Millième jour : Homo Sapiens Sapiens
J’avais marché des semaines, des mois, sans doute des années, et peut-être bien des siècles dans le désert. Le manuscrit ne cessait de s’écrire en moi, sur moi, ma peau, mes os, mes organes, j’étais devenu le processus d’écriture tout autant que la surface d’inscription. J’étais la machine et l’écriture, l’écriture dans la machine, la machine de l’écriture, les deux hémisphères du cerveau invisible étaient sur le point d’être à nouveau corrélés. Je comprenais qu’il s’agissait d’un signe clair au milieu des ténèbres, un signe qui indiquait la réunification imminente, du moins prochaine.
Dans la nuit, tout est désert, et dans le désert, même aux heures les plus brûlantes du midi, tout est nuit.
Pas de repère autre que la nuit/désert, pas d’horizon autre que la nuit/désert, pas de ciel autre que celui du désert/nuit, pas de temporalité autre que celle de la nuit, pas d’espace autre que le désert.
J’avais marché dans les ténèbres en comprenant que c’était ici que se résumait sans doute le sens de l’expérience : la vérité ne se trouve pas, elle se cherche, toujours, et c’est cette recherche même qui crée la vérité, qui en fait une physique expérimentée dans le monde, par le monde, et contre lui. C’est sans doute la raison pour laquelle cette nuit est en fait la véritable illumination.
Je suis la machine à écrire mais je n’écris plus sur le monde qui m’entoure. Je suis dans la machine de l’écriture mais je ne me contente pas de sauter d’une orbite narrative à une autre. J’ai rompu le piège du monde-simulacre, du monde dualisé, du monde divisé, du monde clivé par ma propre aliénation, le monde de la Plage, le monde de la Chambre, la Nuit-Blanche, le Journoir. Je l’ai rompu grâce à un autre piège : je me suis extirpé de cette prison ouverte en osant fonder ma liberté sur l’axe de la cellule qui me retenait prisonnier, et donc en plongeant au cœur même de l’enclosure libératrice. L’écriture est en train de s’incarner en moi et désormais la présence est réelle, elle est partout, elle est le réel.
C’est moi-même qui m’inscris sur la surface impensable de la ténèbre.
Mon corps en son entier reproduit le texte du manuscrit sur ma peau en tatouages de lumière lunaire, mais aussi partout à l’intérieur de moi, sur chacun de mes organes, tout s’extrait de la machine à écrire qui trône au cœur de mon cerveau, tout s’extrait de la machine à écrire dont je suis le cerveau.


C’est sans doute pourquoi je comprends que je m’approche de l’Autre, c’est-à-dire que je creuse sans cesse l’écart ontologique entre les deux faces de mon « je ». Plus l’écart s’agrandit, plus la synthèse aura des chances d’aboutir.
Le monde n’a pas disparu pour laisser place à ce Désert/Nuit infini, il s’est ouvert pour le faire surgir de lui-même, il en était la matrice, ou plutôt l’épiderme, l’exosquelette, le masque, et le monde s’est sacrifié pour se donner à voir tel qu’il est, dans sa pureté ignifuge, sous sa forme parfaitement impersonnelle.
Cette nuit est la véritable nuit, celle qui se cache au cœur du jour le plus lumineux. Elle n’est pas cette inversion que le monde divisé me présentait sous la forme de la Nuit Blanche, elle est la nuit la plus noire de toutes les nuits, elle est la nuit où on voit le plus clair.
Elle est la nuit qui saura vous rendre aveugle.
Ce désert est la seule vraie surface du monde, celle qui se cache en son sein, celle qui se tapit sous sa surface apparente. Elle n’est pas cette inversion que le monde-simulacre me présentait sous la forme de la Plage, cette surface est le désert de tous les déserts, ce désert est le plus infini de tous les déserts, il est le désert que toutes les formes de vie peuvent habiter.
Il est le désert que toutes les formes de vie peuvent détruire.
C’est en cela qu’il est le monde véritable. Il est l’indicateur de l’écart qui se creuse, pour mieux en rejoindre les termes, entre les deux figures dépolarisées de mon « je ».
C’est pour cette raison que la « présence autre » se fait à chaque pas plus nette, plus sensible, plus réelle. Le Désert-Nuit n’a pas d’autre sens que celui que je serai capable de lui donner, il n’a pas d’existence autre que celle dont je vais l’investir, il n’a pas d’horizon sinon celui que je porte en moi.
Il est toutes les directions à la fois, nord-sud-est-ouest, tout est reconfigurable à volonté, ni étoiles, ni lune, ni même l’espoir d’une aube éphémère, aucun repère dans le ciel, aucun repère sur la Terre, il est le monde et pourtant il n’est pas complètement créé. Il est le désert, et pourtant il est peuplé de toutes les créatures qui m’habitent, de toutes les créatures potentielles, de toutes les créatures impossibles, il est la nuit et cependant il semble pouvoir illuminer jusqu’à des planètes situées à l’autre bout de l’Univers, il est la nuit et je suis néanmoins en train de le traverser comme une ville en plein midi.


C’est pourquoi j’ai tant marché, jusqu’à faire probablement plusieurs fois le tour de ce monde, des semaines, des mois, des années. Une poignée de secondes. Et c’est en marchant sans cesse dans le Désert-Nuit que je m’éloigne de mon double spéculaire pour me réunir d’autant mieux à ce qui ne pourra jamais complètement me ressembler, c’est-à-dire moi.
Je marche dans la Nuit-Désert et je sais, je parcours le Désert-Nuit et j’apprends.
J’apprends que toute identité s’élabore sur l’anéantissement de ce double, ce clone. Je sais qu’il faut être étranger à soi pour habiter pleinement la demeure de l’être. On ne peut vivre que dans l’inconnu, plus exactement : on ne peut vivre qu’avec l’inconnu qui vit en soi.
Et si j’apprends cela c’est parce que je parcours l’écart qui me sépare de moi-même, si je sais maintenant que le voyage est lui-même le but de la quête c’est parce que toute recherche consiste d’abord à se perdre.
C’est pourquoi la présence est d’autant plus forte qu’elle est invisible, c’est-à-dire réelle. C’est elle qui m’aide à franchir les espaces indéterminables du Désert-Nuit, c’est elle qui me parle, sans dire un seul mot, c’est elle qui m’apprend tout ce que j’ai à savoir, en ne me livrant que des mystères.
C’est elle.
C’est elle qui est là, maintenant, en moi.
Ou plutôt : c’est bien moi qui suis en elle désormais.
C’est moi qui aperçois ma propre silhouette marchant là-bas, au loin, dans le Désert-Nuit.
J’oscille entre les deux pôles étrangers de mon identité. Cela signifie qu’une nouvelle polarité est à l’œuvre.
Cela signifie que je suis en train de me retrouver.


À genoux dans le sable, les mains dans le sable, les yeux dans la nuit, le feu dans les veines, j’ouvre la bouche pour tenter d’exprimer l’inexprimable.
C’est par longues séquences parfois décousues, puis recousues, que peu à peu le passé se fait jour, que le présent annonce son existence, que le futur lui dicte sa fin.
Il n’y aura plus ni ombres en négatif, ni masques-personnes attendant dans leur hangar, ni images-miroirs creusées dans un mur, ni inscriptions sur la surface même du monde truqué, toute cette cinématique de simulacres, cette galerie d’univers factices, il n’y aura plus de Plage, de Chambre, de Nuit Blanche, de Journoir, de stations touristiques inhabitées, il n’y aura plus de valise, de rame de papier, de machine à écrire, en tout cas plus en tant qu’éléments disjoints cherchant désespérément à établir une relation entre eux.
Tout est en train de se réunifier en moi, je suis cette relation, je suis le monde où non seulement ils coexistent mais où ils ne font qu’un, c’est-à-dire moi.
C’est le moment où je vais parler.
Le moment où je vais me parler.
Le moment où je vais faire de ma parole un acte, un accident ontologique venu du futur.
Le moment où je ne serai pas face à moi-même, à une réplique, une projection, une image, le moment où nous formerons l’identité complète, ni tout à fait une ni tout à fait duale, ni clivée ni divisée, juste totalement singulière.
Ce sera le moment où, enfin, je pourrai rencontrer l’autre qui est moi.


Alors c’est ici que tout commence enfin.
Dans la nuit la plus obscure que ce désert a jamais connue, ce désert qui n’est rien d’autre que la nuit tombée pour de bon sur la Terre.
J’aperçois une ombre dans les ténèbres, une zone noire plus noire encore que le monde.
Que peut-il exister de plus noir que ce monde, que ce monde Désert-Nuit ?
L’unique élément pouvant être plus noir que le monde n’a pas de nom, il n’a pas d’existence propre, il n’occupe pas de place particulière car il pourrait se situer n’importe où, n’importe quand, dans n’importe quelles conditions. C’est une pure béance.
Cette zone noire, c’est la bouche du monde. C’est un trou, un gouffre, un abysse sans fond, elle traverse la planète sans visage de part en part, et je devine que c’est par cette bouche de ténèbres que mon identité réunie va me parler, je devine que c’est mon identité synthétique/disjointe, réunifiée, qui se tapit ici au cœur de l’obscurité, je devine que l’abîme que j’ai creusé dans le corps plein du monde va produire un texte, un récit, une narration, quelque chose qui, probablement, transformera le trou noir en un orifice de feu.
Les mots déjà se cristallisent dans mon cerveau, une vague lueur tremblote au fond du gouffre.
Ce gouffre qui est justement le point de condensation de l’écart creusé entre les deux pôles de mon identité, ce gouffre, ce néant foré dans la ténèbre même, et que je ne cesse de franchir à chaque pas que je fais à la surface de ce monde obscur, ce monde qui s’est habillé des noirceurs infinies de ce qui ne peut être connu.
Car ce qui ne peut être connu est partout à la fois, dans toutes les dimensions de l’espace et du temps, et il maintient tout autant qu’il recouvre le véritable monde.
Ce qui est connu, ce qui est véritablement connaissable est caché.
C’est un secret.
Il est là-bas, au fond de ce puits de mine creusé dans le carbone de la nuit.
Il est au cœur même de l’abîme que je porte en moi.