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La Tour
C’est ce matin-là que je suis né. Ce matin-là, à 8 h 46 et 40 secondes très exactement. C’est aussi l’instant où je suis mort.
Il faut reconnaître que c’était une matinée magnifique, la matinée faite sur mesure pour cette parturition qui suivrait l’arrêt de mes fonctions vitales. Car j’allais naître, et pour cela je devais mourir. Voilà pourquoi je m’étais rendu ici, dans cet endroit unique au monde : pour devenir une dernière fois ce que j’étais.
J’allais devenir humain, le temps de m’effacer de l’existence humaine. J’allais naître, j’allais naître pour mourir enfin et quitter le monde des hommes. J’allais venir au monde pour mieux pouvoir en partir.
Ce n’était pas une raison franchement pire qu’une autre.
Le processus était pour moi devenu une simple habitude. Pour renaître, je devais mourir. Pour pouvoir mourir, je devais renaître. C’est de ce paradoxe que je suis fait, il est ma nature, il est ma conscience, il est ma vie. Il est ce qui se tient au-delà même de ma vie. Il est vrai que je suis un peu plus qu’un être humain, je viens de bien plus loin, mes destinations comme mes origines ne vous sont pas connues.
J’avais tout préparé avec une très grande précision depuis le jour où j’avais appris que les Temps s’en venaient, j’avais tout prévu, tout planifié, de mon premier acte postnatal au dernier geste ante mortem. J’avais tout prévu, tout planifié, car je savais tout. Tout ce qui allait se produire, ici, sur le lieu de ma naissance. Sur le lieu où ma mort prendrait son sens, au-delà d’elle-même.
J’avais tout prévu, tout planifié. Car il était temps de partir, le message avait été clair. Et on obéit forcément aux messages, ils sont là pour ça. Pour qu’on leur obéisse. C’est leur rôle, dans notre corporation. Il fallait donc que je parte. Que je quitte le monde humain. Mission accomplie, observation de l’expérience terminée. Quelques années de répit avant le grand départ, au maximum, de quoi mettre ses affaires en ordre, achever l’opération en cours, effacer toute trace de son passage en ce monde, puis préparer le processus. Car pour nous, qui vivons ici sans y être nés, nos morts et nos vies se succèdent sans trêve, grâce à des technologies dont vous ne pourriez pas même comprendre le début d’un concept de base. Notre « stock » de morts et de renaissances est généralement fixé à l’avance, pour les besoins de la Mission, mais il peut être sujet à des variations. Au dernier tour, notre naissance en tant qu’êtres humains est le prodrome de notre ultime déshumanisation, et notre mort sera le retour vers notre existence initiale. C’est ainsi que nous sommes faits. C’est pourquoi nous vivons parmi vous depuis des millénaires sans que vous puissiez vous douter de quoi que ce soit.
Je dois mourir pour naître à nouveau et je vais donc naître à nouveau comme être humain afin de passer la porte, la porte de la mort, la porte que j’ai franchie à tant de reprises mais que je dois me préparer à ouvrir et refermer pour la toute dernière fois, afin de revenir à mon corps d’origine, c’est-à-dire à la machine biophysique qui est mon identité première.
C’était si simple, en vérité :
J’allais naître en ce beau matin de septembre, il était 8 h 46.
J’allais naître pour pouvoir mourir, j’allais mourir pour pouvoir renaître, j’allais apparaître dans l’humanité pour mieux en disparaître.
On ne joue pas avec la vie et la mort, l’éternité et le chaos sans qu’un véritable défi vous soit jeté en pleine face, on ne s’aventure pas au-delà des limites de la biologie et de la politique sans vivre une authentique plongée dans les abysses qui terminent toute histoire humaine. Un sacrifice. Un éclair. Un souvenir venu du futur. Et ce sacrifice coïncide comme par un fait exprès avec l’instant de ma naissance/mort, ce sacrifice est la tension induite entre les deux pôles impossibles de mon existence, il apparaît déjà à la périphérie de ma vision.
Il y a moi, à 8 h 46 et une poignée de secondes, en ce sublime matin de septembre, moi qui me tiens dans le vaste hall de cette firme juridique dont j’ai oublié le nom, qui n’a aucune importance, sinon comme pierre tombale parmi les pierres tombales. Il y a moi, le ciel bleu et le soleil estival qui réfracte sur toutes les surfaces de verre des tours du centre financier. Il y a moi qui vais naître dans la lumière de ce rayon d’or qui se pose sur l’élégant parquet à la française, au milieu de la somptueuse salle d’accueil d’un de ces multiples cabinets d’avocats internationaux qui ont pris possession du quartier, de la ville, du monde en son entier, et où suis-je donc, me dis-je, sinon au centre du monde, au centre du quartier central de la ville centrale du centre-monde, le centre des échanges et des flux d’informations en tous genres, commerciales, industrielles, financières, policières, techniques et scientifiques, politico-économiques, météorologiques, mafieuses, secrètes, pire encore, le centre de tous les mondes ; alors il y a moi, il est 8 h 46 passées d’une douzaine de secondes, la matinée est d’une luminosité surnaturelle, il y a moi qui vais naître ici même, là où tout va s’agglomérer, tous les mondes, comme lors d’une puissante fusion nucléaire, il y a moi qui me tiens quasiment au milieu de la tour, étage 90, un beau chiffre rond, il y a moi qui annonce aux secrétaires assises derrière leur desk que le monde que nous connaissons va disparaître, avec elles, avec leurs collègues, avec moi, et toutes les personnes présentes ici, il y a moi qui vais naître, parce que je dois quitter l’humanité, mais que j’y suis irrémissiblement lié, il y a moi qui regarde ce point noir dans le ciel, ce point noir qui grossit régulièrement, laissant peu à peu apercevoir sa forme et sa structure, ce point noir qui approche très vite des grandes surfaces de verre derrière lesquelles je souris aux hommes et aux femmes qui circulent autour de moi, leurs toutes dernières pensées grillagées dans les cases d’un tableur ou d’un logiciel de traduction.
Il y a moi, dans la tour Nord du World Trade Center, à 8 h 46 et un peu moins de 30 secondes, il y a moi et il y a l’avion. L’avion qui vient couper le cordon ombilical qui me retenait aussi bien à la fausse humanité que j’avais tant de fois incarnée qu’à mon existence première, celle de l’homme venu des étoiles.
Il y a moi qui vais naître. Alors que tous les autres vont mourir. Il y a moi qui vais pouvoir mourir, alors que tous les autres poursuivront le cours de leur existence. Il y a moi qui vais bientôt rester le dernier humain vivant encore dans cet espace particulier de la tour.
Sauf que je ne suis pas humain.
Je suis en train de m’inscrire comme parcelle d’humanité sur cette Terre, mais en négatif, solarisation d’une silhouette par un flash atomique. L’avion est désormais bien visible, volant à basse altitude droit dans notre direction.
Je vais naître, 8 h 46 et 35 secondes.
Je vais naître. Nous sommes au mois de septembre, il fait beau et chaud.
Je vais naître, en ce 11 septembre, il est 8 h 46 et près de 40 secondes. Il y a une éternité de suspens alors que l’ombre, énorme, se précipite sur sa destination finale, sur son destin, sur nous tous, dans la tour.
L’avion, brutalement, est là, de toute sa présence, de toute sa puissance balistique, de tout son vacarme. Il est bien plus qu’un objet, il est une onde en mouvement. Une onde hurlante qui se fracasse contre la tour. Plus encore, il est cet événement terrible et inconcevable qui vient de traverser la tour de part en part avant que la conscience ait eu le temps de comprendre ce qui se produisait, et même qu’il se produisait quelque chose.
L’éclat et le choc sont indescriptibles, ils déchirent les notions de temps et d’espace. Chaleur, lumière, noirceur, tout n’est que variation dans le flux de l’onde, tout n’est que gradation dans l’intensité de l’événement. Tout n’est que vibration.
Le feu dans le verre, les flammes contre le métal, le métal contre le métal, le feu dans le béton. Le tonnerre des murs qui s’effondrent, des réservoirs qui explosent, le rugissement des flammes, l’épouvante mécanique des aciers fracassés, les hurlements, échos indistincts, qui parviennent d’à peu près partout, presque simultanément, dans le crescendo d’une symphonie de la peur. Et ces monceaux entiers de la tour qui s’effondrent sur moi, dans un nuage de poussière brûlante.
Ça y est, je meurs, je suis né.
Je suis né à la seconde où le monde vient d’imploser.


J’avais tout prévu parce que je savais tout. Je savais tout à l’avance. Avec la précision d’un super-ordinateur. Je connaissais la date et l’heure exacte des impacts depuis des semaines. Vision précognitive et neurocontrôle multimodal de l’intuition. Des techniques qui sont la base de notre formation.
J’avais tout prévu, je savais tout, j’avais donc prévenu mes supérieurs.
J’avais envoyé le message d’urgence via une hyper-ligne de biophotons amplifiés que j’avais branchée vers un relais que je savais en orbite autour de Titan. Les données seraient de là acheminées, décodées, vers le Vaisseau-Mère.
J’avais prévenu mes supérieurs, je les avais avertis, pour ne pas dire alarmés, leur demandant en vain que la sacro-sainte politique de non-intervention qui dictait leur conduite pour les affaires humaines soit révisée.
Mais les lois de l’Exploration anthropo-planétaire sont inflexibles : il faut que la menace mette toute l’espèce en péril pour que des dispositions spécifiques, et dérogeant aux règles élémentaires, puissent être envisagées avec sérénité.
Quatre attentats terroristes simultanés, même de cette envergure, ce n’était pas assez. Cela restait dans le domaine des catastrophes humaines habituelles. L’homo sapiens en avait vu d’autres, j’en savais quelque chose, m’avait-on fait remarquer.
J’avais alors fait valoir que l’événement allait déclencher une guerre qui concentrerait en elle toutes les guerres précédentes, une guerre aussi terminatrice qu’un Déluge, un authentique Armageddon, le danger était réel, j’avais tenté d’éclairer ce schisme particulier entre scientificité et religiosité qui allait précipiter le monde humain dans l’abîme, j’avais expliqué comment les nihilismes positivistes et leur bouclage indéfini l’empêcheraient très vite de poursuivre son aventure technique et scientifique, m’appuyant sur une argumentation véhémente j’avais dessiné les plans de ce qui adviendrait lorsque l’homo sapiens de cette planète finirait par se rabattre sur toutes les transcendances de substitution et les utopies charlatanesques que son imagination était en mesure d’inventer. Il était même probable qu’une sorte de post-religion en kit, sacrificielle et planétaire, vienne jouer les démiurges pour une humanité bientôt perdue dans l’obscurité des incendies. Les derniers siècles que j’avais vécus montraient précisément la ligne typique de progression vers ce point de rupture.
La catastrophe était déjà là, il fallait se rendre à l’évidence. Mais on ne m’avait pas écouté. Pures spéculations, m’avait-on répété. Le Vaisseau-Mère resta sourd à mes multiples demandes, il me rappela sans ménagement que je passais mes toutes dernières années sur la Terre, que je ne devais pas céder au syndrome compassionnel interspécique trop bien connu, la Mission devait continuer, comme elle avait fonctionné durant un millénaire entier, je devais me préparer au retour selon les procédures en usage.
C’est pourquoi j’avais décidé d’agir. D’agir contre. Contre les règles. Contre les procédures, les usages. J’avais décidé de renaître une dernière fois en tant qu’humain, comme prévu par les ordonnances du Départ, mais pas du tout selon les « procédures en usage », pas du tout dans la perspective d’un « départ dans les règles ». J’allais effectuer la pire des trahisons envisageables. Une trahison contre moi-même, contre tout ce que j’étais. De simple observateur, j’allais devenir acteur de l’histoire des hommes. Pire encore, j’allais profiter des quelques mois ou années de sursis qu’il me restait sur cette Terre pour parfaire cette trahison, cette naissance à l’humanité, par le sacrifice, cette ouverture vers la mort, au-delà de ma structure biophysique en attente quelque part, très loin, dans ce que les humains appellent l’Anneau des Astéroïdes.
J’avais décidé de naître/mourir au moment même où un message du Vaisseau-Mère m’avertissait qu’il ne me restait que quelques maigres années d’activité sur la planète des hommes et que le retour était pour ainsi dire imminent.
Les événements semblaient conçus pour établir une conjuration de grande envergure qui dépassait de loin ma pauvre personne, et les six milliards d’humains qu’elle espionnait depuis mille ans.
Les événements semblaient conçus pour tout renverser, tout carboniser, tout détruire.
Comme cette tour.
Cette tour qui tremble encore sous l’impact.
Cette tour dont tous les étages supérieurs sont déjà en feu.


L’avion a pénétré dans la tour Nord exactement quatre niveaux au-dessus de nous, par la face septentrionale, étage 94. Je connaissais tous les paramètres de la catastrophe. Ces quatre étages de distance ne représentaient qu’une barrière très fragile face au monstre qui venait de s’impacter dans la structure, ils furent traversés dans l’instant par l’onde de choc et par des structures métalliques de taille énorme, en feu, projetées à des vitesses tout juste subsoniques. L’explosion des réservoirs éjecta un peu plus de quatre-vingt mille litres de liquide hautement inflammable, et fort bien enflammé, dans les quatre directions de l’espace, portés par un effet d’aérosol à la périphérie de la boule de feu, un peu comme ces bombes « fuel-air explosive » dont s’était servie l’armée américaine dans les sables d’Irak, une décennie auparavant. Les quatre étages supérieurs furent proprement désintégrés net, jusqu’au 98 compris où un énorme incendie se mit aussitôt en action, se propageant à toute vitesse vers le haut. Un quart d’heure après le crash, sous la zone d’impact, les étages 92 et 93 étaient complètement en feu.
Les kamikazes savaient fort bien ce qu’ils faisaient : la masse de l’avion, sa vitesse, le volume du carburant à la fois détonant et hautement inflammable, se consumant jusqu’à des températures de mille deux cents degrés centigrades. Une cible bien haute, bien visible, bien nette, immanquable. Une haute structure de métal, de verre et de béton, fragile. Une haute colonne qui allait se voir sectionnée net par le pouvoir des aciers et des carburants modernes.
Si la dynamique propre aux incendies attira immédiatement le gros des flammes vers le sommet de la tour, la nature particulière du feu liquéfié l’entrava aussi aux lois de la gravité : des jets, des ruissellements, des gouttières, des cascades de kérosène en combustion descendaient vers les étages inférieurs, utilisant les trous creusés par l’accident comme les cages d’escalier, ou les puits d’ascenseur, y allumant sur leur passage autant d’incendies mortels, dans le même temps la fumée et le feu envahissaient systématiquement les étages supérieurs, y emprisonnant tout dans une cage de métal incandescent et d’air irrespirable. Bientôt le toit serait une vaste plaque ardente. Bientôt la tour entière serait une condensation verticale de l’enfer.


Je repris conscience sous un tas de gravats fumants, à proximité du corps d’une des secrétaires avec qui j’avais parlé à peine dix minutes plus tôt. Elle n’était plus rien, sinon un nom qui serait un jour gravé sur un mur mémorial.
Le biosystème greffé entre mes omoplates m’envoya un signal d’initialisation. Voilà. J’avais un nouveau corps. Une nouvelle structure ADN. Un nouveau cerveau. J’avais une nouvelle identité. Un nouveau nom, une nouvelle existence. Je n’avais plus de passé. Il me restait une mémoire. Je n’avais plus d’histoire. Il me restait à l’écrire. Le présent était une zone de destruction totale. Le futur ressemblait à un astre où tous les possibles venaient se consumer.
J’ai regardé la fille allongée près de moi. Des corps, il y en avait partout. Aucun d’entre eux ne bougeait. Et certains n’étaient plus entiers. J’avais bien calculé mon coup. Juste dans la portée de l’onde de choc et des structures diverses soufflées par elle, à proximité des flammes, mais encore assez loin du cœur de l’incendie.
Elle avait de la chance. Elle était d’une seule pièce, et comme moi elle se trouvait sous la zone d’impact, on retrouverait peut-être son corps, tout du moins quelques restes. Ceux qui étaient en train de mourir asphyxiés et carbonisés au-dessus de l’avion, ceux-là étaient déjà des ombres au milieu des ténèbres, ils étaient déjà des cendres, des cendres qui seraient bientôt mixées au béton concassé des tours.
Car je savais tout.
C’est pour cette raison que j’étais ici. C’est pour cette raison que j’étais venu y renaître, après être venu y mourir.
Je savais tout. Je connaissais le déroulement des événements minute par minute, comme si j’avais déjà suivi l’intégralité de la catastrophe sur CNN des semaines à l’avance.
Un écran de télévision branché sur un canal déviant du Temps m’avait envoyé tous les flashes d’informations nécessaires. Pour nous, rien d’extraordinaire, il y a très longtemps que nous avons développé les sciences secrètes du système nerveux central. Il y a longtemps que nous avons su en faire une arme. Un tel événement ne pouvait échapper à cet arsenal de pointe qu’est mon cerveau.
Oui. Je savais tout. Les avions, les horaires, les aéroports de départ, les destinations, les collisions, et la suite. Tout. Où. Quand. Comment. Qui.
Sauf le plus important.
Je ne savais pas ce que moi, j’allais faire. C’était la zone obscure, l’angle mort de mes hyper-intuitions. Je devais venir ici. Je devais y mourir pour y renaître, ultime changement de corps-identité pratiqué non plus dans le calme clinique de mon laboratoire clandestin, mais bien droit planté au milieu de la catastrophe avec un système portatif greffé dans le dos. Je renaîtrais ainsi comme relié à jamais à l’humanité que j’avais jusque-là espionnée tel un entomologiste qui observe une colonie d’insectes. Mais après ? Après cette renaissance ? Rien. Je ne savais rien. C’était ici, je le devinais, que commençait ma zone de liberté, le territoire qui ne s’éclaire que par vos actes, c’est-à-dire au moment, toujours crucial, où à tout instant il peut être trop tard.
La catastrophe était bonne. En cela, elle était bonne. Ce que j’allais faire ne serait sans doute qu’une condensation singulière de ce que les hommes allaient accomplir au cours du siècle qui venait de commencer avec cet avion, et cette tour.
Ce serait imprévu, à peine visible. Ce serait l’inversion terme à terme de ce que les kamikazes islamistes avaient réalisé. Ce serait un secret.
Oui, la catastrophe était bonne.


Ce serait moi, au 90e étage de la tour Nord, à 8 h 46 plus quelques minutes. Il y a les débris pulvérulents d’un avion qui brûlent, de deux à dix étages au-dessus de moi. D’énormes excavations ont été violemment creusées dans les plafonds, les murs et les planchers, les vastes baies vitrées ont volé en éclats sur les quatre faces de l’immeuble, comme les cloisons horizontales séparant les bureaux les uns des autres, tous déchiquetés et soufflés telles des parois de papier, quel que soit leur emplacement d’origine ; les étages situés juste au-dessus des restes de l’avion ne sont plus qu’un unique brasier aux fulgurances blanches comme l’enfer des hautes températures, je ressens sa violente chaleur qui enveloppe mon nouveau corps d’un souffle brûlant, je la ressens dans chaque volume de l’atmosphère empoussiérée que je respire, je la ressens comme un tison planté dans le moindre neurone branché sur ce qui est en train de se passer, ici, et maintenant. Je sais qu’il me reste peu de temps avant que les étages du dessous connaissent le même sort que ceux de la zone d’impact et des niveaux immédiatement supérieurs, ceux qui me séparent de cet échelon de l’enfer sont partiellement en flammes, celui où je me tiens est déjà constellé de nappes de feu liquide, de micro-incendies qui s’allument un peu partout, sinuant en corolles ardentes sur ce qui subsiste des murs, ou en flaques aurifères sur le plancher fissuré de toutes parts, au milieu de nuées brunes et grises qui planent en tous sens. Là-haut, au-dessus de moi, des orifices de tailles diverses laissent entrevoir un paysage d’apocalypse, avec des tornades incandescentes s’entortillant sur les piliers mis à nu de la structure, des tunnels de lumière vibrante de chaleur extrême, des boules de flammes palpitant comme des cœurs nucléaires en fusion, le tout enveloppé de lourdes nuées grises qui montent inlassablement à l’assaut des étages, dans les failles, les interstices, par les vastes étoiles déchiquetées, le long des structures de métal de la tour rampe le feu liquide, comme l’or en fusion au sortir de la forge.
Je viens de naître au milieu de l’Enfer, je viens de naître au milieu du monde des Hommes.