15
Contact
Le 1er juin au
plus tard, dans le langage du Vaisseau-Mère cela signifie que le
signal pourra être émis quelques jours avant ou après cette date.
Elle représente le point temporel optimal que les intelligences
quantiques ont calculé. Elle indique le moment où nous devrons être
prêts à recevoir le signal. C’est la coordonnée qui indique quand
nous serons synchronisés avec le Vaisseau-Mère.
Vu que rien n’est venu avant, cela se produira
donc après.
Et cela se produit ainsi : le jour même de
l’anniversaire de Lucy. À l’heure du goûter, vers quatre heures,
j’installe la tente-abri de telle manière qu’elle soit bien rangée,
propre, digne de recevoir cette fête pas comme les autres. Vu que
je commence à être à court de cash, son cadeau est une simple
poupée amérindienne achetée chez un artisan, au bord de la route.
En revanche, je lui offre un énorme gâteau d’anniversaire, un
tiramisu comme elle les aime, déniché à Labrador City, un miracle
d’avoir trouvé cette boulangerie fraîchement ouverte. J’ai même pu
avoir dix bougies roses et blanches for
free.
C’est pratiquement au moment où je viens de
découper les parts pour les poser dans nos petites assiettes de
carton que le signal m’est envoyé.
Net. Lumineux. Irrémissible.
Un long train d’ondes. Du code photonique. Des
gigaoctets d’informations par micro-seconde, c’est l’ultime
modification, la dernière phase du retour biologique à ma nature
d’avant, ma nature naturelle. Cela
surgit en un flash biophysique, une radiation qui me traverse
littéralement de part en part, cette radiation c’est mon
nouveau/ancien corps, complété, enfin prêt au départ, qui a
définitivement supplanté les métabolismes humains.
Je réalise que l’aurore boréale de la nuit
précédente était un signe avant-coureur, une lumière d’initiation
et de préconfirmation : le Vaisseau-Mère a dû connaître son
occurrence, s’il ne l’a pas tout bonnement déclenchée.
Et ce que je reçois c’est une aurore boréale qui
envahit tout le ciel de mon cerveau.
Le signal est très clair.
Cela se produira demain soir, 7 juin, vers
minuit. Près d’une ville nommée Churchill Falls, plus loin encore
dans le Labrador, le long de la route 500.
Demain.
Demain dans la nuit.
Demain.
Demain, dans un jour.
Route 500, direction Churchill Falls, le
soleil est déjà haut. Au petit matin, j’ai calmement tout plié et
rangé dans le Dodge, nous avons avalé notre dernier petit-déjeuner
sur cette Terre devant les premiers rayons du soleil et nous avons
pris la route. J’ai tout de suite ressenti une impression
singulière. Quelque chose semblait se détacher de moi, et ça ne
pouvait être que moi.
Je me suis arrêté sur une esplanade de repos, sur
le bord de la Translabrador Highway, je reprends la rédaction de
mon carnet de bord de l’année en cours. Cela aura été le journal
annuel le plus disloqué que j’aurai tenu. Même au cœur des conflits
les plus sanguinaires que j’ai connus, plusieurs croisades, la
guerre de Cent Ans, les campagnes d’Italie du Roy
François Ier, les guerres de
religion, la guerre de Trente Ans, la guerre de Course entre
l’Angleterre, la France et l’Espagne, les campagnes napoléoniennes,
sans parler de l’époque moderne, oui, tout au long de ces massacres
que j’ai vécus aux côtés des hommes que j’observais mourir, que
j’observais tuer, je suis parvenu tant bien que mal à me fixer une
discipline de fer concernant la rédaction de mes volumes.
Mais depuis que Lucy Skybridge est entrée dans mon
existence, par un avion et une tour en feu, le suivi de mon long
récit millénaire, peu à peu, s’est effrité.
Les derniers mois n’ont reçu en tout et pour tout
que quelques paragraphes, et des phrases isolées, des aphorismes,
des mots qui parfois ne livrent leur sens que par les sonorités
qu’ils forment, non seulement sur le plan de la réalité syllabique,
mais comme des ondes faisant vibrer des instruments, des voix,
d’autres sons, d’autres mots, postés aux limites du verbe
explicite. De la poésie ?
Pourquoi pas, après tout ?
Je prends conscience qu’écrire ne consiste pas à
imiter la réalité positive du monde mais à le creuser d’une
positivité autre, qu’il nommera
probablement « négativité » sans comprendre qu’il s’agit
d’un saut quantique, un saut dans les rivières magnétiques et les
aurores boréales.
C’est là le sens de ces mots qui é-voquent, qui font surgir une voix qui ne me
semble pas mienne.
C’était le sens de l’Aurora
borealis.
Elle était le Chant de la Terre, mais sa musique
s’électrifiait dans le Ciel.
Sur l’autoradio, on joue des airs de country, de
la pop canadienne, du blues texan. L’Amérique est fractale, chaque
point contient toutes les informations de la carte. Les territoires
sont des phénomènes naturels, des ondes en mouvement, en Amérique c’est le territoire lui-même qui est
nomade.
Le soleil est déjà bien jaune derrière les arbres,
le ciel claque, acrylique monochrome bleu azur.
Allez, il est temps de reprendre la route.
Ou plutôt, de laisser la route nous
reprendre.
La station Irving est splendidement isolée au bord
de la route qui traverse l’épaisse forêt d’épinettes. On ne voit
qu’elle, des centaines de mètres à l’avance. Un objet de chrome et
de plastique qui scintille comme une météorite tout juste tombée au
milieu des arbres.
C’est une ville, ici. Quatre pompes à essence, une
épicerie, un éventaire de journaux, un cabinet de toilette, un
atelier de mécanique, un hangar d’aluminium. Il y a même une
maisonnette en retrait, au bout du parking qui jouxte la
station.
Il doit bien y avoir trois ou quatre habitants
dans le coin, en comptant le vieil Indien qui remplit mon réservoir
puis compte scrupuleusement mes derniers dollars américains.
Nous avons à peine parcouru une centaine de
kilomètres depuis notre départ, ce matin. Un tiers du trajet. Je
roule très cool, je m’offre des arrêts purement contemplatifs, dès
que le paysage nous donne à écouter le chant de la Terre et du
Ciel, dès que la Beauté surgit d’une épine rocailleuse ou d’un
massif d’érables, je me suis arrêté une seconde fois pour écrire
sur le bord de la route 500, non seulement rien ne m’arrête,
mais plus rien ne m’oblige à ne pas m’arrêter.
Je ne suis plus un homme en fuite, je ne suis plus
un alien sur le départ, je ne suis plus
pourchassé, je ne suis plus ni proie ni prédateur, je suis déjà
hors du monde, c’est la force d’inertie et la gravité des astres
qui seules me guident désormais, je suis sans plus la moindre
résistance, je suis déjà un évadé, que
pourront-ils faire maintenant, même si jamais ils nous
retrouvaient ?
Que pourraient-ils faire contre mes pouvoirs
métacorticaux revenus à leur plein rendement ? Que
pourraient-ils donc faire contre le Vaisseau-Mère ? Que
pourraient-ils bien faire contre leur propre futur ?
Lorsque midi fut passé de quelques minutes j’avais
parcouru cent cinquante kilomètres depuis Labrador City, je notai
que nous avions franchi tout au plus la moitié du chemin jusqu’à
Churchill Falls, la lenteur semblait devenir notre alliée, la
lenteur nous protégeait de ce que les hommes en costume sombre
croient savoir sur les courses-poursuites, nous serions non
seulement dans les temps, mais parfaitement synchrones. La
stratégie habituelle : un repérage express dans la ville puis
l’extraction hors des zones urbanisées, droit vers les
montagnes.
La nuit tomberait sur nous au moment où nous nous
perdrions dans les hautes forêts d’épinettes. Nous nous fondrions
dans le secret de la Terre, nous nous fondrions dans le secret de
la Nuit, le secret de la Nuit et celui de la Terre se fondraient
l’un dans l’autre, avec nous en leur sein.
Nous n’aurions plus qu’à attendre l’heure fixée
par le Vaisseau-Mère.
Nous n’aurions plus qu’à attendre la lumière qui
descendrait du ciel.
Nous n’aurions plus qu’à la laisser nous
prendre.
– Est-ce que dans votre monde il y a aussi
des terroristes ?
Étrange. Cela fait bientôt trois ans que nous nous
cachons des hommes et de leurs méfaits et ce n’est qu’aujourd’hui,
le jour du Grand Départ, qu’elle engage la conversation sur ce
sujet.
J’émets un petit rire, purement réflexe.
– La question ne se pose pas vraiment en ces
termes, Lucy.
– Ah ! Et comment, alors ?
Mon petit rire s’éteint lentement.
– Un monde comme le nôtre et des
« hommes » comme ceux-là ne peuvent absolument pas
coexister, c’est une sorte d’impossibilité physique, si tu veux. Ou
bien les civilisations planétaires survivent en devenant les
instruments de la Grâce, ou elles meurent en se suicidant, de façon
plus ou moins rapide. Un « terroriste » ne peut voyager à
la vitesse de la lumière. Ni la vitesse ni la lumière ne veulent de
lui. Ils sont condamnés à ramper dans l’enfer qu’ils créent sur
leur propre globe.
La petite ne répondit rien mais, plus que du
soulagement, je perçus dans la détente de son corps comme la
compréhension sereine, joyeuse, joueuse, que les destructeurs de
tours, les assassins de sa mère, n’accéderaient jamais à rien de
beau ni d’éternel.
Je tournai la tête vers elle et lui offris un
franc sourire :
– Ils font mumuse dans le kérosène en
flammes. Pour les siècles des siècles. Faudra que des ONG
caritatives pensent à leur envoyer une poire pour la
soif !
Et cette fois, mon rire explosa dans l’habitacle,
comme un avion-suicide retourné à ses envoyeurs.
Churchill Falls. La rivière. Les rapides. Les
chutes. L’eau en mouvement sous la lumière de notre dernier jour
sur la Terre.
Churchill Falls. La destination finale. La
dernière cité. Les ultimes heures. Je m’offre un dernier plein, une
dizaine de kilomètres avant l’entrée dans la cité. Plus de
cash ? Tant pis, aucune importance maintenant. Ils
peuvent bien décrypter mon code bancaire dans la seconde, j’aurai
toujours ce coup d’avance sur eux. Ce sont sans doute de bons
sprinteurs, mais personne ne peut me battre au jeu d’échecs,
personne d’humain, en tout cas.
Le soleil entame sa lente descente sur l’horizon
lorsque nous arrivons en vue de la ville. L’horizon, désormais, est
une horloge et non plus une ligne géographique, il est la
représentation parfaite du territoire américain, nomade par
nature.
Environ une heure à sillonner la ville, en
essayant de me fondre au mieux dans le flux de la
circulation.
Je veux être sûr.
Je veux savoir si les SUV noirs sont là.
Je veux savoir si les hommes en costume sombre
sont arrivés jusqu’ici.
Je veux qu’ils le soient.
Et je sais qu’ils sont là.
Ils sont là.
Juste ici.
Une autre pompe Irving.
Je les ai repérés.
Ils m’ont vu.
L’heure est venue. L’horizon est là.
Tout converge, enfin.