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Concentrer
Communiqué no 9
Somewhere under the world
J’espère que tout le monde a bien compris qu’il ne s’agissait en aucune façon de « justice », encore moins de « vengeance ».
Le Diable est froid – a dit fort justement l’un de vos plus grands poètes. Il est pire que ça, en fait, il est ultra-froid : son point de vitalité minimal se situe au niveau du zéro absolu, là où commence son véritable biotope. L’Enfer n’est qu’un point de condensation et de retournement dialectique infini de cette froideur totalitaire, ce qui pour nous revient très exactement au même.
La dialectique, mon Frère et moi, c’est particulièrement notre truc.
Justice, vengeance, impliqueraient un quelconque « rapport » entre le « crime » et le « châtiment ». Mais avec le Diable, il ne peut exister de tels rapports puisqu’il n’y a ni crime ni châtiment pour nous, ou plus exactement : ils ne font qu’un. Plus précisément encore, ne m’en veuillez pas pour cette manie du détail qui m’est ontologiquement attachée je vous l’ai dit : chacun est un moment de l’autre.
Il ne s’agit donc pas de justice ni de vengeance, comme je vous l’expliquais, amis lecteurs, parce que le Diable se contrefiche complètement de vos notions d’harmonie, de probité, de loyauté, il se fout encore plus de vos ridicules sentiments humains. Nous, le Diable, nous sommes bien trop humains, précisément, pour nous laisser arrêter par une éventuelle émotion de passage.
Notre logique est sa propre inversion intensifiée, pas même l’absurde, mais la logique totalisée, et simplement invertie terme à terme.
Plus le délit sera véniel, plus notre punition risque d’être exemplaire, mais encore une fois, comprenez-le du mieux que vous pouvez : nous n’obéissons à aucun système préétabli, puisque c’est nous, justement, qui préétablissons tous les systèmes.
Ainsi, la réplique concentrationnaire de l’autre jour, si elle vous paraît disproportionnée en regard du crime unique, quoique machiavélique, commis par le Temple et son alliée judiciaire, eh bien, permettez-moi de vous dire que vous avez tout à fait raison. C’est cette disproportion même qui crée toute la beauté infernale de l’acte, j’ose me dire que vous l’avez compris. Car elle est ce qui se fait de mieux en matière de cohérence esthétique absolue : cette disproportion reflète, de sa façon monstrueuse, qui est Nôtre, la disproportion entre l’existence de cette femme et ce que vous lui avez fait subir. D’une fissure, nous faisons un abysse.
Vous l’avez fait interner sans qu’elle soit folle. Moi j’ai rendu folle la juge qui l’avait condamnée. Elle s’est suicidée dans la solitude la plus totale, vous êtes morts en groupe, dans une désolation pire encore.
Nous sommes le Diable, il ne faut pas trop nous chercher, car c’est la seule chose dont vous pouvez être certains, nous sommes comme ce que disait Remy de Gourmont de la vérité : si on la cherche, malheureusement, on est sûr de la trouver.
Tous ces gens qui forment le troupeau de nos brebis, si nombreuses aujourd’hui, commettent très souvent des erreurs d’appréciation que, bien sûr, nous leur insufflons. Il ne manquerait plus que ces hypocrites humanitaires reçoivent, même du Diable, le moindre milligramme de la Vérité !
Ainsi pensent-ils que le Christ, que nous leur avons offert en Holocauste, est venu pour rassembler les hommes de son Verbe.
Et ainsi pensent-ils, conséquemment, que c’est le Diable qui vient apporter la division !
C’est parce que nous les avons dûment détournés des textes que nous ne voulons plus qu’ils lisent, qu’ils pensent ainsi. Ils n’ont pas encore compris que notre travail, à mon Grand Frère et à moi, c’est au contraire d’assembler, d’organiser, de concentrer même, si possible, et au maximum d’intensité.
Le Christ savait qu’il provoquait une fissure éternelle dans le corps terrestre de l’homme, nous, mon Frère et moi – le Diable est toujours dual, quoi qu’il arrive – nous avons établi notre commerce sur l’obstruction de cette béance infinie par laquelle les âmes peuvent entrevoir la lumière.
C’est nous qui rassemblons les foules, les politiques de masse, c’est nous qui remplissons les stades, les gymnases, les arènes de sport, les salles de meeting, les concerts géants, c’est nous qui établissons les statistiques démographiques, les propagandes publicitaires, les idéologies fanatiques, les comptabilités mortuaires, c’est nous qui sommes du côté des nombres et de l’agglomération générale des corps et des esprits.
Le Christ, que vous avez si bien sacrifié, grâce à nos précieux conseils, divisait tout, parce que indivisible il pouvait accorder une authentique singularité à chaque homme vivant dans ce monde que nous avons fait nôtre.
Nous, le Diable, nous anéantissons vos singularités afin qu’elles rejoignent le « Grand Tout », soit le « Grand Zéro » formé des stocks empilés de toutes les croyances de substitution que nous vous avons si facilement revendues, comme autant de ponts de Brooklyn.
Mais, et c’est là que tout se corse et généralement vous perd, nous ne rassemblons que pour mieux isoler, alors que celui qui est Notre Ennemi Mortel ne divise que pour mieux unifier.
C’est pourquoi le Diable aime les grandes machines bureaucratiques et impersonnelles, si possible mondiales, il aime les administrations où tous les hommes se dévouent à une seule tâche : travailler pour lui sans le savoir et en se satisfaisant de cette ignorance.
C’est pour cette même raison qu’il aime toutes les déviances sectaires, quelle que soit la forme qu’elles prennent, puisqu’elles ne font que reproduire à une échelle quelconque la pathologie que le Diable inocule à tous ceux qui ne croient plus en Celui que nous avons fait crucifier et qui tentent de le remplacer par un jouet de leur/notre invention. Comme l’a dit fort pertinemment un de vos grands auteurs catholiques, de ceux que nous vous avons fait oublier : Lorsqu’on ne croit plus en Dieu, on ne croit pas en rien, on croit en n’importe quoi.
Et ce n’importe quoi idolâtre, ce chaos du sens, cette occlusion de toute Révélation, c’est la marchandise de choix dont mon Frère et moi sommes les universels pourvoyeurs.
Ainsi le Diable apprécie-t-il les vastes organisations légales comme celle que j’ai exterminée l’autre jour, la juge Faurissette doit en ce moment même continuer de hurler nuit et jour, à moins qu’elle ne soit définitivement emmurée dans le mutisme absolu, au plus profond d’une institution psychiatrique, dans l’un ou l’autre cas elle ne vous sera pas d’une grande utilité avant longtemps, chers amis lecteurs des corps policiers du Canada.
Mais avec toute la technicité requise, le Diable, la gémellité infernale que nous formons, mon Frère et moi, peut tout autant animer les frétillements de micro-groupes de crétins haineux encore plus dangereux, tout du moins se croient-ils tels.
Là où, réellement, nous sommes très forts, c’est lorsque nous parvenons à parfaitement faire s’assembler, et se ressembler, deux haines totalement réciproques.
Bien sûr, vous devez comprendre le sens des mots « ressembler » et « assembler » selon l’acception du Diable.
Le Diable, ce grand joueur. Cet entertainer de toutes les fins du monde sans cesse recommencées.
La vie est un jeu ! Le Monde est une fête !
Bienvenue dans le Souterrain des Lumières !
Communiqué no 10
Ah, désolé, amis lecteurs, il m’a fallu un peu de temps pour tout mettre en place. Vous constatez d’abord que vous ne voyez presque rien dans l’objectif de la caméra. Tout paraît très sombre, n’est-ce pas ?
C’est normal, ces « Lumières » que nous vous avons fait projeter sur votre propre humanité, ce sont les nôtres et donc, bien sûr, elles obscurcissent !
Mais voyez comme nous ne pouvons tout de même pas résister à je ne sais quelle sarcastique compassion venue du cœur de notre enfer. Pour que l’obscurité soit visible, il lui faut un résidu de lumière, un reliquat d’espoir est toujours plus terrible, parce que fragile, que plus d’espoir du tout. Un espoir fragile vous fait vivre, afin qu’il ne meure pas. Un espoir fragile vous conduira à croire en lui parce que vous ferez tout pour le protéger. Et votre désespoir sera alors sans limite quand nous aurons fait en sorte qu’au bout du compte il se brise.
Cette lumière n’est certes pas celle du jour. C’est la lumière du Souterrain. C’est la lumière de notre Monde, qui est aussi le vôtre, c’est la lumière du feu.
Elle n’est pas éternelle mais elle peut durer très longtemps, lorsqu’il s’agit de brûler les chairs.
Elle n’est pas éternelle et peut se montrer très courte s’il s’agit uniquement de permettre à l’homme de croire un peu en un espoir qui, inéluctablement, va s’éteindre.
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Comme je vous le disais précédemment, mon Frère et moi sommes avant tout des psychologues.
Je vous ai ainsi démontré comment on passait de l’orbite de la peur à celle, bien plus somptueuse, de la Terreur.
Un sentiment voisin s’est exprimé dans les grands champs de neige qui bordaient la propriété de la Secte. Ce sentiment se nomme la panique.
Comme la peur il se divise en degrés, que mon Frère et moi avons parfaitement identifiés et notés comme tels sur notre thermomètre infernal.
Il y a la panique purement physique, instinctuelle, celle de devoir courir sans le pouvoir vraiment, avec une mort directe lâchée à vos trousses. C’est un étage encore relativement rationnel, où deux forces contraires jouent leur « politique de la bascule » sur le territoire d’un homme. Multipliée par presque deux cent cinquante, plus une juge qu’on a transformée en ce qu’elle est, une kapo, on ne peut nier l’intérêt de l’expérience.
Mais comme la peur, la panique peut se dévisser jusqu’à une orbite supérieure. C’est la panique au carré.
La panique purement cérébrale. Cette panique-là ne provient pas d’une quelconque impuissance physique, que la souffrance résout, au moins partiellement. Elle surgit d’une énigme irrésoluble, qui tient à ce que ce qui nous rassemble précisément nous oppose, c’est une des multiples réussites de notre entreprise en ce Monde, qui est le nôtre.
Et c’est surtout la panique qui surgit devant le fait que l’on est soi-même la cause directe de sa propre mort, en même temps que l’on est sa seule chance de survie, et que les deux sont inextricablement liés.
C’est une panique indicible. D’ailleurs, elle n’a pas de nom.
Et si elle en avait un, nous le lui retirerions immédiatement.


Les poisons mentaux que mon Frère a conçus ces derniers siècles sont à proprement parler de véritables chefs-d’œuvre. Ils condamnent cette humanité au pire martyre que nous avons connu dans ce Cosmos dont nous avons été finalement bannis.
Mais ici, chez nous, sur cette Terre, jamais nous ne nous sommes sentis aussi à l’aise, comme je vous le disais, l’humain de cette planète est le matériau le plus flexible que nous ayons à ce jour expérimenté.
Comme ces deux spécimens particuliers.
Ces deux hommes dans le souterrain.
Vous les voyez maintenant. J’ai disposé un système avec micro-caméra et fibre optique, très discret, doté d’une vision infrarouge, pour lorsqu’il sera temps. Voilà, ça y est, la lampe au tungstène s’est allumée à plein rendement.
Les hommes sont face à leur propre énigme. Cette énigme dont le sphinx est cette liste qui défile sur un petit écran accroché au mur, juste au-dessus de la lampe. Elle est accompagnée de sa lecture à voix haute, par votre serviteur, si je puis dire.
Nous allons suivre pas à pas le résultat de trois cents années au moins de labeur acharné effectué par mon Frère.
Bienvenue dans le Souterrain des Lumières. Bienvenue dans le Monde moderne !
Voici ce que dit la liste, en fond sonore le deuxième mouvement, scherzo, de la Neuvième Symphonie de Beethoven, l’« Ode à la joie » m’a paru un peu trop évident :
1) Bonjour, messieurs, vous êtes présentement enfermés dans un bunker souterrain situé à environ douze mètres sous terre. Ancienne installation militaire prototype du NORAD. Très efficiente. Je n’ai eu qu’à légèrement l’améliorer.
2) Vous êtes deux. Il n’y a qu’un seul moyen de sortir. Dans le coffret placé au centre de la pièce, vous disposez de deux litres d’eau, de quelques pains, d’un peu de viande, d’un couteau suisse et d’une bible. Vous comprendrez l’usage de tout cela très rapidement.
3) La lampe au tungstène qui vous permet de voir dans ce souterrain possède une durée de vie limitée. Un petit cadran digital situé juste au-dessous vous permettra de savoir avec exactitude, par compte à rebours, quand la lumière s’éteindra définitivement.
4) Étant assez doué pour tout ce qui concerne la couture, y compris chirurgicale, je me suis permis de placer à l’intérieur de chacun de vos organismes le plan détaillé des lieux et la petite clé magnétique permettant d’ouvrir le sas, par ailleurs invisible de l’intérieur, conduisant à la sortie. Je les ai greffés très méticuleusement sur un point très proche d’un de vos organes les plus vitaux, vous trouverez très rapidement la cicatrice, aussi, quelle que soit la procédure suivie par l’un ou l’autre, sur l’un ou l’autre, pour les extraire, il devra être extrêmement précautionneux. À dire vrai, il lui faudra l’expertise d’un chirurgien. Comme vous êtes des bouchers accomplis, vous parviendrez peut-être à quelque résultat.
5) Vous savez chacun qui est l’autre, vous avez de nombreux points communs, et nous savons que c’est cela précisément qui vous tuera. Vous comprendrez très vite, avant même que la lumière s’éteigne.
6) Dernier détail, la lampe au tungstène est réglable en intensité, vous pourrez sans doute faire quelques économies d’énergie et accroître un peu la durée de vie de la flamme. Nous vous le conseillons amicalement, en vous signalant que la combustion du tungstène dans l’atmosphère consomme une quantité substantielle d’oxygène.
7) Vous pourrez néanmoins compter sur la Sainte Bible et ses propres Lumières, elle est là pour ça.


Dieu a créé le monde en sept Jours, disons en sept Mots de Son Verbe. Nous, nous pouvons détruire n’importe quel nombre d’hommes, décidé par notre souveraine perversité, en sept paragraphes.
L’avant-dernier point est probablement le plus important de tous, il synthétise la « politique de la bascule » purement cérébrale qui caractérise la panique au carré.
Si vous laissez la lampe allumée, l’oxygène disparaît peu à peu, et vous vous acheminez vers une asphyxie plus rapide encore que celle provoquée par vos propres poumons, dont vous ne pouvez guère régler la consommation.
Si vous l’éteignez, vous vous condamnez à l’emmurement total, à l’isolation sensorielle, à la folie, et sans doute à celle de votre acolyte. Et donc, potentiellement, à votre mort. On tue à la fois plus difficilement et plus sûrement dans le noir.
Il faut donc trouver la meilleure intensité moyenne possible, cela mettra leurs cerveaux obsédés à rude épreuve, je n’en doute pas.


Cependant la bascule ne cesse d’osciller : c’est sa beauté permanente à elle. Tant que la lumière est là, il reste une chance de sortir. Mais pour atteindre cette sortie, il faut soit s’opérer soi-même avec un couteau suisse, soit opérer son acolyte, avec ou sans sa permission. Et le constat s’impose, après quelques recherches : là où la clé de sortie est cachée, se trouvent les attributs de leur masculinité. Un demi-centimètre au-dessus, pour être précis. Car il faudra l’être.
La question qui se pose est : qui pourra se saisir du couteau le premier ? L’obscurité peut parfois être un avantage, n’est-ce pas ?


Mais la bascule poursuit son mouvement : il est impératif que l’un d’entre eux puisse se servir du tire-bouchon incorporé au couteau, afin d’ouvrir l’unique bouteille d’eau, de deux litres exactement, que j’ai très convenablement scellée d’un bouchon de liège et d’un capuchon de cire. La nourriture, ils vont pouvoir la départager entre eux deux. L’eau, il leur faudra constamment la partager tout en la mettant en commun, comme l’acier du couteau, c’est-à-dire en devant accorder une part de confiance en l’autre, pour que l’action réciproque ait une chance de s’effectuer, mais sans jamais le perdre de vue une microseconde. Le temps de sommeil de chacun risque d’être compté.
Et moi, j’adore les nombres.
La Bible sera là pour leur rappeler le sens du mot « communion », et au final nous savons à l’avance ce qu’ils en feront, pour s’achever en toute beauté.
Les plans, c’est nous qui les préétablissons.


Il va donc falloir qu’ils se concertent avant chaque décision, en tirant à la courte paille, s’il le faut, quoiqu’il n’existe aucune forme de vie végétale à l’intérieur du bunker.
La bascule oscille sans cesse entre ces deux hommes que tout rassemble et tout sépare en même temps, ou, plus exactement, ces deux hommes rassemblés par ce qui les sépare, séparés par ce qui les rassemble. Les esclaves types de mon Frère.
Détaillons un peu, chers amis du web, l’identité de ces hommes. Ces hommes qui maintenant se font face et reconnaissent le visage de l’autre.
Car ils sont connus dans leurs domaines respectifs. Et s’ils se reconnaissent instinctivement, c’est qu’en fait ils se sont partagé en deux parcelles voisines très exactement le même « domaine ».
Alan William McIntyre. Surprématiste nazi originaire de l’Ontario. A dirigé pendant un temps l’aile canadienne du Parti national-socialiste américain avant de fonder son propre groupe, la White Supremacy Revolutionnary Army. Responsable de plusieurs attentats et de quelques meurtres de Noirs, d’Hispaniques et d’hindous, sans compter divers délits de cambriolage, menaces de mort, coups et blessures, agressions armées, etc., qui vont généralement de pair.
Babrak Johnson Maktatadi. Afro-Canadien d’origine mixte nigériane et américaine. Né au Québec, mais a vécu pratiquement toute sa vie à Vancouver. Afrocentriste négationniste, il créé sa Revue de l’Africanité combattante en langue française et une Holocaust Mythologies International Review pour les anglophones, avant de mettre en place son mouvement politique raciste antiblanc et antisémite, nommé African American Coalition for Immediate Justice, ayant tué au moins trois personnes de confession juive, un diacre d’une église catholique, un vieux dissident ex-soviétique et un homme saoul dans un bar, qui se vantait de ses ascendances irlando-écossaises.
Il n’existe aucune « preuve » assez solide pour que les divers corps policiers en charge des enquêtes les envoient devant un tribunal, sauf pour les délits plus véniels.
Évidemment, puisqu’ils sont les créatures de mon Frère !
Mais pour nous, il n’y a pas de cas véniels. Il n’y a pas de peine humaine à notre mesure.
Pour nous, mon Frère et moi, il n’existe aucun rapport autre que notre logique insensée, entre les crimes et les châtiments, les criminels et les fautifs.
Comme ces deux pauvres victimes de nos mensonges venimeux, de nos délires toxiques, et de leurs aveuglements volontaires.
L’un hait les Noirs. L’autre hait les Blancs. Mais pour la même « raison ». Par la cause du même poison idéologique que mon Frère a su si bien leur inoculer.
Ils sont mortels l’un pour l’autre. Deux pestiférés, même contaminés par deux souches différentes, ne peuvent guère s’entraider.
Ils doivent pourtant y parvenir s’ils veulent conserver une chance de revoir le jour.
Mais entre eux il y a un mur, et ce mur ce n’est pas la haine éprouvée l’un pour l’autre.
Ce mur c’est ce qu’ils ont en commun.
Certes ils partagent cette haine, et cette stupidité qui lui est concomitante, mais cette haine pourtant semblable les divise, et se divise elle-même en deux parties, chacune focalisée l’une contre l’autre de manière dialectique, ce qu’ils possèdent donc véritablement en commun c’est le retournement matériel de ce mixage intellectuel abject que mon Frère a su leur prodiguer, ce qu’ils ont en commun c’est cette Bible, et ce petit couteau suisse, qui sont placés entre eux.
Ce qu’ils ont en commun, chacun à l’intérieur de son propre corps, c’est le moyen de sortir du Souterrain.
S’ils ne sont pas trop idiots ils comprendront rapidement le rapport avec le couteau.
La Bible est à la fois une question-mystère et la réponse à leur présence en ces lieux.
Elle est non seulement en rapport avec tout le reste, elle est le rapport avec tout le reste, elle est le rapport de tout le reste avec lui-même.
Ah, amis lecteurs, amis de la grande fraternité du web, vous ne mesurez pas votre chance de pouvoir assister à tout cela en direct.


C’est pour cette raison, vu qu’ils sont les assassins sans cesse recommencés de Celui que nous leur avons offert en sacrifice, qu’ils possèdent ici pour survivre, tous les deux, les marques mêmes des miracles qu’ils ne verront pas. Une bouteille de deux fois un litre, l’unité de mesure universelle, remplie d’eau pure venant du lac de Tibériade, où mon Frère avait pu observer les prodiges de Celui qui nous vaincrait à la Fin des Temps, j’y ai rajouté deux grands pains et quatre poissons crus. Signe de la multiplication drastiquement rationnée dont nous sommes les fervents défenseurs.
Il y a aussi le couteau suisse.
C’est très pratique, un couteau suisse. Lui aussi est d’un usage universel, c’est un mot que ces deux idiots vont devoir apprendre par eux-mêmes, juste avant de mourir.
Quant à la King James Bible, que les deux sont en mesure de lire, son usage est, je vous le disais, par nature mystérieux, il résume à lui seul tout ce qui sépare les serfs de mon Frère de la véritable lumière, celle qu’ils ont sacrifiée à leurs illuminations de troisième zone, que mon Frère vend littéralement en discount de masse à tous ces pauvres diables amateurs.
Observons tout cela de plus près, voilà, je vais opérer un léger zoom avant, nous serons avec eux, de part et d’autre du coffret, de la lampe au tungstène et du mur de démarcation invisible qui les sépare tout en les rassemblant.
Ici, tout est concentré, tout est amalgamé, tout est atrocement logique.
Deux hommes dans un bunker, dont la clé de sortie est implantée à l’intérieur de chacun, voici l’exemple type d’une situation bien plus « concentrationnaire » que l’abattage de masse auquel je me suis livré l’autre jour.
Soyez plus attentifs aux paradoxes polysémiques des mots, vous tomberez moins facilement dans nos panneaux.
Communiqué no 11
Afin de garder captif notre Audimat visiblement de plus en plus nombreux (si j’en crois le nombre de clics sur la page d’accueil, vous êtes déjà des centaines de milliers à vous être connectés, et j’ai l’impression que la courbe amorce une montée en puissance), il me faut reconnaître que je me suis permis de changer quelque peu les règles du jeu, pour cette fois, afin de faire durer un peu le « suspense ». Il faut bien innover, et ne pas avoir peur d’« avoir du fun ». La vie est un jeu ! Le Monde est une fête !
Oui. C’est ainsi que j’ai laissé passer quatre jours. C’est le temps qu’il m’a fallu pour effectuer un montage, vingt-quatre heures par vingt-quatre heures.
Je devais aller au bout de ma logique concentrationnaire. J’allais vous laisser voir quelques « flashes » de direct chaque jour, juste assez pour vous mettre l’eau à la bouche, mais j’ai coupé tout le reste à la diffusion et je me suis occupé de mon montage en parallèle.
La Nuit.
Chaque matin je commençais par regarder ce qui s’était produit la veille alors que s’enregistraient en direct les images qui me parvenaient du bunker.
De temps en temps je branchais le routeur, et je vous faisais participer à l’évolution de la situation, uniquement par bribes.
Le Brouillard.
Vous savez pourquoi, du moins vous le devinez. Oui, c’est ça : pour que vous combliez les trous par votre imagination. Si les hommes enfermés dans le souterrain sont face à la panique au carré, c’est à votre tour d’être confrontés à l’horreur au carré, et c’est à cela que sert l’imagination quand elle est entre nos mains. Nos mains libres, et expertes en mécanique générale. Ne croyez pas que nous rejoindre sera pour vous une partie de plaisir, l’idée, amis lecteurs, c’est que vous souffriez au moins autant que mes proies, l’idée c’est que cela déclenche le geste de protection animale primordial : que vous veniez vers nous, faire allégeance, afin de vous placer du côté des bourreaux plutôt que des victimes.
Sage précaution.
Mais tout dépend de la police d’assurance. Et surtout de l’assureur.
Le montage final que j’ai effectué vous dira si vous avez eu raison.
Voilà pourquoi je vous ai conseillé de vous réunir à votre tour, et de prendre des paris, sur une étape ou une autre du processus à l’œuvre.
Car ces hommes sont dans un processus. Ils ne sont même plus que cela. Un flux, un flux parfaitement déterministe, vous savez que leur destin est scellé, je peux une fois de plus vous l’assurer, mais vous ne savez pas quelle tournure diabolique le piège va prendre pour se refermer sur eux.
Sur leur tombeau.
Jusqu’à ce que je diffuse le film.
Jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à maintenant, amis lecteurs du monde entier, tous branchés sur le site du diable, restez connectés à l’Enfer qui se trouve en vous-même, restez en ligne sur www.welcometohell.world.


Je ne suis que son petit frère, le petit frère du Fils de Pute, mais j’en suis un moi aussi.
Si vous avez cru un seul instant que mon montage consisterait à vous livrer la continuité des événements, tels qu’ils se sont produits dans le bunker, c’est franchement que vous n’avez toujours rien compris à cette expérience précise. Celle-ci consiste à éprouver votre imagination, je vous l’ai dit. Mon montage sera donc isomorphique aux vagues extraits que je vous ai laissé voir les jours précédents.
La seule différence, c’est que je les aurai sélectionnés avec grand soin. Je les aurai extraits de la continuité du flux parce qu’ils en forment des points de cristallisation. Je vais vous montrer le résultat final de chaque étape cruciale. Sans rien d’autre.
Ce sera une fois de plus à vous de combler les trous, vous aurez votre imagination et les quelques images entraperçues ces derniers jours. Un peu de Nuit et de Brouillard.
Nous aimerions que vous soyez le plus créatifs possible.
Je vous ai laissé voir des bribes, souvent insignifiantes : vous avez ainsi pu assister au débouchage de la bouteille, après de longues négociations, c’est le raciste blanc qui l’a ouverte, avant de reposer le couteau dans son coffret. Ils se sont ensuite partagé l’eau et l’acier comme prévu.
Je vous ai montré comment ils ont discuté pour savoir à quel niveau d’intensité il fallait régler la lumière. Ils ont fait plusieurs fois le tour de la pièce, en tâtant les murs, et en se tenant à une bonne distance l’un de l’autre.
Je vous ai fait voir quelques extraits de leurs rares discussions. Puis je vous ai montré le moment où, nourriture épuisée et eau sévèrement rationnée, ils ont dû faire face à la première baisse non contrôlée de la luminosité de la lampe. C’est le moment où ils ont vraiment commencé à se regarder différemment. Je vous ai juste laissé le temps de le comprendre.
Je vous ai également montré la première discussion au sujet de la présence de la Bible. Ce dialogue :
– Pourquoi il a mis cette foutue Bible ici, ce fils de pute ?
– Regarde donc, petit blanc, un peu d’eau, des pains, des poissons, il se prend pour Jésus, il nous joue les miracles de la multiplication.
– Pfouah !
Le raciste blanc vient d’envoyer un énorme crachat sur la Bible.
– Cette saleté de juiverie ! Et on ne peut même pas la bouffer, elle nous sert à que dalle, évidemment !
– Tu te trompes encore une fois, petit blanc.
– Tu comptes prier, négro ? Tu vas nous chanter des gospels ? Tu crois que ce Dieu juif va nous sortir de là, peut-être ?
– Non, mais c’est une putain de grosse Bible. Avec texte en anglais et en latin.
– Latin ! Oui, une putain de saleté de juiverie engrossée à terme.
– Calme-toi donc, leucoderme : regarde la quantité de papier et de carton que cela représente, un, on va pouvoir faire cuire la viande pour éviter qu’elle pourrisse et deux, on va pouvoir économiser encore plus sur le tungstène, baisser la luminosité au minimum et fabriquer des torches, on va s’éclairer avec le papier de cette foutue religion de petits blancs colonialistes. C’est d’ailleurs ce que ce fils de pute a écrit en toutes lettres sur son « mode d’emploi ».
– Pour une fois, bamboula, t’as raison sur un point. Le feu, un autodafé dans les règles ! Voilà ce que mérite cette merde infâme, je reconnais qu’au moins il nous sera utile, le youpin crucifié. Tu vois, les youtres c’est comme les autres races d’esclaves, négro, on finit toujours par leur trouver un usage, les nazis en ont fait du savon et de la fibre, nous on va améliorer un peu notre confort.
C’est là où j’ai coupé. Après quelques secondes d’un silence qui allait durer des heures. Car se retrouver sur l’essentiel c’est bien, obtenir un surplus de lumière et de viande non faisandée, c’est encore mieux.
Mais pour quoi faire ?
Lorsque toute la nourriture aura été consommée et que la lumière sera en train de faiblir pour de bon, ils feront face au même dilemme qu’au départ : le moyen de sortir se trouve implanté dans leur organisme, juste au-dessus du canal de l’urètre, avec des ligaments minutieusement placés.
Pour y accéder, inévitablement, il faut se castrer.
Ou castrer l’autre.
C’est pourquoi la dernière chose que vous avez vue, c’est le moment où, devant l’inéluctable fin de la lumière, il faut se décider à agir. C’est le moment où l’on commence à penser vraiment à un plan. C’est le moment où l’on regarde l’autre différemment. Parce qu’il est le plan.
Et cette fois-ci, au sens propre.


Alors maintenant, flashes en cascade séparés par les noirs-coupure ultraviolents, sans aucune sorte de signal avant-coureur, c’est le film des résultats finaux, le film résumant les conséquences des actes, sans les actes, après celui des actes, sans les conséquences.
C’est le film d’un Médecin du Diable, le film d’un Médecin d’un Camp de la Mort digitale.
Quelle dramaturgie ! Je suis bon pour le Festival de Cannes, où je croiserai tant de mes amis.
Un des tout premiers dialogues :
– Il veut qu’on s’étripe l’un l’autre, dit le Noir.
– Il peut toujours s’accrocher.
Un silence.
– Il va bien falloir qu’on le fasse, reprend le Noir.
– Qu’on fasse quoi ? Et qui ?
– Si on veut sortir, il faudra extraire cette saleté de clé magnétique de nos corps.
– Oui, et ce qu’il veut c’est que l’un d’entre nous réussisse à tuer l’autre pour lui ouvrir le bide et prendre le truc. Je suis d’accord avec toi sur ce point-là. Mais je ne marche pas dans la combine.
– Non ? Même sans s’entretuer il faudra bien qu’on récupère une clé. Tu as une autre solution ?
– Gagner du temps, réfléchir.
– Moi j’appelle ça perdre du temps, petit blanc, il va falloir prendre une décision.
– Et tu veux qu’on fasse quoi, moricaud, qu’on tire à la courte paille ?
– S’il le faut. Ça nous éviterait justement d’avoir à nous entretuer.
Un autre silence.
– Mais il y a peut-être une autre solution, reprend le Noir.
– Une solution à quoi ?
– Une solution pour sortir d’ici, pauvre con, une solution pour sortir ces machins qu’on a dans le corps.
– Et qu’est-ce qui te prouve qu’on les a, ces « machins » dans le corps ? Hein ? gueule le Blanc.
– Parce qu’il aime jouer, et qu’on est recousus juste au-dessus de la bite, brother, tu ferais bien de te calmer.
– Je suis calme et je ne suis pas ton frère. C’est quoi ta solution ?
– Ma solution c’est la méthode japonaise.
– La quoi ?
– La méthode japonaise. On le fait ensemble, sur nous-mêmes, le premier qui trouve le truc demande à l’autre de l’aider à le sortir.
– Tu me parles de ces conneries de gnakwés ? Qu’on se fasse hara-kiri ? C’est ça ta putain de solution ?
– Les Japs disent seppuku. Mais oui, c’est ça, sinon ça finira comme il s’y attend. Et ça, tu sais comme moi ce que ça veut dire.
Ils savent en effet tous deux ce que ça veut dire.
Car tout ici est fait pour le leur rappeler.
Un des principes de base de l’Enfer c’est qu’on ne peut jamais en sortir, on ne peut jamais oublier qu’on y est, même la nuit est analogue au jour, puisque les rêves sont totalement imprégnés, telles des éponges, du cauchemar bien réel de la veille.
Le silence qui scelle ce dialogue est lourd de sens parce qu’il s’agit d’un des tout premiers et des plus longs. Il indique parfaitement en quoi ces hommes ne sont plus que de simples processus agencés par nos soins. Des flux entièrement déterminables, entièrement déterminés.
Déjà, à cette étape, on comprend qu’il est très probable qu’un seul des deux s’en sortira, quoiqu’on ne puisse en être certain tout à fait : une forme de coopération peut-elle prendre place ici, en Enfer ? Ou s’entretueront-ils pour de bon, avec un couteau suisse et une bouteille ?
Observons ces deux objets qui luisent dans la lumière des torches improvisées avec le papier bible. Observons les regards des deux hommes. Reculons pour bien les situer à l’intérieur du bunker. La lumière au tungstène semble avoir encore baissé d’un cran, c’est le moment idéal pour une coupure au noir.


Alors voici le processus à son comble, et bientôt à son terme, voici le flux déterministe de leurs vies.
Voici ce qui ne pouvait faire aucun doute.
Des mouvements, des cris, des souffles forts et rauques, des cavalcades, des coups, des bruits de métal, de verre brisé, des chocs, des ombres qui passent devant l’objectif, découpant en éclairs stroboscopiques la lumière violacée sur les murs et les flammes qui consument deux torches confectionnées avec le papier de la King James Bible.
Le feu, la nuit, deux hommes.
Un couteau.
Une bouteille.
Un livre.
Et la clé.
La clé qu’ils sont chacun l’un pour l’autre.
Des coups. Les souffles entremêlés. Les chocs. Les cris.
Le cri.
Un long meuglement qui s’étrangle dans un étrange gargouillis.
Puis le silence.
Ici, le silence est visible. Rien n’est invisible, tout est donné à voir, même ce que l’on ne peut pas regarder.
Contemplez ce silence cubique, bétonné, implacable, ce silence violet sur les murs, ce silence orangé au bout des torches, ce silence qui coule sur le plancher de béton, autour des silhouettes des deux hommes aux membres emmêlés, immobilisés l’un sur l’autre.


C’est ici que j’ai placé le dernier fade-to-black. Enfin, le dernier contrôlable par mon logiciel de montage. Le vrai dernier, l’ultime fondu au noir, c’est le bunker lui-même qui s’en est chargé.
Cette coupure intervient juste au moment où vous aperceviez un des deux corps se mouvoir un peu sans pouvoir deviner duquel il s’agissait.
Vous le saurez bien assez vite, car vous verrez que ce qui compte ici-bas, ce n’est pas du tout qui a tué l’autre. Puisque les deux sont des assassins.
Ce qui compte, c’est savoir si ce meurtre a sauvé la vie à cet homme, quel qu’il soit.
Alors maintenant, observons attentivement la dernière scène :
Dans la pénombre où la luminosité du papier enroulé en torche fait jaillir des ombres mouvantes sur les murs du bunker, dans le clair-obscur de la lampe au tungstène vivant probablement ses dernières minutes, nous pouvons voir Babrak Maktatadi extraire sans ménagement un objet oblong d’une ouverture de chair frémissante couverte de sang, celui du bas-ventre ouvert de son acolyte, le « petit blanc », dont une main semble crispée à jamais sur un morceau de bouteille fracassée. C’est donc lui l’homme qui va disposer de la clé. C’est lui le vainqueur, c’est lui qui aura eu raison de l’autre.
Mais n’a-t-il pas eu raison de lui-même ?
Il est parvenu à se saisir du couteau, vous ne saurez jamais comment, pour le planter dans la gorge de son adversaire, il a poursuivi le mouvement jusqu’à la trachée-artère. Celui-ci n’est plus vraiment conscient mais un réflexe le fait réagir au moment où la lame farfouille dans son bas-ventre, son corps est pris d’un tressaillement frénétique et son inspiration, à cet instant, ressemble à un meuglement étouffé.
L’objet oblong. L’ouverture contenue dans leurs opacités corporelles encloses dans le Souterrain aux Lumières. C’est la porte de sortie, brother.
Oui, voilà, ouvre-le, approche ta torche de papier afin de mieux voir, extrais la clé magnétique, de forme parallélépipédique, dotée d’un bulbe-aimant à son extrémité. Voilà, ne la perds surtout pas, elle est le seul objet qui permet à la porte secrète de s’ouvrir.
Où est la porte ? Où est la serrure ? Comment se servir de la clé ?
Toutes les réponses sont indiquées sur le plan, bien sûr.
C’est cela, Babrak, sors-le du tube, il est enroulé très strictement sur lui-même, déplie-le, allume vite une autre torche afin de voir au mieux ce qui y est inscrit.
Un plan, très simple, du bunker. Mais sans la moindre indication ni détail révélateur.
Un simple plan.
Et un texte :
– Bonjour, qui que vous soyez. Je suis le Plan. Je ne suis pas ce qui nomme, je suis ce qui explique, je suis ce qui dénombre.
– Le bunker est ce qui vous révèle à vous-même. Si vous prenez la peine d’observer attentivement les murs, vous découvrirez qu’ils sont recouverts d’un très fin quadrillage implanté dans le béton même, formant des cases de dix centimètres de côté. Ce grid, formé par du câble coaxial de dernière génération, sert de moteur magnétique à l’ensemble du fonctionnement du bunker. Dont son ouverture.
– La clé fonctionne très simplement : une fois la « case » active repérée, il suffit d’appliquer le bulbe au centre de celle-ci, le champ magnétique déclenchera alors l’ouverture d’une porte d’un mètre vingt de haut et de soixante centimètres de large, conduisant à un sas à ouverture manuelle puis à une échelle menant à l’air libre.
– Chers amis, ou cher ami, je suis le Plan, je suis ce qui explique, je ne suis pas ce qui nomme, je vous l’ai dit.
– L’objet qui contient l’ensemble des données permettant de reconnaître la case active parmi toutes les autres est un livre codé très simplement par surlignage des mots et des chiffres-clés, c’est un livre que vous avez côtoyé pendant des jours, et voyez comme rien décidément ne peut nous surprendre, ce sont ses dernières pages qui se consument entre vos mains.
– C’est un livre qui nomme. Toujours. Et il n’y avait qu’un seul Livre qui puisse nommer les choses de cet univers, même ici dans le bunker. Surtout ici.
– Il vous reste une chance, cependant, cher(s) monsieur ou messieurs, quel que soit l’état de l’un ou de l’autre : la surface intérieure du bunker et de son grid n’est couverte que de cent cinquante mille cases, plafond compris, où la serrure peut se trouver tout autant qu’ailleurs. Votre camarade, si vous l’avez tué, aurait pu vous aider à vous hisser à cette hauteur. Il vous faudra espérer très fort qu’elle ne s’y trouve pas.
– Cent cinquante mille cases, il vous reste en effet encore une chance. Sur cent cinquante mille. Certes, dans le noir le plus total, c’est plus compliqué : très vite, on ne sait plus du tout où l’on est, et l’on repasse plusieurs fois en boucle sur le même endroit.
– Comprenez bien la démonstration que le Plan vous offre, tout à fait gratuitement : le livre que vous haïssiez tant aurait pu vous apporter les vraies lumières vous permettant de revoir la radieuse clarté du jour. Vous avez préféré le brûler pour la lueur de vos flambeaux dérisoires et vos feux de cuisine.
– Ne perdez pas trop de temps, cent cinquante mille cases si vous comptez bien, ce n’est jamais que cent cinquante mille secondes mais c’est donc à peu près cinquante mille respirations. Prenez bien votre souffle.
Voyez l’« homme » maintenant, l’homme qui vient d’égorger, d’éventrer et de castrer son frère ennemi, voyez l’homme glapir, frénétiquement, tandis qu’il passe en revue toutes les cases possibles de la pièce, la clé magnétique tremblant dans sa main, s’entrechoquant contre le mur, alors que la lumière s’affaiblit avec constance, que seules des étincelles éphémères et des flammèches se consument encore au bout de quelques morceaux de la Bible carbonisée, dont le tortillon noirci qu’il tient entre ses doigts, que la lampe au tungstène vire vers un violet très sombre, que l’homme pleure, s’étouffe de rage et de désespoir, qu’il fait plusieurs fois le tour de la pièce, pris d’une frénésie croissante, agissant dans le plus grand désordre, puis, au moment même où la dernière goutte de tungstène s’évapore, que les ultimes éclats du papier enflammé s’éteignent, que l’obscurité la plus impénétrable tombe sur le bunker et sur lui, son long hurlement d’animal blessé se fait entendre, entrecoupé de sanglots d’enfant appelant une mère invisible à laquelle il n’a jamais cru.
C’est un hurlement qui dure encore, croyez-moi. Il durera toute l’éternité.
Il n’y a que nous ici. Mon Frère et moi.
Il n’y a que nous, les Fils de Pute.
Communiqué no 12
Tout cela n’est encore qu’un début, amis connectés, amis lecteurs, amis flics, amis tueurs.
Amis humains.
Imaginez le rire de mon Frère dès qu’il apprendra le sort que j’ai réservé à ses anciens « alliés ». Je suis sûr, pour le moins, qu’il décidera de prolonger un peu son temps de loisir.
Ce qui accroîtra d’autant mon temps de travail, au sens étymologique, qui plus est.
Et vos souffrances avec.
Nous sommes encore, pour ainsi dire, dans une phase d’entraînement, je ne m’en prends qu’à des « singularités », disons des « phénomènes » humains incarnant les crimes de masse que mon Frère ne cesse d’inspirer.
Ces deux hommes enfermés à jamais dans un endroit qui ne sera découvert que dans quelques milliers d’années, par je ne sais quels archéologues, s’il en subsiste, ces deux hommes ont eu leur chance.
Certes, en cette matière mon Frère et moi privilégions plutôt la rareté et le coût qui l’accompagne que les grandes soldes avant liquidation générale dont nous sommes coutumiers.
Néanmoins cette chance ils l’ont eue entre les mains, si je puis dire, chaque fois qu’ils déchiraient une page pour faire cuire un peu de leur poisson pourrissant, ou lorsqu’il a fallu suppléer la lampe qui s’éteignait lentement par des torches de papier enflammé.
Mais c’est cette Bible qui aurait pu les sauver, cette Bible sur laquelle l’un d’entre eux avait craché, et que l’autre avait effeuillée en premier, cette Bible, qui était comme le point focal de leurs deux haines à la fois antinomiques et isomorphes, oui c’est cette Bible qui contenait le langage qui aurait pu les ramener au jour, c’est en détruisant cette Bible qu’ils se sont condamnés à ne jamais pouvoir sortir.
Je suis le Diable, d’accord, je suis son petit Frère, mais je peux faire ce que je veux des objets, dont je suis le maître. Jamais je n’oserai, comme tant de ces « fils de pute » pauvrement « humains », ouvrir le Saint Livre qui sans doute me condamnerait à la non-existence pure et simple dans l’instant, mais ce n’est pas le contenu de la Bible en soi qui m’intéressait dans cette expérience, c’est le fait que ces hommes, tout comme moi, n’ont vu en elle qu’un objet.
Ils ont parfaitement suivi les plans préétablis. C’est pour cette raison qu’ils ont été punis.
Par eux-mêmes.


Maintenant il est temps de revenir à la pure brutalité, je veux dire au fait brut, celui que nous affectionnons tant, mon Frère et moi. Il existe en ce monde des « humains » qui se prennent pour des prédateurs, et agissent comme tels.
Ils sont des prédateurs, en effet.
Pour des gamines de douze ou seize ans peut-être.
Ils sont parmi les proies de prédilection de mon Frère.
Attendez-vous à une nouvelle disproportion. Attendez-vous au pire.
Attendez-vous à la purification – du mot pyros, dans cette langue que nous vous avons fait bannir de vos écoles.
Pyros. Celui qui purifie, mort ou vif.
Attendez-vous au feu.