la technique
comme publicité et communication, mêmes transcendances de
substitution, même crime perpétré contre l’intelligence et la
beauté, on y sent toute la patte d’orfèvre en la matière de mon
Frère.
Et moi, avec son plein accord, je suis venu mettre
un terme à toutes les « alliances » qu’il a passées avec
vous. C’est moi qui viens relever les compteurs, et mon Frère ne
fait jamais dans l’insignifiant à ce titre, des compteurs à
relever, il y en a un tel nombre que cela dépasse toute tentative
comptable.
Je vais faire de mon mieux, néanmoins.
J’ai tenté de vous l’expliquer, j’espère que vous
avez saisi l’importance de la chose : je n’ai plus besoin
d’images, ni d’écrans de télévision, de routeurs Internet, je n’ai
plus besoin de tout ce hardware puisque
je suis devenu le software de vos
cerveaux.
C’est cela la littérature, le moyen d’implanter
directement une pensée dans un autre crâne, une parole dans un
autre corps que le sien, des images vues par d’autres yeux, des
sons entendus par d’autres oreilles que celles de celui qui
écrit.
Je suis en vous. Avec tous les autres.
Vous avez voulu me suivre, vous ne saviez pas que
ma destination finale se cachait au cœur de vous-mêmes.
Je vous l’ai dit, pourtant, vous allez maintenant
être mes associés. Vous êtes tous, je vous le rappelle, demi-frères
et demi-sœurs, vous êtes ensemble, tous
ensemble, une seule et unique famille incestueuse, et vous
êtes tous absolument seuls, vous êtes divisés à l’infini et vous
êtes une masse monolithique, vous êtes tous en pleine montée
d’acide alors que les volutes électroniques fusent vers le ciel,
vous vous mouvez à leurs rythmes et pourtant vos crânes sont fermés
à tous les autres, vous dansez sous la voûte des étoiles mais vous
ne les voyez pas en train de s’abattre sur vous.
Ici, en pleine Love Parade, je viens d’inventer un
jeu. Un jeu passionnant où vous serez tous engagés en tant que
participants actifs, un jeu qui va vous donner le contrôle de la
vie et de la mort que je suis à même de largement distribuer.
La vie et la mort de milliers d’individus.
Vous allez comprendre, restez branchés sur le Net,
allumez votre téléviseur, sur n’importe quelle chaîne, peu importe,
j’écris tout cela dans votre cerveau. Vous êtes mes marionnettes,
et le jeu vous plaira autant qu’à moi, puisque tel est votre
rôle.
Certains idiots savants croient, ou font semblant
de croire – pour nous, cela revient au même –, que
l’écrivain doit se poser la question de savoir s’il doit agir comme
un « Dieu » ou un « démiurge » par rapport aux
personnages et aux mondes qu’il décrit.
Quelles sinistres foutaises, qui ne parviennent
même pas à me dérider.
Bien sûr que l’écrivain est un « Dieu »
ou disons un « démiurge » lors de son acte
créateur.
Sauf que ce n’est pas du tout en rapport avec les
personnages de son roman.
C’est en rapport avec les personnes qui le
lisent.
Vous allez en avoir la démonstration
immédiate.
Communiqué no 26
Commençons notre Grand Jeu de la Logique Insensée
avec la première de mes nouvelles machines. Mes machines de masse.
Mes stratagèmes de destruction à haute intensité.
Commençons avec la première des dualités que j’ai
mises en place, ce sera la plus simple, il vous faudra ensuite
franchir des niveaux de complexité comme dans n’importe lequel des
jeux vidéo. Mais cette fois, la Fête c’est le monde, et c’est le
Jeu qui est la vie.
Le jeu est d’une simplicité effarante, celui de
toute élection moderne, celui des émissions de téléréalité, celui
qui fait de nous ce que nous sommes : Oui. Non.
La logique binaire à son état le plus pur, la
dialectique comme horizon et comme zénith.
Vous allez apprendre très vite.
Vous ne pouvez l’oublier, je me suis inoculé une
batterie de bacilles hautement pathogènes, grâce aux aimables
complicités de mon Frère ; je suis une usine à toxines
vivante, si le mot revêt quelque sens pour moi. Botulisme, anthrax,
sras peste, grippe aviaire, tuberculose, bactérie C-difficile, je
suis une bombe bactériologique. Une bombe qui n’explose qu’à
l’intérieur de vos organismes, une bombe invisible, une bombe qui
devient vous. Mieux encore, nouvelle orbite franchie : j’ai
décidé de pimenter la bactériologie avec ce qui se fait de mieux en
guise de matières fissiles : cobalt 60,
polonium 210, radium, césium, et même quelques microgrammes de
plutonium. Et voyez jusqu’à quelles limites je repousse sans cesse
mon sens de la perfection et du loisir festif : à cette fatale
combinaison j’ai ajouté quelques onces de très violents
neuroxiques, VX, sarin, bien connus pour leur effets quasi
immédiats, surtout dans les espaces confinés.
Micro-organismes, rayonnements, toxiques de
dernière génération, voici la convergence des guerres invisibles,
voici la Très Démoniaque Trinité Invertie, voici votre futur, voici
ce qui est vie, lumière, chimie, devenu agents de mort, ténèbres,
magie noire.
Me voici, parmi vous.
1) Je déambule au milieu d’une foule, n’importe où
dans le Monde, là où me guide le hasard, le seul dieu en lequel je
puis croire, je croise des masses dansantes, ou prolétarisées, les
chars de parade, les autobus matinaux et les voitures du samedi
soir, les exhibitions de fiertés
autocentrées, ethniques, sexuelles, culturelles, ou les
manifestations humanitaires officielles, je marche, parfois à
contre-courant, parfois en me laissant guider par la dynamique de
la foule.
2) Grâce aux pouvoirs légués par mon frère je
contrôle totalement les émanations pandémiques et radioactives, je
suis capable de retenir momentanément le flot microbiologique ou de
rayonnements mortels, mais il me faut aussi régulièrement le
libérer.
3) Aussi grâce à un système très simple, né de ce
processeur cérébral qu’est la littérature, je peux vous montrer,
comme avec un petit rayon laser, les groupes d’hommes et de femmes
qui sont mes cibles potentielles. Un souffle, un peu de sueur, de
minuscules morceaux de peau, et maintenant quelques pulvérisations
de matières fissiles ou neurotoxiques, cela suffit amplement, je
vous l’ai démontré à Berlin. Et comme le disait l’allié malchanceux
de mon Frère : Aujourd’hui Berlin, demain
le Monde. Et avec moi, demain, c’est tout de suite.
4) C’est vous qui choisissez. Je vous l’ai déjà
indiqué, le Diable est un démocrate absolu, il fera confiance à ce
qu’il lira dans vos cerveaux, comme si vous étiez connectés par
Internet avec mon ancien site web.
5) C’est ce qui se produit au demeurant. Sauf que
le site web est en moi, mieux, il est moi maintenant, et vous êtes
connectés à mon cerveau, à ma machine, celle qui écrit dans vos
cerveaux, dans vos machines à penser.
Oui. Non. Vous devez juste choisir, sachant que,
régulièrement, je dois vider mon organisme des agents pathogènes et
des radiations qui s’y trouvent. Oui. Non. C’est donc à vous de
bien peser vos décisions, de bien réfléchir quant à vos choix,
c’est à vous qu’il convient d’être des Dieux sur la terre, comme
vous semblez tant le souhaiter. Vous avez la vie de dizaines de
milliers de personnes entre les mains à chaque fois, à chaque
« étape » du jeu : Osaka, Moscou, Le Caire, Paris,
Istanbul, New Delhi, Shangai, Buenos Aires, Téhéran, Sydney, Lagos,
Helsinki, Vienne, Kuala Lumpur, Bangkok, New York… Suivez bien mes
déplacements sur le globe, et surtout suivez bien le déplacement
des petites lumières rouges sur les « individus » qui
composent ces masses matriculées pour l’abattoir au milieu de leurs
autocommémorations festivalières, ne les perdez pas de vue, elles
indiquent jusqu’à quel point vous êtes capables d’envoyer
consciemment des foules entières à la mort pour sauver d’autres
foules, aussi fières les unes que les autres
d’être ce qu’elles sont. Je vous apprends la sélection
naturelle. Je vous apprends la rampe de sélection finale. Je vous
apprends le monde que vous avez fait, avec l’aide de mon
Frère.
Nous sommes dans le métro parisien. Un jeudi soir.
Il est six heures très exactement, l’heure de pointe, les wagons et
les quais sont bondés.
Ligne La Défense-Château de Vincennes, une ligne
très fréquentée, qui traverse la capitale en son centre d’est en
ouest et retour.
Je suis là.
Bonjour tout le monde.
Ma nouvelle dualité s’appuie sur le rapport entre
singularités et masses statistiques, vous allez voir, je sens que
vous allez adorer.
Je suis dans cette voiture de la ligne 1,
autour de moi, compressés tels des stocks de matériel, les êtres
humains qui ne sont coupables de rien, sinon de continuer à vaquer
à leurs occupations quotidiennes alors que jamais le règne de mon
Frère n’a à ce point dominé les esprits de cette planète, avec son
cortège d’abominations.
Ils ne sont coupables de rien. Rien du tout, et
cette fois-ci c’est vrai, y compris sur le plan de notre logique
insensée.
Sauf si nous en venons à son ultime
réversion : c’est parce qu’ils ne sont coupables de rien,
incapables même du moindre crime, qu’ils sont sans doute les plus
innocents-bourreaux que nous ayons eu à rencontrer jusqu’ici. Ils
n’ont rien fait, ni pour ni contre, ils n’ont rien vu, rien
entendu, rien dit, ils sont restés totalement indifférents, non
seulement ils ne savent pas ce qu’ils font, mais ils ignorent, dans
leur apophasie de confort, qu’ils font quelque chose de démoniaque
en ne faisant rien, c’est-à-dire en donnant une existence
paradoxale au Néant, soit le domaine qui est le nôtre, à mon Frère
et à moi. Ils sont restés in-différents, ils sont restés avec eux-mêmes comme
seule différence acceptable.
Mais maintenant, c’est moi qui suis en eux, dans
leur monde de troglodytes ouvriers-bourgeois, dans ce tunnel où le
métro fonce entre deux stations.
Maintenant voyez leurs visages en gros plan, un à
un. Attachons-nous à ce qui reste de leurs singularités car il est
fort probable qu’elles vivent ici leurs derniers instants.
Regardez comme cela va être simple. Sur la moitié
des visages que vous êtes en train de contempler, vous pouvez
apercevoir un petit signe lumineux juste au milieu du front, un
signe de couleur rouge feu, en forme de croix, comme celle d’un
collimateur. Les croix, mon Frère et moi, ça nous connaît.
Chacun des êtres marqués sera contaminé par mon
kit bactériologique/toxique/radioactif. L’autre moitié survivra. En
tout cas pour le moment. C’est aussi simple que cela, c’est à vous
de choisir. Le Diable est un démocrate, dois-je le répéter, il
suivra la voix de la majorité, sans la moindre hésitation, avec
nous, le nombre a toujours raison.
La Fête est le monde ! Le Jeu c’est la
vie !
Je suis le software de
vos cerveaux. Pour jouer avec moi, vous n’aurez nul besoin d’une
autre technologie que celle dont « la nature » vous a
doté.
Je ne dispose plus de caméras, d’ordinateurs, de
routeurs, non seulement je suis le web en son entier, et chaque
cellule qui le compose, mais j’ai accès à chacun de vos cortex,
chacune de vos mémoires, chacun de vos gouffres, vous n’avez donc
qu’à imaginer, de vous-mêmes, en vous-mêmes, le clavier et l’écran
avec lesquels vous allez communiquer avec moi, pour exercer votre
droit de vote lors des grandes sélections.
Je suis le software de
votre cerveau, j’y écris tout ce que je veux, tout ce que je fais,
tout ce que je détruis. J’y écris tout ce que vous êtes.
Je pense que vous l’avez bien mérité.
Regardez donc le résultat de votre choix dans le
métro parisien :
Dans le premier wagon, vous avez opté pour ma
sélection initiale, en quelques minutes, non seulement la moitié
des voyageurs ont été contaminés mais par leurs déplacements
incessants sous la terre de cette bonne ville de Paris, ils ont
colporté virus et bacilles d’un bout à l’autre de la capitale,
jusque dans les plus lointaines banlieues. Ils seront simplement
les premiers à mourir.
Comme ce jeune bébé qui se met à hurler dans les
bras de sa mère alors que des filets de sang coulent lentement de
sa bouche grande ouverte. Regardez ce couple de vieillards qui
s’enlacent sur le sol, comprenant à peine ce qui leur arrive et se
tenant l’un l’autre jusqu’au dernier instant, alors qu’autour
d’eux, les premières victimes de l’anthrax, du VX, du polonium ou
de ma souche tuberculeuse virulente s’effondrent et se prostrent à
terre, et que tous les autres s’apprêtent à fuir en courant dès
l’ouverture des portes, laissant les morts avec les demi-morts, les
abandonnant à leur sort, cherchant à sauver par tous les moyens
leur propre peau sans savoir qu’ils ne sont qu’en sursis.
Les quais finissent par ressembler à une étrange
zone de guerre, juste après l’attaque invisible. Des hommes, des
femmes, des enfants, des adultes, des jeunes gens expulsent des
morceaux de poumons ensanglantés sur les grandes affiches
publicitaires, certains titubent contre les distributeurs
automatiques avant de s’effondrer sur un banc, au milieu d’une
large flaque d’urine, d’autres roulent directement à terre, les
yeux exorbités, la bouche envahie d’une salive saumâtre, j’ai
appris que certains, plus chanceux, étaient tombés sur la voie,
mourir électrocuté ou écrasé, c’est vrai que c’est plus
rapide.
Certes, en choisissant, en opérant vos sélections,
vous avez opté entre ceux qui allaient mourir et ceux qui ne
mourraient pas.
Mais mon Jeu est la vie, sa copie plus vraie que
nature. Personne n’est éternel en ce monde, on finit toujours par
mourir, c’est une simple question de temps. Votre choix se situe
donc plus précisément entre ceux qui vont mourir tout de suite, et
ceux qui mourront plus tard. Entre ceux qui seront euthanasiés sans
attendre, et ceux qui, peut-être, vivront naturellement jusqu’à
leur dernier souffle. J’ai fait de vous des médecins, des médecins
à mon image.
Je suis resté une journée entière dans le métro
parisien, j’y ai testé toutes les lignes en service, j’y ai testé
tous les humains en service aussi. Zazie dans
le métro version an 2000, Raymond Queneau n’aurait
probablement pas imaginé un tel remake, avec Harvey Keitel à la
place de Philippe Noiret.
Les grandes affiches publicitaires placardées sur
les murs des quais et des couloirs de correspondance sont
recouvertes de matières organiques en tous genres et partout, dans
chaque station de la capitale, leur message mercantile initial a
été remplacé par une campagne pour mon site web, qui est désormais
le réseau de tous vos cerveaux.
Des lettres écarlates comme le sang que je vais
vous prendre sont imprimées sur un fond gris acier, celui des
portes qui s’ouvriront bientôt pour vous tous, là où le Travail rend libre.
Sur chaque affiche les mots suivants sont répétés,
tel le mantra de la servitude absolue :
Vous damner c’est être
sauvé.
Par vous-même.
Vous n’avez pas constamment répété le choix du
premier wagon. Certains ont changé de stratégie, cherchant à me
contredire systématiquement, d’autres, à l’inverse, n’ont cessé
d’appuyer mes propositions, certains, enfin, n’ont cessé de changer
d’avis.
Par exemple, cette petite fille d’une dizaine
d’années, accompagnée de sa grande sœur, environ quatorze ans,
assises côte à côte sur les strapontins du fond, ligne
numéro 7, Mairie d’Ivry-La Courneuve, et qui me jettent un
vague coup d’œil alors que je m’installe en face d’elles. Regardez
leurs visages. Cheveux d’ébène, yeux verts, teint pâle. Étincelles
d’intelligence et de sensibilité, rires d’enfants extraits du
cristal de la vie en éveil.
Dans moins de dix minutes leurs cheveux vont
tomber, leurs yeux pisseront des larmes de sang, elles vomiront une
bile vénéneuse, leur teint sera plus blanc qu’une banquise
immaculée.
Enfin, si jamais vous décidez, démocratiquement,
qu’elles feront partie du prochain lot.
J’ose espérer que vous appréciez à sa juste mesure
le pouvoir immense que je vous ai délégué.
Cela fait longtemps que vous en rêviez.
Vous l’avez rêvé. Je l’ai donc fait.
Communiqué no 27
Comme c’est triste, à quelques voix près, la
balance n’a pas oscillé en faveur des deux petites filles, elles
feront donc partie du lot qui va partir de la façon que j’ai
décrite. Il faut dire que j’avais pensé à les mettre en compétition
avec plusieurs bébés âgés de quelques mois, ainsi qu’avec un
adorable bambin de trois ou quatre ans et sa jeune maman. L’écart
réduit entre les deux camps prouve à quel point la lutte a dû être
serrée au sein de vos propres cerveaux, dont je suis l’humble
serviteur, le simple scribe.
Il est donc temps de passer à la seconde de mes
machines terminatrices de masse.
À partir de ce jour, ma dualité ludique entre
singularités et masses statistiques va s’établir selon un tout
autre axe, un niveau de complexité très particulier vous attend à
cet étage du jeu.
Cette fois vous aurez à choisir entre une seule
singularité, unique à bien des égards, et des masses capitales de
population.
Ce sera à vous de déterminer si je dois ou non
exécuter le prochain Mozart ou les futurs Nietzsche ou de Vinci
contre le troupeau aveugle d’une ville, ou si cela n’en vaut pas la
peine.
Vous aurez à choisir entre un seul enfant
innocent, et cent mille adultes tous plus ou moins coupables, comme
toujours.
Vous aurez à choisir entre ce que vous êtes et ce
que vous auriez pu devenir.
Obtenir un pouvoir n’est rien, c’est s’en servir
sans y perdre son âme qui est la chose la plus difficile à
réussir.
Heureusement pour vous, votre âme, cela fait
longtemps que vous me l’avez vendue.
Aux nouvelles du jour, ma promenade dans le métro
parisien est devenue le centre d’intérêt primordial. On ignore le
nombre exact des décès, tout comme celui des personnes contaminées.
Des appels de la Sécurité publique sont lancés auprès de toutes les
personnes susceptibles d’avoir voyagé sur telle ou telle ligne,
entre telle et telle heure.
On sent comme le début d’un affolement sensible.
On parle de cellules d’al-Qaïda en Europe, du GSPC2, on parle de commandos dormant depuis des
années, on se demande comment toutes ces souches bactériennes ou
virales, sans compter les produits radioactifs, ont pu être ainsi
réunis. Les sociétés se posent les questions qu’elles
peuvent.
C’est-à-dire les questions auxquelles elles ne
peuvent apporter de réponse.
Car la seule réponse à cette question, c’est moi.
Et moi, je ne viens pas de vous. C’est vous qui provenez de
moi.
C’est bien, le métro parisien, mais on n’arrête
pas le progrès.
Les compagnies aériennes et les aéroports vont
fort bien faire l’affaire à leur tour, transformant mon ultime
spectacle en une véritable fête en mondovision, où la mort sera
distribuée d’une façon égalitaire sur toute la surface du
globe.
Déjà la pandémie psychique que j’ai inoculée au
continent nord-américain produit des effets inespérés : les
crime clusters se multiplient, sans
cesse, et cette fois il ne semble pas que quelque chose puisse en
aucune manière les arrêter.
On me dit que mon aventure dans le métro de la
capitale française est en train de provoquer des conséquences
imprévues, sauf par moi et mon Frère, quoique nous n’en attendions
pas tant.
Les sélections et les oppositions qu’elles ont
suscitées au sein des votants semblent engendrer des violences
spécifiques, entre groupes ethniques, religieux ou tout simplement
territoriaux. Hommes contre femmes, aussi, m’a-t-on dit. C’est une
magnifique occasion de nous montrer de quel bois vous êtes
faits.
Allez-vous, pour une fois, vous massacrer
abondamment les uns les autres sans que nous y soyons directement
pour quelque chose ? Saurez-vous trouver les arguments
nécessaires à de prochaines exterminations de masse, sans que nous
ayons à vous souffler les mots-clés à l’oreille ?
Il est vrai que vous avez fait des progrès en un
demi-siècle.
Vous êtes libres, désormais, autonomes.
Mon Frère a eu raison de prendre des
vacances.
Vous allez être à la hauteur de nos espérances,
qui sont la cosmétique du désespoir.
Non seulement je suis le monde, mais je suis
tout le monde.
Je suis sa face virtuelle, vous le saviez déjà,
mais j’existe tout autant sur le plan physique, vous le saviez
aussi, désormais je le suis sur un plan cosmopolitique, et vous ne
pouviez le deviner : je suis le monde, je suis en chacun de
vous, et je ne suis nulle part en particulier tout en étant actif
partout.
Je suis dans au moins trois endroits en même
temps. En tout cas, mes frères et sœurs, concentrons-nous un moment
sur ceux-là.
Je marche sur les trottoirs bondés d’une vaste
avenue de Buenos Aires. Je voyage dans un gros avion de ligne
rempli à ras bord entre la Chine et la Malaisie. Je suis à bord
d’un somptueux navire de croisière au large des Antilles
françaises.
Ce sont mes vacances à moi, c’est mon tour, je
veux dire le vôtre.
La démocratie est participative ou elle n’est
pas.
Communiqué no 28
Buenos Aires. Le tango. Les militaires. La crise
générale. Buenos Aires. La foule dans les rues, toujours une
manifestation ou une autre quelque part, masses humaines en
déplacement continuel.
Voilà, c’est votre premier territoire. Toute une
ville, ou presque, je n’irai pas par quatre chemins, avec moi il ne
peut y en avoir qu’un.
Toute une ville.
Et ce jeune enfant. Un ado. Typique des banlieues
pauvres de la grande métropole.
Diego. Diego Scott Versini. Il a treize ans. Un
bon chiffre. Il ne le sait pas encore. Il n’est rien. Il ne le sait
pas encore, mais il a toute une ville contre lui.
Je suis assis sur le siège K-19 du Boeing 747
de la Singapore Airlines qui relie Shangai à la Malaisie. L’avion
est bondé. Des Chinois et des musulmans malais ou indonésiens en
grande majorité. Quelques Thaïs, deux ou trois Japonais, hommes
d’affaires. Et puis il y a cette très vieille dame, pratiquement
octogénaire, qui fut une authentique génie du soprano colorature au
milieu du siècle dont mon Frère eut la lourde charge. Elle, c’est
face à tout cet avion intercontinental que je l’ai assise.
Sur le Lady D of the
Seas, plus de deux mille cinq cents personnes sont réunies
pour cette magnifique croisière tropicale. Moi, j’imite mon Frère,
un daiquiri dans une main, l’autre pendant négligemment par-dessus
l’accoudoir de la chaise longue à rayures, alors que le soleil de
la Guadeloupe fait fondre la mer, et me procure une vague chaleur.
Ce navire de croisière ne le sait pas, lui non plus, mais il est en
balance avec un de ses passagers. Une passagère, là encore. Cette
jeune fille. Vingt et un ans. Une hindoue, née à New Delhi, fille
d’un grand tycoon de l’industrie
électronique de Bangalore, elle est promise au plus brillant des
avenirs.
Vous saisissez ?
Pas encore ?
Vous allez voir, vous allez voir toutes les
réversions dont votre esprit est capable pour s’inventer un
prétexte qui pourra entériner votre choix. Tout y passera.
Sentiments, raisonnements, calculs, a priori idéologiques,
ethniques, culturels, religieux, que sais-je encore, bref toute la
panoplie de ce dont vous êtes faits et qui condamne chacun à jouer
avec la mort des autres.
Par exemple, le jeune Argentin venu des banlieues
pauvres d’une ville appauvrie par un pays en déroute ne se destine
à aucune carrière de héros révolutionnaire, ç’eût été trop
simple, votre choix écrit d’avance.
Non, Diego Scott Versini va tout au contraire
devenir un beau jour multimillionnaire en bons dollars américains.
Il sera le footballeur le plus accompli de toute la première moitié
du xxie siècle, il surclassera les Crujff, Pelé,
Maradona, Del Piero, Zidane, Ronaldo, Beckham, Beckenbauer,
Ronaldinho dans la légende. Il deviendra le plus grand joueur de
tous les temps, il vaincra le Brésil, la Hollande, l’Écosse, le
Portugal, la Belgique, la Suède, l’Uruguay, le Mexique, l’Afrique
du Sud, les Anglais, les Italiens, les Français, les Espagnols, les
Croates, les Russes, les Allemands, le Real de Madrid, Barcelone,
Manchester Utd, Arsenal, Liverpool, la Juventus, le Milan AC,
l’Inter, l’Ajax, le PSV, le Bayern, Schalke-04, le CSKA de Moscou,
le Dynamo de Houston, le Los Angeles Galaxy, il aura joué dans tous
les plus grands clubs, et il les aura tous vaincus.
Oui, une légende, un cas unique. Le dernier des
footballeurs, et le plus grand d’entre tous.
S’il vit.
Si vous votez pour lui. Donc contre le bon million
de personnes qui succomberont à ma contamination générale de cette
bonne ville de Buenos Aires, où Diego Scott Versini a vécu toute sa
jeunesse.
Tout comme notre jeune hindoue de la croisière
Lady D of the Seas, dont personne ne
sait encore qu’elle va devenir une des plus grandes
mathématiciennes du siècle qui commence et qu’elle révolutionnera à
elle seule toute la physique des quanta, ou comme cette vieille
lady d’un autre âge qui fit rayonner la voix des anges sur cette
pauvre Terre.
Si vous décidez de sauver cette dernière je
contaminerai quatre cents pères de famille asiatiques et des
poussières, c’est le cas de le dire, qui n’inventeront jamais rien.
Une vieille dame, sa vie derrière elle mais dont l’histoire
retiendra le nom, contre un avion anonyme, mais plein de jeunes
entrepreneurs, représentants de commerce, de touristes, et quelques
familles d’émigrants.
Si vous choisissez le pauvre garçonnet des rues de
Buenos Aires, c’est Buenos Aires en son entier que j’anéantis. Un
garçon pauvre qui deviendra très riche contre toute une ville qui
fut un jour très riche et s’enfonce dans la misère.
Si vous vous déterminez pour la jeune
mathématicienne hindoue je détruirai environ deux mille cinq cents
existences habituées au luxe, à la superficialité et aux lendemains
qui toujours chantent. En comparaison, le naufrage du Titanic aura l’air d’une balade en barque sur le
lac du bois de Vincennes. Or il y a beaucoup d’enfants sur ce
navire, des familles entières d’ingénieurs d’élite, de
scientifiques de haut vol, de banquiers, de rois de l’industrie,
voire d’artistes incontestables, je vous les ai montrés en détail,
pour qu’ils vous apparaissent eux aussi dans leurs singularités
individuelles, et Randrashantya provient de la même classe sociale
huppée que toute cette aristocratie cosmopolite.
Pour l’avion, je suis fair-play, ils ne seront
contaminés qu’au dernier moment, je ne vais pas sauver cette
vieille dame pour la faire s’abîmer dans la mer, avec les
autres.
Pour les autres cas, no
mercy, la contamination sera directe, immédiate, il n’y aura
aucun sursis accordé.
Vous l’avez compris, à chaque fois mes couples
singularités/masses anonymes vont vous poser un grave problème de
conscience, car j’ai fait en sorte que, d’une certaine manière, la
mienne, démoniaque au possible, chaque singularité puisse compter
presque autant que le troupeau placé dans l’autre plateau de la
bascule, et à chaque fois avec une perversion duale manifeste, et
différente. Je vous ai bien étudiés, je vous connais à la
perfection, c’est vous maintenant qui n’êtes plus que des processus
complètement déterministes, entièrement déterminés.
Le choix est d’une simplicité effarante :
oui, non. Mais vous êtes déjà en train de constater à quel point il
recèle des possibilités infinies, tout à fait singulières pour
chaque cas.
Un footballeur de génie / une ville
désastrée.
Une prodige des mathématiques / une croisière
de luxe.
Une ancienne soprano d’élite du xxe siècle /
un avion de ligne populaire.
Pensez à tout, pensez-y bien car je vais vous
montrer ce qui attend tous ces gens, singularités ou troupeaux,
quel que soit le choix pour lequel vous opterez.
Confortablement installé dans ma chaise longue,
sur le pont supérieur du Lady D of the
Seas, je suis le voisin immédiat de la jeune Randrashantya,
détaillez la finesse de ses traits, l’ovale ambré de son visage,
ses yeux noirs cerclés d’or pur, sa bouche en piège de chair
brûlée.
Elle est belle. Elle est jeune. Elle est un
prodige, un jour elle va révolutionner le monde.
À elle aussi, à un moment donné j’ai tout bien
expliqué. C’est normal. C’est elle le dispositif central de la
machine, cette machine qui est formée de vous tous. Elle sait ce
qui l’attend si jamais vous décidez de sauver le reste de la
croisière.
Mais aucun des deux mille cinq cents passagers ne
sait ce qu’il fait, ce qu’il est, à quoi il sert, quel est son rôle
dans ce Jeu-qui-est-la-vie, en cela notre punition est
exemplaire : rien ne changera pour eux, alors même qu’ils
agoniseront. Ils seront en train de mourir sans comprendre ce
qui leur arrive, pourquoi cela leur arrive, sans comprendre que
cela devait forcément arriver.
Sans comprendre qu’ils ne pouvaient espérer se
tenir à l’abri du Diable en se contentant de ne rien faire.
Ils ont oublié que ne rien faire, pour nous, c’est
la base de toute authentique trahison.
Pour éviter les dommages collatéraux et la
possibilité d’une chute de l’avion, j’ai divisé les occupants de
l’appareil en deux types de cibles distinctes. Il y a le bétail
volant. À eux l’inoculation virale et bactérienne, avec des souches
relativement lentes, personnalisées selon leur code génétique, ils
commenceront à se sentir mal au sortir de l’avion, dans l’aéroport,
le taxi ou le métro qui les ramène chez eux, ils commenceront à
succomber dans les heures qui suivront, ils commenceront à être
oubliés au bout de quelques jours.
Il y a lady Osborne. Je n’aurai qu’à souffler en
direction de son visage pour qu’un composé volatil de cobalt
radioactif soit inspiré d’un seul flux droit vers ses poumons, et
par la suite dans le reste de l’organisme. Cela sera assez rapide.
Avez-vous déjà observé l’effet de l’ingestion d’un produit
radioactif ou d’une puissante neurotoxine dans un organisme
humain ? Regardez Randrashantya, par exemple, qui vient
d’inhaler une forte dose de VX, son visage, recouvert d’une laque
poisseuse, luit et transpire, elle est prise de crises de
vomissements à n’en plus finir, c’est comme si son estomac voulait
lui sortir par la bouche, le sang, rosé de matières organiques,
explose contre le deck et le bastingage, elle s’étouffe dans les
fluides qui veulent s’extraire au plus vite de ce corps condamné
par le toxique fatal, ses cris, ses convulsions, ses longues
plaintes distordent son beau visage aryen et effraient le reste des
passagers, elle me regarde, le teint cyanosé, prostrée pas très
loin de ma chaise longue, puis titubant vers moi les yeux vitreux,
pleins d’une tristesse infinie, aussi infinie que la vie qu’elle ne
vivra pas, elle s’effondre finalement au milieu du pont sans avoir
eu le temps de rien me dire, qu’aurait-elle pu me dire de toute
façon, sinon que les hommes sont des fils de pute, ce que je sais
déjà, ô combien ?
Suivons maintenant Madame Kathleen Osborne, la
vieille soprano colorature en compétition avec le Boeing et ses
passagers, ce qu’elle a dû être belle dans sa jeunesse, il y a un
demi-siècle ! Son visage ridé reste imprégné de cette aura
d’éternité, ses yeux d’un bleu cobalt brillent d’une sensibilité et
d’une intelligence largement supérieures à la réunion de tous les
cortex ici présents, dans cet avion de ligne. Je parle avec elle de
sa brillante carrière, entre le début des années soixante et la fin
des années quatre-vingt – j’ai commencé ma carrière avec
la Crise des Missiles, je l’ai terminée avec la Chute du Mur de
Berlin – me dit-elle dans un petit éclat de rire tout à
fait charmant, je lui offre un large rictus enjoué, royal, plein de
toute l’histoire de ce siècle à peine évanoui, et je fais allusion
à quelques lieder de Strauss ou de Mahler, à ses prestations
wagnériennes, à son interprétation historique d’Isolde. Elle me
sourit tendrement, presque maternelle, sous le visage de la vieille
dame j’aperçois distinctement les traits de la plus brillante élève
d’Élisabeth Schwartzkopf.
La beauté à son état le plus pur, la jeunesse qui
se magnifie avec l’âge. La sélection, amis humains, c’est vous qui
l’avez établie.
Elle est soumise à la violente intrusion du
cobalt-60 dans ses neurones, elle meurt assez vite en plein milieu
de l’artère principale, le visage livide, la bouche crispée
expulsant un bouillonnement de bave jaunâtre, elle me fixe de son
regard azur qui s’éteint peu à peu, un regard qui semble me dire
« je comprends », elle savait ce qu’elle risquait, entre
deux digressions sur la musique classique je lui avais bien
expliqué, à elle aussi, ce qui était en jeu ici, dans les
airs : elle contaminera peut-être deux ou trois hôtesses de
l’air et un stewart mais l’avion arrivera à bon port.
Notre jeune Diego Scott Versini s’est brisé en
deux sur le trottoir, autour de lui la foule que vous avez sauvée
passe, indifférente à ses râles et à ses déjections. Avec lui j’ai
discuté football, j’ai évoqué quelques grandes figures légendaires,
à lui aussi, au milieu de l’humanité citadine, j’ai dessiné les
détails de l’opération, en quoi il serait la pièce centrale d’une
machine qui est le monde, en quoi son sort était entre les mains de
la foule, qui a aussi le sort de la foule entre ses mains. C’est à
peine s’il a frémi. Je crois qu’il a fait confiance à l’humanité.
Il a eu parfaitement raison. Peut-être a-t-il eu confiance en
lui-même, en ses dons d’enfant surdoué, en cela il a eu tort.
Car vous avez choisi, me semble-t-il.
Observez ce visage métissé d’espagnol, d’italien
et d’anglais, détaillez la lumière vive dans ses yeux, cette
lumière emplie d’une charge vitale explosive, celle de tout un
futur en train de se désintégrer comme une supernova. Regardez sa
silhouette. Tout en lui le destine à ce qu’il sera, si vous lui
laissez sa chance. On le surnommera très vite The Sniper. Tout en
lui le conduit vers cette mythique Coupe du Monde 2018 où il va
pulvériser le Brésil de trois buts à lui seul, sur les cinq marqués
par son équipe, dont la légendaire lucarne tirée sur coup de pied
arrêté, depuis près de trente mètres, à une minute de la fin du
match. C’est un très bel adolescent, dans à peine quinze ans il
sera plus célèbre que les plus célèbres acteurs d’Hollywood, plus
riche que les plus riches des rock stars, plus hype que les plus hype
des mannequins transsexuels.
Son visage c’est l’innocence d’une enfance passée
sous l’azur des ciels austraux, alors que son pays s’effondre dans
le trou noir de la non-économie, mais que ses rêves, à lui, se
dressent contre toute la réalité qui vous constitue, vous, le
Monde, le monde de mon Frère.
Il est seul, unique, pauvre. Il marche dans les
rues d’une ville. C’est une ville seule, pauvre, et unique en son
genre, elle aussi. Il est clair que vous avez choisi, votre bonne
conscience s’agite pour trouver une branche éthique à laquelle se
raccrocher. Les branches, ça me connaît, si vous saviez le nombre
d’hommes que j’ai fait pendre sans le moindre procès à vos
arbres ! Diego Scott Versini aurait ébloui l’humanité de ses
dons mais il s’écroule d’un seul mouvement le long d’un immeuble,
rampe jusqu’à un soupirail en laissant derrière lui une trace de
diverses matières organiques qui s’échappent en continu de son
corps, recouvert d’une sueur fébrile, ses yeux sont injectés de
sang et ses tremblements deviennent frénétiques, un liquide rosâtre
et bilieux lui sort de la bouche et des narines pour l’étouffer peu
à peu en inondant ses poumons. Il tend la main vers la foule. La
foule passe. En ce monde, il est devenu très facile de trouver un
plus pauvre que soi.
La jeune hindoue est étendue à mes pieds, le
personnel médical du Lady D of the Seas
s’affaire autour d’elle, en vain. Elle est morte en sachant que
deux mille cinq cents personnes vont survivre parce que vous les
aurez choisies à sa place. Elle meurt en sachant que c’est vous qui
l’avez condamnée, elle exhale son dernier soupir en sachant à quel
point non seulement vous êtes coupables mais à quel point vous
faites tout pour le dissimuler, surtout à vous-même. Elle meurt en
maudissant toute l’humanité, avec raison.
En tout cas, avec la nôtre.
Vous avez sauvé une croisière de touristes de
luxe, un vol aérien d’hommes d’affaires et une cité d’homo lambda internationalis contre la vie d’une
jeune femme qui aurait été un jour plus importante qu’Einstein et
Marie Curie réunis, une vieille dame qui aura laissé son empreinte
jusque dans la musique des sphères, et un garçon qui aurait bientôt
ébloui la planète entière par son talent.
C’était couru.
Vous avez joué la sécurité. Vous avez joué le
nombre. Vous avez joué ce que vous êtes.
Je dois dire que je m’y attendais un peu.